Les Tunisiens aux urnes : retour sur une journée historique

Du Sahel, région natale de Bourguiba et de Ben Ali, aux quartiers populaires ou huppés de la capitale, les Tunisiens se sont massivement rendus aux urnes le 23 octobre dernier. Récit d’une journée historique.

La jeunesse tunisienne pourrait résumer son enthousiasme par la formule : © AFP

La jeunesse tunisienne pourrait résumer son enthousiasme par la formule : © AFP

Publié le 14 novembre 2011 Lecture : 7 minutes.

Lorsqu’on évoque le Sahel, la première image qui vient à l’esprit est cette large bande désertique de 4 millions de km2 séparant l’Afrique du Nord du reste du continent. Une zone grise, infestée de salafistes et de trafiquants en tout genre. Rien de tel en Tunisie. Ici, le Sahel est une bande côtière longue d’une centaine de kilomètres, s’étendant de Mahdia, au sud, à El-Kantaoui, au nord. Ses habitants sont plutôt conservateurs. Davantage négociants que cultivateurs, ils sont ouverts sur le monde grâce à la présence quasi permanente des touristes occidentaux.

En ce 23 octobre, la manière dont Tunis a vécu cette journée électorale n’est pas seule à être examinée de près. On se demande avec curiosité comment va réagir le Sahel, où l’avènement de la Seconde République prend une saveur particulière. Les deux premiers présidents de la Tunisie contemporaine, Habib Bourguiba et Zine el-­Abidine Ben Ali, sont respectivement natifs de Monastir et de Hammam-Sousse. Ce qui donne, à tort ou à raison, à cette région la réputation d’être le fief des « dsatra », les destouriens – autrement dit les constitutionnalistes se réclamant de l’héritage de Bourguiba –, voire des nostalgiques de l’ère « Zaba » – acronyme qui désigne le raïs déchu.

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Dix étages

Partis politiques, candidats indépendants… Une soixantaine de listes se sont disputé les suffrages des quelque 210 000 Sahlis (habitants du Sahel) pour obtenir les dix sièges de l’Assemblée constituante dévolus à la région. Dissous à la suite de la révolution, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, ex-parti au pouvoir) n’a pas participé au scrutin, ses cadres étant interdits de toute activité politique. Deux personnalités issues de ses rangs ont toutefois réussi à se présenter en constituant une liste indépendante. Kamel Morjane, l’ancien chef de la diplomatie de Ben Ali, avec El-Moubadara (« L’Initiative »), et Mohamed Jegham, ex-ministre de la Défense, avec El-Watan (« La Patrie »).

L’héritage politique des deux anciens chefs d’État est revendiqué par plusieurs nouvelles formations. À Sousse, la plus visible est le Parti réformateur destourien (PRD), qui dispose d’un siège imposant : une tour de dix étages dominée par une enseigne lumineuse brillant de mille feux. Moncef Jrad, étudiant en histoire à l’université voisine de Monastir, tempère : « Il ne faut pas se fier aux apparences, le PRD ne représente rien. D’ailleurs, il n’occupe qu’un étage de l’immeuble. » La suite des événements lui donnera raison. La liste du PRD ne recueillera que quelques ­centaines de voix dans son propre fief de Sousse, et ne remportera aucun siège. Celle de Kamel Morjane aura plus de chance. Avec 52 000 voix, l’enfant de Hammam-Sousse réussit à décrocher les cinq (et uniques) sièges destouriens de l’Assemblée constituante. Mais sa campagne n’a pas été de tout repos : il se fera même chahuter dans le bureau de vote.

Contrairement à Monastir, qui avait été particulièrement choyé par Bourguiba, Hammam-Sousse ne semble pas avoir été privilégié par Zaba. En dehors de son littoral, où se succèdent hôtels et palaces destinés au tourisme balnéaire, la ville n’a rien de séduisant. « Un Sidi Bouzid amélioré », ironise Béchir, un pêcheur à la cinquantaine fatiguée. Comme partout en Tunisie, les bureaux de vote y ont été assaillis avant même leur ouverture, à 7 heures. Issam, 23 ans, volontaire de N’chouf (« Je vois »), une association de scrutateurs bénévoles, ne s’attendait pas à pareille affluence. « Une heure après le début des opérations de vote, plus de cinq cents personnes attendaient patiemment leur tour pour glisser leur enveloppe dans l’urne ! » Issam a veillé sur les quatre bureaux établis dans la Madrassat el-Akhlak (« l’école de la morale »), à proximité du complexe sportif abritant le club de football local, fierté de Hammam-Sousse.

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Ici, le nombre de femmes portant le hijab est sans doute le plus faible de Tunisie. Moderniste, Hammam-Sousse ? Pas du tout. Simplement, dans la ville natale de Zaba, on s’habille différemment. Qu’elles soient jeunes ou vieilles, actives ou au foyer, les femmes ne sortent que drapées dans une fouta, sorte de pagne aux couleurs chatoyantes, généralement en soie, qui rappelle la proximité de la civilisation berbère. Leur tête est couverte d’une menchfa – littéralement « serviette », mais dont le tissu est autrement plus noble.

