Ligue arabe : le réveil a sonné
On ne la reconnaît plus. Sous l’effet des crises libyenne et, surtout, syrienne, l’organisation de la Ligue arabe sort de plusieurs décennies de léthargie. Et prend des décisions !
En soixante-six ans d’existence, la Ligue arabe, dont beaucoup avaient fini par désespérer tant elle semblait amorphe et inefficace, n’aura jamais montré autant de réactivité dans une crise touchant l’un de ses membres. Le 12 novembre, l’organisation a surpris en votant la suspension de la Syrie, dont les ministres et les ambassadeurs ne pourront plus participer à ses réunions.
Habituellement minée par des divisions internes et écrasée sous le poids de sa propre lourdeur bureaucratique, la Ligue est apparue unie, puisque 18 pays sur 22 ont voté en faveur de cette décision. Seuls le Yémen, en proie à une forte contestation, et le Liban, qui craint de subir des dommages collatéraux, ont voté contre. L’Irak, dont beaucoup de réfugiés ont été accueillis par la Syrie pendant la guerre, s’est abstenue. Même l’Algérie, d’ordinaire conciliante à l’égard du régime frère de Damas, a voté pour. Volontiers affublée du surnom de « club des dictateurs », la Ligue a fait preuve d’une fermeté inhabituelle à l’égard d’un régime contesté depuis huit mois et dont la répression a déjà fait plus de 3 500 morts. « La décision de la Ligue est d’autant plus importante qu’elle s’applique à l’un de ses États fondateurs, chantre du nationalisme arabe. C’est une première historique », explique Joseph Bahout, chercheur à Sciences-Po Paris et spécialiste du Moyen-Orient.
Le 16 novembre, lors d’une réunion de ses ministres des Affaires étrangères à Rabat, la Ligue a donné trois jours à Bachar al-Assad pour mettre fin à la violence, le menaçant d’appliquer des sanctions économiques s’il n’obtempérait pas. « J’ai été stupéfait. J’étais persuadé qu’on se contenterait une fois de plus d’une déclaration incantatoire », s’étonne un ambassadeur de la Ligue. Au-delà de cette prise de position inédite, ce sont les méthodes et la réactivité de l’organisation qui surprennent. Le 2 novembre, elle a été la première à proposer à Bachar al-Assad un plan de sortie de crise, prévoyant le retrait de l’armée des villes insurgées, la libération des détenus politiques et l’envoi d’observateurs sur place (membres d’organisations humanitaires, médecins, avocats, journalistes). Elle qui a toujours refusé de s’ingérer dans les affaires intérieures de ses États membres, a été aux avant-postes pour établir un dialogue entre le pouvoir et l’opposition. Basma Kodmani, porte-parole du Conseil national syrien (CNS), se réjouit de ce réveil : « La Ligue se projette déjà dans l’après-Assad, puisqu’elle a prévu d’organiser très bientôt une conférence réunissant toutes les composantes de l’opposition syrienne pour discuter d’un scénario de transition. »
Décision « illégale ». « Les pays arabes sont à bout de patience. Ils ont eu le sentiment d’être menés en bateau par Assad, qui a multiplié mensonges et manœuvres dilatoires », explique l’ambassadeur précité. Car si le raïs a accepté le plan du 2 novembre, il ne l’a jamais appliqué. Un millier de détenus ont été libérés, sans que les violences cessent pour autant. Walid Moallem, le ministre syrien des Affaires étrangères, a immédiatement fustigé la suspension de son pays, la qualifiant d’« illégale ». À la mi-novembre, des missions diplomatiques ont été attaquées à Damas et Lattaquié par des manifestants prorégime, dont celle du Maroc, qui a rappelé son ambassadeur. « Cette décision a été prise par Mohammed VI, pour protester contre un régime qui n’arrive pas à se renouveler », souligne Taïeb Fassi Fihri, le ministre des Affaires étrangères. Même lassitude de Hamad Ibn Jassem Al Thani, le Premier ministre du Qatar : « Nous avons donné une dernière chance à Assad, il ne l’a pas saisie. Les efforts de la Ligue touchent à leur fin », a-t-il déclaré le 17 novembre.
