Baha Kikhia : « Où est mon mari ? »

L’épouse de Mansour Kikhia, l’ancien opposant de Mouammar Kadhafi ne désespère pas de savoir ce qui est arrivé à son mari, enlevé en 1993 au Caire. Et demande aux nouvelles autorités libyennes de faire la lumière sur les circonstances de sa disparition.

Baha kikhia et sa fille Jihane, dans les locaux de Jeune Afrique, le 10 octobre, à Paris. © Camille Millerand pour J.A.

Baha kikhia et sa fille Jihane, dans les locaux de Jeune Afrique, le 10 octobre, à Paris. © Camille Millerand pour J.A.

Publié le 1 décembre 2011 Lecture : 9 minutes.

Mansour Kikhia, alors âgé de 63 ans, a disparu le 10 décembre 1993 au Caire et n’est jamais réapparu. Il se trouvait dans la capitale égyptienne pour participer à un colloque sur les droits de l’homme dans le monde arabe. Ancien ministre libyen des Affaires étrangères, il avait rompu avec Kadhafi en 1980. Depuis, vivant en exil avec sa femme et leurs enfants, il militait pour un régime démocratique dans son pays, tout en se tenant à l’écart des entreprises de désta­bilisation de la Jamahiriya téléguidées par des services extérieurs.

L’enlèvement de l’opposant libyen rappelle immanquablement l’affaire Mehdi Ben Barka. On y retrouve les mêmes ingré­dients. À ceci près : il n’y a pas eu d’affaire Mansour Kikhia. Hosni Moubarak, chez qui le forfait a été accompli, était à l’évidence coupable, ou à tout le moins responsable. Mais il n’y a pas eu de rupture diplomatique fracassante entre l’Égypte et la Libye. De même, point de mobilisation de l’opinion internationale. J.A. avait été presque seul à l’époque à avoir révélé le scandale et suivi les démarches de la famille pour retrouver la trace du disparu. Ahmed Ben Bella fut sans doute l’unique personnalité à intervenir en ce sens auprès de Kadhafi, lequel avait réagi par une rafale d’insultes sur le « traître ». Mais l’ex-président algérien n’avait pas apprécié qu’on évoque sa démarche, soucieux de ne pas s’aliéner son « ami Kadhafi ».

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Aujourd’hui que le « Guide » n’est plus là pour corrompre les États et les consciences, on devrait connaître enfin la vérité sur l’affaire Mansour Kikhia. C’est ce que n’a cessé de réclamer sa famille depuis dix-huit ans. On attend des dirigeants de la nouvelle Libye qu’ils répondent à cette exigence. Comme le dit son épouse, Baha Kikhia, il y va de leur honneur et de leur crédibilité.

Jeune Afrique : Comment avez-vous réagi à la mort de Mouammar Kadhafi ?

Baha Kikhia : Je l’ai appris immédiatement en regardant Al-Jazira. J’ai été surprise par une fin aussi rapide. On croyait qu’il allait résister, qu’il avait les moyens – les hommes, les armes et l’argent – pour tenir longtemps, et voilà qu’il est attrapé dans une sorte d’égout… Ironie du sort ou justice divine, lui qui assimilait son peuple à des « rats » et ses opposants à des « chiens errants » a connu une fin d’animal traqué. Pour autant, les scènes de son lynchage diffusées à la télévision ne m’ont pas du tout réjouie et m’ont même paru insupportables.

Il est quand même l’assassin de votre mari…

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Qu’il ait commandité et organisé l’assassinat de Mansour, il n’y a aucun doute là-dessus. Il est clair également que la disparition du tyran est une délivrance pour la Libye et les Libyens. Mais elle ne me réjouit pas, car je suis incapable de me réjouir de la mort de quelqu’un. Ma fille Jihane [24 ans, NDLR] a réagi de la même manière. Rachid [son fils, 28 ans], plus traumatisé que nous tous par le drame qui a frappé notre famille, se tenait à l’écart de tout ce qui concerne la Libye. Ses premiers mots à l’annonce de la mort de Kadhafi : « Enfin, on va connaître la vérité ! »

Avez-vous reçu des informations sur le sort de votre mari après la chute du régime de Kadhafi ?

