Tunisie : le mystérieux monsieur Ghannouchi
Idéologue et président du parti tunisien islamiste Ennahdha, large vainqueur des élections du 23 octobre, le nouvel homme fort du pays savoure sa victoire après vingt-deux ans d’exil, mais se pose avant tout en rassembleur. Portrait.
« Hé, faites la queue comme tout le monde ! » Interpellé par un électeur dans la file s’étirant devant le bureau de vote d’El-Menzah 6, un homme aux cheveux blancs, qui se dirigeait directement vers l’entrée, s’exécute et prend sagement sa place dans la queue. C’était le 23 octobre, jour du vote pour l’élection de l’Assemblée constituante. L’homme en question n’est autre que Rached Ghannouchi, 70 ans, président du parti islamiste Ennahdha, que les urnes désigneront comme le grand vainqueur du scrutin. Celui que l’on appelle le Cheikh par égard pour son savoir est désormais l’homme politique le plus influent du pays.
Le fondement de la religion est la liberté. La religion considère même la chahada ["Il n’y a de Dieu que Dieu et Mohammed est Son messager", formule d’allégeance à l’Islam, NDLR] comme une décision personnelle qui relève de la liberté individuelle.
Rached Ghannouchi
Rentré d’un exil de vingt-deux ans le 30 janvier, deux semaines après la fuite de Zine el-Abidine Ben Ali, Ghannouchi savoure sa victoire. Ennahdha a obtenu 89 sièges sur 217. Ce n’est pas une majorité absolue, mais c’est suffisant pour faire d’elle la première force politique du pays. Avec le Congrès pour la République (CPR) et Ettakatol, arrivés deuxième et quatrième avec respectivement 29 et 20 sièges, elle pourrait former une majorité confortable. Ghannouchi ne brigue aucun poste officiel – celui de Premier ministre devrait revenir à Hamadi Jebali, l’un de ses lieutenants – et s’apprête même à céder la présidence d’Ennahdha lors d’un congrès prévu pour la fin de l’année. Mais nul doute qu’il pèsera en coulisses de tout son poids durant la transition démocratique et la préparation de la nouvelle Constitution.
Inquiétude
L’arrivée au pouvoir du mouvement islamiste ne laisse d’inquiéter certains, en particulier les laïques, les progressistes et les féministes, pour la plupart proches du Pôle démocratique moderniste (PDM), qui n’a remporté que 5 sièges, et du Parti démocrate progressiste (PDP, de Nejib Chebbi), qui en a obtenu 16. La France, qui avait parlé de « vigilance » au lendemain de l’annonce des résultats, est revenue à plus de réalisme. Après avoir déclaré qu’il fallait « faire confiance » aux responsables d’Ennahdha et « travailler avec eux », Alain Juppé, le ministre français des Affaires étrangères, a téléphoné le 7 novembre à Ghannouchi pour lui transmettre un « message de confiance sans préjugé ni procès d’intention ». « Les États-Unis souhaitent travailler avec des personnes choisies par la majorité du peuple tunisien », a déclaré pour sa part Gordon Gray, l’ambassadeur des États-Unis à Tunis.
Ennahdha va laisser aux gens leur liberté totale : libres dans leurs vêtements, libres dans ce qu’ils mangent et boivent. Il est du droit de la femme de se vêtir comme elle veut.
Rached Ghannouchi
Pourquoi Ghannouchi est-il subitement devenu fréquentable après avoir été déclaré persona non grata par la France, les États-Unis, le Liban, l’Égypte et l’Arabie saoudite ? Certes, la révolution y est pour beaucoup. Mais il y a aussi la mue du personnage, qui a lui aussi fait « sa révolution ». Les Britanniques l’ont bien compris, accordant à Ghannouchi et à plusieurs de ses compagnons l’asile politique en 1993. Ce dernier a ainsi pu continuer à diffuser ses écrits, notamment sur la réconciliation de l’islam avec la démocratie, la liberté et la modernité.