Coquille vide
Après le Printemps arabe, les pays de la région ne peuvent se permettre d’assister, impuissants et silencieux, au massacre d’un peuple. « Les dirigeants, qui avaient été très indécis pendant les événements de Tunisie ou d’Égypte, craignent aujourd’hui la réaction de leur rue », note Bahout. De là à dire que la Ligue serait passée d’une coquille vide à une organisation dynamique et soucieuse du respect des droits de l’homme, il y a un pas que beaucoup se refusent à franchir. « C’est un bon début, mais la prise de décision est avant tout politique et soumise au “deux poids, deux mesures”, comme on l’a vu dans le cas du Yémen ou de Bahreïn, où la Ligue est restée silencieuse. Ses structures doivent être réformées pour que cette pratique s’ancre durablement », conclut un diplomate.
En réalité, des considérations géopolitiques guident les décisions de la Ligue. Depuis plusieurs mois, les monarchies du Golfe, et en particulier le Qatar, ont gagné en influence. Fort de ses immenses ressources financières et de sa stabilité politique, Doha a doublé les pays en pleine tourmente, et en particulier l’Égypte, le leader naturel. Si la Ligue est toujours présidée par un Égyptien, Nabil al-Arabi, c’est le Qatar qui dirige, de main de maître, le comité ministériel arabe chargé du dossier syrien. « Après avoir tenté un rapprochement avec Damas ces dernières années, Doha n’est pas mécontent de pouvoir affaiblir l’axe chiite Syrie-Iran-Hezbollah, dont il redoute l’influence et qui est la bête noire des Occidentaux », précise Bahout.
Le petit émirat peut compter sur la collaboration de l’Arabie saoudite, qui n’a pas hésité, le 14 mars, à envoyer des chars pour mater la révolte chiite à Bahreïn. Les monarchies du Golfe ne veulent pas non plus laisser à la Turquie, qui a accueilli la première conférence du CNS à Istanbul, tout le bénéfice moral de cette initiative. On s’oriente vers une division des tâches : ainsi, un sommet turco-marocain a eu lieu en marge de la réunion de Rabat. Ankara a notamment évoqué avec ses homologues arabes la création d’une zone de sécurité à sa frontière, pour protéger les civils syriens.
Une diplomatie arabe serait-elle en train d’émerger ? Basma Kodmani veut y croire : « Il en va de la crédibilité de la Ligue. Elle doit prouver qu’elle est capable de gérer une crise régionale, sans ingérence des puissances occidentales. » Félicitée par Ban Ki-moon, qui a salué une « décision forte et courageuse », et par Catherine Ashton, la chef de la diplomatie européenne, qui a invité Nabil al-Arabi à participer à la prochaine réunion des ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne, le 1er décembre, la Ligue s’affirme comme un acteur responsable sur la scène internationale.
Cheval de Troie
Forts du soutien des pays arabes, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni comptent d’ailleurs présenter une résolution à l’Assemblée générale de l’ONU, dont le vote est prévu le 22 novembre. Reste que la suspicion demeure, de nombreux observateurs craignant que la Ligue ne devienne un cheval de Troie de l’Occident. Le précédent libyen est dans tous les esprits : le 12 mars, l’organisation s’était prononcée en faveur d’une zone d’exclusion aérienne, donnant ainsi une légitimité arabe à l’intervention étrangère. L’Algérie, l’Égypte et le Liban sont hostiles au principe. Même l’opposition syrienne est divisée. Le 17 novembre, Mohamed Riad Shakfa, le leader en exil des Frères musulmans syriens, a été le premier à se dire favorable à une intervention de la Turquie « plutôt que de l’Occident ».
On croyait la Ligue à l’agonie, mais elle bouge encore : les dirigeants de la région ont prouvé leur capacité à se mettre d’accord et à agir en situation de crise. Ce grand corps malade serait-il en passe de guérir ? Décidément, le Printemps arabe n’a pas fini de nous étonner.
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