Tunisie : Nessma TV n’est pas « Charlie Hebdo »
Patron de la chaîne privée tunisienne Nessma TV.
L’absurde accompagne souvent ce que les réactionnaires considèrent comme leur lutte, le combat contre ceux qui, selon eux, bafouent les croyances et les valeurs morales. On serait tenté de faire un parallèle entre la publication de caricatures du Prophète par Charlie Hebdo et la diffusion de Persepolis sur notre antenne. Mais le seul point commun entre ces deux affaires se résume à des images et à un discours qui dérangent et que certains ont pris comme prétexte à un déchaînement de violence extrême. On condamne des images par des actes criminels.
Charlie Hebdo est un journal satirique ; l’insolence est intrinsèque à sa ligne éditoriale. Dans l’espace démocratique, cela ne pose aucun problème. Les médias sont totalement affranchis des pouvoirs, et la liberté d’expression est un principe intangible. L’usage qui en est fait, parfois discutable, n’est jamais remis en question. Au pire, les tribunaux tranchent. La provocation est aussi le fonds de commerce de Charlie Hebdo ; quand on fait de Mohammed le rédacteur en chef du magazine, on doit s’attendre à des réactions.
Ce n’est pas dans ce registre que s’inscrit Nessma TV. La provocation délibérée n’est pas dans notre modus operandi. Persepolis était à sa vraie place. Nous ne cherchions pas à faire scandale mais à susciter le débat autour d’une question essentielle : est-ce qu’une révolution faite par un peuple peut déboucher sur une tyrannie islamiste ? Il fallait qu’elle soit posée, mais l’instrumentalisation de cette diffusion par des mouvances religieuses a transformé un combat d’idées en une querelle identitaire, ce qui a permis aux dites mouvances de faire prévaloir leur point de vue.
Dans tous les cas, Charlie Hebdo est la victime et a reçu le soutien de la profession et de l’opinion publique. Alors que pour Nessma TV, la dynamique a été celle d’une boule de billard. Nous avons été marginalisés et traités comme des criminels, avec en face une monstrueuse machine à produire de la malveillance et de la calomnie, aussi bien sur les réseaux sociaux que sur la télévision nationale. Les modernistes nous ont accusés de tous les maux et nous ont, paradoxalement, traités comme des parias. On sait bien que celui qui veut tuer son chien dit qu’il a la rage. Pourtant, nous ne souhaitions pas heurter les sensibilités et nous avons engagé notre responsabilité sans nous défausser sur qui que ce soit. Cette erreur d’appréciation, que nous assumons comme une erreur humaine, nous a mis dans la position d’« hérétiques » désignés à la vindicte des réactionnaires.
Or la polémique du « Persepolisgate » est d’une autre nature que celle de Charlie Hebdo. C’est une vraie déflagration dans un espace qui tenait pour acquise l’une des revendications de la révolution tunisienne : la liberté d’expression. Nul n’aurait pu imaginer les proportions prises par la diffusion du film de Marjane Satrapi, d’autant qu’il avait déjà été projeté en Tunisie sans susciter de réaction et que certains feuilletons religieux ont un contenu bien plus subversif. La diffusion de Persepolis est un non-événement qui a été récupéré politiquement. Mais le plus grave est que les valeurs sont finalement dictées par les islamistes. Une erreur d’évaluation a pris les allures de tragédie grecque ; victimes sur le plan professionnel et personnel, nous sommes en outre poursuivis pour troubles à l’ordre public, comme si c’était nous qui avions incité à la violence, suscité les manifestations, passé le mot d’ordre de lynchage aux imams de 2 400 mosquées et fait distribuer 2 millions de pamphlets diffamatoires. Personne ne se demande qui est derrière tout cela, d’autant que tous les agresseurs ont été relâchés après avoir écopé… d’une amende de 4,50 euros !
Qui aura désormais, en Tunisie, le courage d’aborder les vrais sujets ? Un système politique dont le principal référentiel est Dieu peut conduire à une dictature encore plus terrifiante que celle de Ben Ali.
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