Nassérien
La métamorphose, sur le fond ou sur la forme, de Ghannouchi est le fruit d’un long cheminement. Né dans une famille pieuse de paysans modestes dans la petite ville-oasis d’El-Hamma, à 30 km à l’ouest de Gabès, il se révolte une première fois à l’âge de 10 ans, quand il voit sa mère pleurer après l’arrestation de son oncle par des soldats français. Lorsqu’il monte à Tunis pour étudier à l’université islamique de la Zitouna, son héros n’est pas Habib Bourguiba, leader de la lutte pour la libération nationale, mais plutôt Gamal Abdel Nasser. Son diplôme de théologie en poche, il se rend en Égypte avec d’autres étudiants tunisiens, mais ils devront manifester devant les bureaux du raïs pour que l’administration accepte de les inscrire à l’Université du Caire. Il choisit la faculté d’agronomie, pensant se mettre ensuite au service des paysans d’El-Hamma, dont son père.
Le séjour au Caire ne dure pas longtemps : Bourguiba et Nasser s’étant brouillés, le gouvernement tunisien somme ses étudiants de rentrer, craignant que les Égyptiens ne les « embrigadent ». Le futur Cheikh a failli aller à Tirana, en Albanie, alors champion européen du maoïsme, avant de lui préférer Damas. Il entame des études de philosophie, qu’il interrompt pour faire la « bourlingue », comme il dit, en Europe, qu’il visite pour la première fois, vivant de petits boulots à chaque étape. Puis il retourne à Damas, où il décroche son diplôme de philosophie, et quitte le parti nassérien pour explorer les voies de l’islam. En 1968, un an après la guerre des Six-Jours, il est à Paris. L’islamisme marque des points contre le nationalisme arabe. Il devient secrétaire général de l’Association des étudiants musulmans et s’engage comme prêcheur dans le milieu ouvrier pour une association, Jamaat al-Tabligh. En 1969, il rentre en Tunisie et rejoint un petit groupe de Tabligh, dont Abdelfattah Mourou fait partie. Il a un poste de professeur de lycée. Il fait aussi partie d’une association pour la sauvegarde du Coran.
La Charia et les lois de l’Islam sont un ensemble de valeurs morales et individuelles et sociétales et non un code de conduite strict à appliquer sur le plan national. L’Égypte dit que la charia est le principal fondement de sa loi, mais cela n’a pas empêché Hosni Moubarak de devenir dictateur.
Rached Ghannouchi
Le petit groupe va finir par entrer en politique en créant, en 1981, le Mouvement de la tendance islamique (MTI) et présente sa demande de légalisation. En guise de réponse, les cadres du mouvement sont arrêtés, dont Ghannouchi, qui est condamné à dix ans de prison. Il en purgera trois, avant d’être relâché en 1984 à la suite des émeutes du pain qui conduisent un Bourguiba vieillissant à lâcher du lest. Ben Ali, qu’il considère comme une « mauvaise graine de Bourguiba », est déjà au gouvernement et prépare la succession… pour lui-même. Les islamistes s’activent. Ghannouchi est de nouveau arrêté en 1987 et détenu dans les caves du ministère de l’Intérieur pendant six mois avant d’être transféré dans un quartier de haute sécurité. À son procès, où il est jugé pour avoir suscité des violences, Ghannouchi parle pour l’Histoire pendant quatre heures : « Ce jugement va être rendu deux fois, lance-t-il à ses juges. Vous serez condamnés par l’Histoire et ensuite par le tribunal de Dieu. » Il s’attend à être exécuté, mais recommande aux jeunes de ne pas le venger : « Si mon sang coule, la terre va fleurir. » Il est condamné à la prison à perpétuité.
Répression
Le procès et les incidents auraient été « fabriqués » par la police de Ben Ali, désireux de se faire valoir auprès de Bourguiba afin de gagner sa confiance et de se maintenir jusqu’à ce qu’il puisse exécuter son coup d’État, qui aura lieu le 7 novembre 1987. En quête de légitimité dans la perspective de la présidentielle de 1989, le nouvel hôte du palais de Carthage tente de séduire l’opposition et les islamistes, qu’il fait libérer. Ghannouchi joue le jeu pour obtenir la légalisation du parti et rebaptise le MTI Ennahdha (« la renaissance »). Il va vite déchanter : le mouvement ne peut présenter de candidats aux législatives que sous l’étiquette « indépendants ». Ben Ali est élu président le 2 avril 1989 avec 99,27 % des voix et rafle tous les sièges au Parlement. Les islamistes sont crédités de 14 % des voix mais n’obtiennent aucun siège. Ennahdha crie à la fraude, affirmant qu’elle a recueilli 30 % des suffrages.
