Le prix des larmes

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  • Tshitenge Lubabu M.K.

    Ancien journaliste à Jeune Afrique, spécialiste de la République démocratique du Congo, de l’Afrique centrale et de l’Histoire africaine, Tshitenge Lubabu écrit régulièrement des Post-scriptum depuis son pays natal.

Publié le 16 novembre 2011 Lecture : 2 minutes.

Elle s’appelle Eyenga. Quarante ans, mariée, quatre enfants. Elle est arrivée en France au milieu des années 1980 pour rejoindre son fiancé, un homme dont elle ne connaissait le visage qu’à travers des photos. Dans son pays, grâce à son diplôme d’infirmière de niveau bac +3, elle travaillait dans une clinique. En France, son parchemin n’est pas reconnu. On la rabaisse au rang d’aide-soignante. Elle serre les dents et s’inscrit à un concours d’admission dans une école d’infirmières. Reçue, elle reprend à zéro ce qu’elle savait déjà. Au bout de trois ans, tout en travaillant comme aide-soignante, elle décroche avec brio un nouveau diplôme. Le même. La voilà, bien malgré elle, bac +6 !

Un jour, nostalgique du soleil, Eyenga décide d’aller passer ses vacances au pays natal. Dix ans d’absence, c’est long. Entre-temps, elle a obtenu la nationalité française. Elle se rend à l’ambassade de son pays d’origine, où la double nationalité n’existe pas, pour demander un visa. Malgré la moue et les regards dédaigneux du personnel, le visa lui est accordé. Pour effectuer le voyage, ses économies et le soutien de son mari ne suffisent pas. Eyenga sollicite un prêt auprès d’un organisme financier, à un taux d’intérêt exorbitant. Peu importe : avoir de quoi satisfaire tout le monde au pays est une obligation. Deux valises d’effets personnels, plus deux autres remplies de cadeaux. Accompagnée de deux de ses enfants, la jeune femme prend un vol Air France. C’est très cher, mais c’est sans escale.

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Depuis son arrivée dans la capitale de son pays, Eyenga est l’objet de toutes les attentions. Les visiteurs affluent et n’oublient pas, au moment de repartir, de lui demander un peu d’argent pour payer la course en taxi ou résoudre un problème urgent. Eyenga donne, redonne. Mais personne ne l’invite : tout est à sens unique. Grâce à elle, sa famille peut manger au moins deux fois par jour. Au bout de trois semaines, plus un sou. Choqués, les siens lui demandent pour quelle raison elle a effectué son voyage. Elle répond : « J’étais venue vous voir et vous présenter mes enfants. Vous me manquiez. » On lui répond : « Tu as mal agi. L’argent que tu as dépensé pour les billets et tout le reste, tu aurais dû nous l’envoyer. Nous, pour te voir, ce n’est pas compliqué : tes photos sont là. »

Eyenga a fini de me raconter son histoire, jurant qu’elle n’irait plus jamais dans son pays, où les gens n’ont plus de cœur. J’en profite pour lui raconter la mienne. Arrivé à Kinshasa après de longues années d’absence, mes pas me conduisent à la radiotélévision nationale, où j’ai fourbi mes premières armes. Un ancien collègue me reconnaît. Il tombe dans mes bras, place sa tête sur mon épaule, fond en larmes, apparemment ému de me revoir pour la première fois depuis deux décennies. Je le laisse pleurer. Ensuite, je vais visiter les studios de la télévision, tous chargés de souvenirs. Au moment où je m’apprête à quitter les lieux, l’ancien accourt. Il me dit : « Tu ne partiras pas si tu ne me donnes pas 50 dollars ! » Les larmes ont un prix.

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