Tunisie : Marzouki, Jebali, Ben Jaafar ou les triumvirs de Carthage
Moncef Marzouki, le président pressenti, Hamadi Jebali, son futur Premier ministre, et Mustapha Ben Jaafar, qui vient d’être élu à la tête de l’Assemblée, ont déjà travaillé ensemble dans l’opposition. Comment vont-ils diriger le pays demain ?
Jour mémorable que ce 22 novembre, séance inaugurale de l’Assemblée nationale constituante (ANC), présentée par Fouad Mebazaa, le président provisoire sortant, comme la première session de la IIe République. Vainqueurs des élections du 23 octobre, le parti islamiste Ennahdha et deux partis de gauche, le Congrès pour la République (CPR) et Ettakatol, ont formé une coalition qui leur assure une confortable majorité à l’ANC où sera élu, au début de décembre en principe, le nouveau président de la République tunisienne, Moncef Marzouki (CPR), 66 ans. Ce dernier désignera un gouvernement dirigé par Hamadi Jebali, l’actuel secrétaire général d’Ennahdha, âgé de 62 ans.
La démission du gouvernement provisoire présentée par Béji Caïd Essebsi le 23 novembre a été aussitôt acceptée par Mebazaa. La veille, Mustapha Ben Jaafar (Ettakatol), 71 ans, avait été élu président de l’ANC, où le vote à bulletin secret donne une idée du rapport des forces : 145 voix pour la coalition majoritaire, 68 voix pour la minorité hétérogène qui a voté en faveur de l’autre candidate, Maya Jribi, secrétaire générale du Parti démocrate progressiste (PDP).
Geste inédit : sitôt prononcé son discours d’investiture, Ben Jaafar a invité Jribi à s’adresser aux parlementaires depuis la tribune. « Nous allons nous comporter en opposition agissante et constructive », a-t-elle promis. Autre symbole : la présence d’Ahmed Mestiri (86 ans), Ahmed Ben Salah (85 ans) et Mustapha Filali (90 ans), ministres de Habib Bourguiba au lendemain de l’indépendance et qui ont soutenu la révolution du 14 janvier. À leurs côtés, Yadh Ben Achour, le président de la (défunte) Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, et Kamel Jendoubi, le président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), appelée à devenir permanente après l’organisation réussie du scrutin du 23 octobre.
Ghannouchi de retour d’Alger
Près du trio Marzouki-Jebali-Ben Jaafar, Rached Ghannouchi, qui ne brigue aucune fonction officielle, demeure omniprésent au côté du secrétaire général d’Ennahdha. Présent à l’ANC, le « Cheikh » rentrait d’une visite de trois jours à Alger, où il s’est entretenu pendant plus de quatre heures avec le président Bouteflika, assurant que son mouvement n’a pas l’intention d’exporter sa révolution.
Si les coalisés n’ont pas le même background idéologique – conservateur pour Ennahdha, progressiste pour le CPR et Ettakatol –, ils ont appris à travailler ensemble à l’époque où ils étaient dans l’opposition. Marzouki et Ben Jaafar, tous deux professeurs de médecine, ont été parmi les rares hommes de gauche à dénoncer la répression qui s’est abattue sur les islamistes dans les années 1991-1994, alors qu’ils étaient respectivement président et vice-président de la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme (LTDH).
À la veille de la présidentielle de 1994, où Ben Ali s’était attribué plus de 99 % des voix, le tandem, devenu gênant, est écarté de la direction de la Ligue. La même année, Ben Jaafar crée son parti, le Forum démocratique pour le travail et les libertés (Ettakatol), dont Marzouki devait être l’un des cofondateurs. Mais ce dernier s’exile pour fonder le CPR, à Paris, et multiplie les contacts avec Ghannouchi, alors à Londres. Pour permettre au mouvement islamiste de travailler avec l’opposition, Ettakatol, le CPR et le PDP engagent avec lui un débat au sein du Collectif du 18 octobre pour les droits et les libertés (2005-2007), où ils s’accordent sur un certain nombre de principes, dont la sauvegarde du Code du statut personnel.
Après la chute de Ben Ali, la proximité de vues entre Ennahdha, le CPR et Ettakatol se précise autour de la défense des objectifs des jeunes révolutionnaires, et leur alliance se profile avant le scrutin d’octobre. Alors que Marzouki et Ben Jaafar briguent la présidence de la République, Ennahdha fait pencher la balance en faveur du premier. Le chef d’Ettakatol se plaît finalement au perchoir, estimant que c’est là qu’il pourra le mieux exercer son entregent.
"Un homme du peuple"
Avec Marzouki, l’ambiance va changer au palais de Carthage. Le futur président, qui n’a jamais porté de cravate, promet de rester « un homme du peuple ». Réputé intransigeant, il sait toutefois reculer. Alors que le CPR revendique le ministère de l’Intérieur, Marzouki y renonce face au tollé que cette idée suscite dans les milieux de la police. De même, après s’être targué d’être celui qui nomme le Premier ministre, il s’est rendu à l’évidence : ce dernier est le secrétaire général de la première force politique du pays, qui penche pour un système parlementaire. « Le président ne doit pas être là que pour la forme, mais il ne faut pas non plus qu’il soit dominant, comme sous l’ancien régime », a-t-il concédé.
La lutte commune contre Ben Ali et durant la période postrévolutionnaire a aidé les trois partis de la coalition à s’accorder sur les grandes lignes d’un programme de gouvernement : règlement de la situation des familles des martyrs et des blessés, relance de l’économie, lutte contre le chômage des jeunes, réforme des ministères de l’Intérieur et de la Justice. D’après les informations qui filtrent, le ministère de la Défense devrait garder son titulaire, Abdelkarim Zbidi. Il en serait de même pour la Banque centrale, dirigée par Mustapha Kamel Nabli, ancien économiste en chef à la Banque mondiale. Les Affaires étrangères et la Justice reviendraient à Ennahdha. Ettakatol obtiendrait les Finances, le Tourisme, le Commerce, la Formation et l’Emploi, ainsi que le secrétariat d’État aux Affaires étrangères chargé de l’Europe. Le CPR devrait hériter des Transports, de l’Environnement, de la Fonction publique et des Sports. Des indépendants seront appelés à la tête des ministères de la Femme, de l’Éducation et de la Culture. Le ministère de l’Enseignement supérieur pourrait être attribué à un indépendant proche d’Ennahdha. Enfin, des technocrates pourraient diriger certains ministères, comme l’Industrie.
Ces débuts placés sous le signe de la démocratie et de la concorde rassurent les Tunisiens, qui y voient le gage d’une stabilisation politique et d’une reprise de l’économie.
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