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On nous a rapporté des versions sur l’enlèvement qui varient plus ou moins avec ce qu’on nous avait raconté à l’époque du drame, ainsi que des spéculations sur le sort de Mansour. Un ancien prisonnier l’aurait rencontré dans une prison à Shahat, à proximité d’El-Beïda. Un autre aurait assuré qu’il s’était trouvé avec Mansour jusqu’en 2001. Plus d’un affirment que mon mari serait encore en vie. On nous a dit encore que des enquêtes menées sur les instances du Conseil national de transition [CNT] n’ont pas confirmé ces assertions contradictoires, qui restent des rumeurs.

Que sont devenus les personnages qui ont été mêlés à l’enlèvement au Caire ?

Je n’ai aucune nouvelle de Youssef Salah Nejm. Mais Ahmed Salim Naama, lui, qui sait tout de l’affaire, vit confortablement à Paris.

Vous aviez été reçue par Kadhafi à Tripoli. Comment la rencontre avait-elle été organisée et que vous avait-il dit ?

C’était en juin 1994, sept mois après la disparition de Mansour. J’habitais en France, et le colonel m’avait adressé une invitation par le truchement de l’ambassade de la Jamahiriya à Paris. Son initiative intervenait après la publication de mon interview dans Jeune Afrique, parue en couverture sous le titre : « Kadhafi, où est mon mari ? » [no 1725, du 27 janvier au 2 février 1994]. J’avais accepté de me rendre à Tripoli accompagnée de ma sœur et de Tamara Kohns, une militante américaine des droits de l’homme, amie de Mansour. Une Mercedes de l’ambassade était venue nous chercher à Garches, où je résidais, pour nous conduire à Orly.

À l’époque, la Libye était soumise à des sanctions internationales, et c’est dans un avion de Tunisair que nous avons gagné Djerba, où nous attendait une escadre de quatre limousines pour nous amener à Tripoli. Nous sommes descendues à l’hôtel Mehari, et c’est le surlendemain dans la soirée que le colonel nous a reçues sous sa tente, à Bab el-Aziziya. Il a engagé la conversation par ces mots : « Je suis toutes vos déclarations. » « Moi aussi ! » ai-je répondu, avant d’enchaîner : « Combien avez-vous d’enfants ? — Cinq. — Que Dieu veille sur eux. Vous savez, il n’y a rien de plus terrible pour un père que d’être privé de son enfant ou pour un enfant que d’être privé de son père… » Il écoutait, impassible. J’ai poursuivi : « Vous êtes un Bédouin et, comme tous les Bédouins, vous devez placer les valeurs d’honneur et de noblesse au-dessus de tout. Si, au nom de ces valeurs, un homme se met sous votre protection, vous ne pouvez lui faire, fût-il votre pire ennemi, le moindre mal. Imaginez donc que Rachid, le fils de Mansour, vous demande : “Où est mon père ?” » Ici, le colonel a consenti à répondre. Exactement ceci : « Il est vivant, si Dieu le veut. » J’ai bondi : « Comment le savez-vous ? — Comme vous m’avez demandé d’imaginer la question, je me suis exécuté et j’ai imaginé également la réponse. »

Kadhafi me dira encore : « Mansour est mon frère. Nous avons mangé dans la même guessaa [plat en terre dans lequel mangent ensemble les paysans]. Je l’aime et il m’aime. Il n’a jamais été un opposant… » Je l’ai interrompu : « Non, Mansour est un opposant, parce qu’il n’est pas d’accord avec vous sur la manière de conduire le pays et plaide pour des institutions démocratiques… » Il m’interrogea à son tour : « Combien avez-vous d’enfants avec Mansour ? — Rachid et Jihane. — Le choix du prénom de la fille, c’est bien sûr en hommage à la femme de Sadate… — Détrompez-vous, c’est le prénom de ma mère ! »

Avec ses filles Jihane (à g.) et Maya, née d’un premier mariage, le 10 octobre à Paris. (Crédit : Camille Millerand pour J.A.)

Le colonel était flanqué de plusieurs personnages, dont Abdallah Senoussi [le patron des services de renseignement] et Mohamed Hijazi, ministre de la Justice. Il a fait un signe à Senoussi, qui a apporté un paquet de photos qu’il a étalées sur une table. On y voyait Kadhafi et Mansour au milieu d’autres dignitaires : « Qu’en pensez-vous ? » m’interrogea le colonel. J’ai répondu : « Vous allez vous mettre en colère : de vous tous, Mansour est le plus beau ! » Il a souri.