Travail de fourmi

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Dans les files d’attente, le hijab est donc rare, et la mixité, toute naturelle. On attend son tour en commentant le déroulement de la campagne. Le meeting « le plus cool » ? Celui du Pôle démocratique moderniste d’Ahmed Brahim. Le plus imposant ? Celui d’Ennahdha, qui a réuni plus de 10 000 personnes à Sousse. La stratégie du parti islamiste s’est inspirée du zenga-zenga – « ruelle par ruelle », une formule rendue tristement célèbre par Kadhafi. « Nous avons été partout, raconte Omar, un militant d’Ennahdha.

Même dans les endroits les plus reculés où les autres partis étaient absents. Seule une autre liste a adopté la même stratégie : Al-Aridha Al Chaabiya. » « La Pétition populaire » du démagogue Hachemi Hamdi a en effet accompli un travail de fourmi pour se faire connaître des Sahlis. Pourtant composée de personnes quasiment inconnues dans la région, sa liste a talonné celle de Morjane.

L’engouement des électeurs du Sahel pour ce premier scrutin démocratique est le reflet de ce qui s’est passé à l’échelle nationale. À Tunis, quartiers huppés ou cités populaires ont voté dans le calme, malgré quelques couacs dus à la très forte affluence. À Mellassine, l’un des plus anciens quartiers populaires de la capitale, la brocante géante de Souk Libya manque de chalands. En face, le marché aux bestiaux est désert, en cette période de veille de Fête du sacrifice, et les allouche (béliers) ne trouvent pas preneurs. Les acheteurs potentiels ne songent plus qu’aux élections…

À Tunis, il faut s’armer de patience pour déposer son bulletin dans l’urne. Mais pas toujours. Ainsi, à El-Omrane, dans l’école de la rue de Pologne, on peut voter en quelques minutes si l’on est inscrit au bureau n0 1, et au bout de plusieurs heures si l’on est inscrit dans le bureau voisin. Pourquoi ? Mystère… La perspective d’une longue attente ne décourage personne. « Cela prendra le temps qu’il faudra, mais je ne renoncerai pas », dit fièrement Salah, dans le tabour (file) depuis plus de deux heures.

Retour à Mellassine

L’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) a prévu un système de rattrapage pour les non-inscrits (près de 50 % du corps électoral). Des bureaux de vote leur ont été spécialement réservés. Celui de Mellassine se situe près de l’immense CHU La Rabta. Au milieu d’une belle pagaille, Asma est en pleurs. « J’ai 18 ans révolus, et on m’apprend que je ne peux pas voter car ma carte d’identité est datée du 16 août et que le fichier électoral a été clos deux jours auparavant, le 14. » Son père la réconforte : « Tu te rattraperas pour les législatives… » Mais Asma est inconsolable. « Si Ennahdha ne gagne pas, je ne me le pardonnerai jamais. » Le look de la jeune fille, qui ne porte pas le hijab, ressemble davantage à celui d’une fan de Rihanna qu’à celui d’une disciple de Rached Ghannouchi (en photo ci-dessus, © Nicolas Fauquié/imagesdetunisie).

À quelques kilomètres de là, à Ettad­hamen, cité de la Solidarité, immense bidonville de l’industrieuse Ariana, le vote est aussi massif qu’ailleurs. Brahim, 45 ans, carrossier et mécanicien, exhibe fièrement son index marqué du bleu indigo prouvant qu’il a accompli son devoir civique. « Je vote, donc je suis », lance-t-il à l’un de ses voisins, un barbu qui porte sur le front la marque des gens qui passent leur temps à prier. « Si on gagne, on te privera de ta bière quotidienne », plaisante ce dernier. « Vous ne me faites pas peur, rétorque Brahim. Si vous interdisez l’alcool, je reprendrai une pratique ancestrale : n’qettar [« j’égoutterai », NDLR] et, au lieu de fleur d’oranger, je brasserai de l’orge et je distillerai moi-même ma bière ! »

Badauds

Dans le très huppé ­Ennasr, on vote avec la même ferveur. La crise libyenne a bouleversé la physionomie du quartier et fait s’envoler les cours de l’immobilier. La plupart des appartements et des maisons sont désormais loués par des Libyens qui ont fui les combats. Plusieurs Libyennes ont réussi à se faire accréditer comme scrutatrices « afin d’apprendre la pratique démocratique ». Autour des bureaux de vote où les Tunisiens font sagement la queue, de jeunes Libyens oisifs jouent les badauds et ironisent sur ceux qui « gâchent leur journée juste pour voter ». Aussi aisés et cultivés soient-ils, les électeurs du cru déplorent la complexité du processus électoral. « J’ai passé plus de cinq minutes dans l’isoloir avant de trouver la liste pour laquelle je voulais voter », déplore Bessam, patron d’une PME dans l’agroalimentaire. Il est vrai que l’offre est nombreuse et compliquée. Le nom de toutes les listes et le sigle de chaque parti figurent sur une même feuille, de format A4, sur laquelle l’électeur doit cocher son choix. « J’ai eu du mal à m’y retrouver, qu’est-ce que cela doit être pour un analphabète ! » s’exclame Bessam.

À la fermeture des bureaux de vote, à 19 heures, les files d’attente se mesurent toujours en centaines de mètres. L’Isie a donné pour instruction d’interdire l’accès aux écoles et aux établissements abritant les bureaux de vote, laissant le choix à ceux qui s’y trouvent encore d’attendre leur tour ou de renoncer. À Bab Souika, au cœur de Tunis, le dernier votant a glissé son bulletin dans l’urne à 23 heures. Même tard, je vote, donc je suis. 

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