Le double langage ne mène pas loin. Ceux qui le pratiquent finiront par être démasqués. Et d’ailleurs très rapidement, puisque les Tunisiens retourneront dans un an aux urnes. Je le répète donc pour la millionième fois : il n’y aura aucun retour en arrière quant aux droits acquis, aucune remise en question du code du statut personnel.
Rached Ghannouchi
Ghannouchi décide de quitter clandestinement la Tunisie via l’Algérie le 12 mai 1989. Il voyage en Europe, au Moyen-Orient, en Asie et aux États-Unis. Ben Ali n’épargne plus personne au sein de l’opposition, sauf ceux qui le rallient. L’opération « éradication » des islamistes, dirigée par le ministère de l’Intérieur, commence en 1991, après un attentat meurtrier contre un local du parti au pouvoir, à Tunis. En août 1992, lors d’un procès pour complot, une trentaine de dirigeants du mouvement sont condamnés à la perpétuité, dont Ghannouchi, par contumace. Ennahdha estime à un millier le nombre de ses adhérents forcés à l’exil et à 30 000 celui de ses cadres et sympathisants emprisonnés durant la répression. Un millier ont purgé jusqu’à seize années de détention et une centaine sont morts en prison, certains sous la torture.
Papa gâteau
Rached Ghannouchi a 4 filles et 2 garçons. En Angleterre, la famille a vécu à Ealing, à l’ouest de Londres, dans le district d’Acton. Depuis son retour en Tunisie, il habite dans la maison de feu son frère à El-Menzah, un quartier résidentiel de Tunis. Toute la famille a été mobilisée pendant la campagne électorale. Surtout trois filles, Yosr, Intissar, avocate spécialisée dans la défense des droits de l’homme, et Soumaya, diplômée de philosophie et chercheuse à l’École des études orientales et africaines de Londres, qui signe régulièrement des articles dans le quotidien The Guardian depuis 2006. Dans un anglais parfait, elles ont donné interview sur interview aux médias britanniques. Ghannouchi père aime poser pour les photographes avec ses filles et sa femme. Lorsqu’on le taquine et qu’on lui demande s’il a songé à prendre une seconde épouse, il répond, sans s’offusquer : « Non, j’aime Fatma, je ne prendrai jamais une seconde femme, ne serait-ce que pour ce qu’elle a enduré avec moi durant les années de répression. »
Théoricien
En exil, Ghannouchi révise sa stratégie. En prison, dans les années 1980, avec un compagnon de cellule, il avait traduit du français à l’arabe une conférence de l’universitaire réformiste algérien Malek Bennabi, Al-Dimocratiya fi-l-Islam (« Démocratie dans l’islam »). Ce sera le point de départ de sa réflexion. Ghannouchi écrit alors Al-Hurriyat al-Amma fi-d-Dawla al-Islamiya (« Les libertés publiques dans l’État musulman »), publié en 1993 et considéré comme l’un des ouvrages majeurs de la pensée politique islamique contemporaine. Selon lui, l’hostilité de certains islamistes à l’égard de la démocratie est due à leur mauvaise interprétation de la nature de l’islam. Le califat, qui était leur credo, est dépassé. Il faut désormais lutter contre les obstacles endogènes à la démocratie à travers l’éducation, la relecture de l’histoire musulmane et la réactivation de l’ijtihad (l’effort d’interprétation des textes).
« Le changement populaire et pacifique, a-t-il déclaré récemment, c’est l’alternative aux tentatives de conciliation avec des régimes corrompus et irrécupérables, l’alternative aussi à la voie putschiste qui n’apporte rien de bon, l’alternative enfin à la voie violente suivie par Al-Qaïda. Toutes ces voies ont fait faillite depuis le début du Printemps arabe. » Et d’ajouter : « Nous avons besoin d’enraciner cette voie révolutionnaire, de bâtir et d’apprendre comment construire, nous avons besoin du consensus et de l’action commune, de la coexistence entre toutes les forces politiques pour tourner la page de l’exclusion et de la violence. Nous devons fonder l’ère de la cocitoyenneté qui considère que la patrie est la propriété de ses fils et de ses filles, et nous devons apprendre aux gens à respecter le verdict des urnes. »
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Abdelaziz Barrouhi, à Tunis.
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