Il n’était pas loin de minuit. Dehors, la pleine lune dans toute sa splendeur. Il m’a demandé : « Comment avez-vous trouvé Tripoli ? » Comme je n’avais rien à dire, j’ai désigné la lune : « Elle est magnifique, elle est plus belle qu’en Syrie… — Mais nous ne saurions jamais vous égaler dans les belles paroles ! »

Je suis revenue à la charge : « Où est Mansour ? — Demandez-le à la CIA et aux Égyptiens ! » J’ai insisté : « Mansour est un citoyen libyen, et, au moins à ce titre, vous devez vous enquérir de ce qu’il est devenu auprès des responsables égyptiens. » Il est revenu sur mes enfants pour me demander s’ils n’avaient besoin de rien. J’ai répondu que je m’en occupais et qu’on aimerait seulement disposer des biens de Mansour bloqués en Libye avant même sa disparition. J’ai ajouté que j’avais effectué des demandes auprès de la représentation libyenne en France pour que Rachid et Jihane aient leurs papiers, comme l’a toujours souhaité leur père. Mais que j’avais essuyé un refus au motif qu’« un tel droit ne pouvait profiter aux enfants des chiens errants »… Kadhafi a aussitôt ordonné à Senoussi de nous donner des passeports. La rencontre a duré une bonne heure.

Avez-vous demandé à revoir Kadhafi ?

À plusieurs reprises, sans résultat. Et chaque fois, c’est Moussa Koussa [patron des services extérieurs, puis ministre des Affaires étrangères] qui me recevait et se chargeait de transmettre au « Guide » mes messages. Il m’a reçue successivement les étés 1994, 1997, 1998 et 1999, et se montrait toujours d’une grande courtoisie. Au cours de l’une de ces rencontres, je lui avais remis une lettre contenant les questions sur des personnages, dont Nejm, qui avaient cherché à voir mon mari le jour de son enlèvement. Koussa avait aussitôt transmis ma lettre, et j’avais dû le revoir parce que Kadhafi réclamait des précisions : pourquoi Nejm ? Qui le met en cause ? Etc.

Que vous avait dit Moussa Koussa sur le sort de Mansour ?

D’emblée, il m’avait assuré qu’il ne connaissait rien de l’affaire.

Qu’ont donné vos démarches aux États-Unis ?

Grâce à Tamara, j’avais obtenu le concours [gracieux] d’un grand avocat, William Rogers, ancien secrétaire d’État, aujourd’hui disparu. Arguant de ma qualité de citoyenne américaine, il avait saisi tous ceux qui étaient susceptibles de fournir des informations sur le sort de mon mari ou d’enquêter sur sa disparition. J’avais été reçue par Anthony Lake, le patron du Conseil de sécurité nationale sous Clinton. Le président lui-même m’avait écrit au lendemain de l’enlèvement, puis m’avait reçue avec les enfants en 1995. En 1997, deux fonctionnaires appartenant, m’ont-ils déclaré, au département d’État et à la CIA se sont présentés à mon domicile, à Washington. Ils venaient m’annoncer que Mansour avait été « malheureusement tué au début de 1994 et son corps détruit ». Puis ils m’ont remis un simple papier sans en-tête ni aucune mention officielle reprenant ces conclusions. J’ai immédiatement réclamé des preuves, en vain. J’ai téléphoné alors à Anthony Lake, sans résultat.

Pensez-vous connaître enfin la vérité aujourd’hui ?

Une chose est sûre : la vérité sur le destin de Mansour Kikhia se trouve en Libye. Et aujourd’hui toutes les conditions sont réunies pour qu’on sache s’il est vivant ou s’il a été assassiné. Dans ce dernier cas, nous avons de fortes chances de découvrir dans quelles circonstances et où se trouve sa dépouille. De nombreux responsables du régime ont fait défection. Le CNT a les moyens de savoir et a toute latitude pour diligenter les enquêtes nécessaires. Il y va de sa crédibilité. C’est en matière de droits de l’homme que le monde jugera si le nouveau régime est différent du précédent, et il sera sur la bonne voie s’il commence par faire la lumière sur les graves violations qui ont jalonné les années Kadhafi.

L’affaire Mansour Kikhia est emblématique à cet égard. Plus qu’une victime, Mansour était un précurseur. Il s’était totalement investi dans la lutte pour les droits de l’homme et pour les valeurs démocratiques qui ont fini par s’imposer en Libye. Ce n’est pas un hasard s’il a été enlevé alors qu’il allait assister à un colloque sur les droits de l’homme dans le monde arabe. Comme j’interpellais Kadhafi hier, je m’adresse aujourd’hui à Mustapha Abdeljalil, le président du CNT, pour poser la même question : « Où est mon mari ? »

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