Côte d’Ivoire : cacao, retour vers le futur

Début novembre, les autorités ivoiriennes présenteront une énième réforme de la filière cacaoyère. Elles optent pour une structure publique unique de gestion, un système abandonné à la fin des années 1990. Mais le projet fait face à la vive opposition des multinationales.

Le gouvernement s’est engagé à ce que les paysans touchent au moins 50% du prix mondial. © Rebecca Blackwell/Sipa

Le gouvernement s’est engagé à ce que les paysans touchent au moins 50% du prix mondial. © Rebecca Blackwell/Sipa

Publié le 7 novembre 2011 Lecture : 7 minutes.

Comme chaque année au début du mois d’octobre, les autorités ivoiriennes ont donné le coup d’envoi de la campagne de commercialisation de la récolte de cacao. Mais, au moment où les camions des pisteurs partent à la collecte de l’or brun du premier producteur mondial, l’avenir de la filière se joue en coulisses. Une profonde réforme est en préparation. Exigée par les bailleurs de fonds, qui en font une condition pour l’annulation de la dette ivoirienne et imposent une gestion transparente et indépendante de la manne cacaoyère, cette réorganisation est d’autant plus urgente que le secteur est mal en point. Il a été libéralisé à la fin des années 1990, en réaction aux violentes critiques contre la Caisse de stabilisation (Caistab), alors organe unique de gestion, jugée budgétivore et opaque. Mais les structures mises en place depuis ont échoué à apporter plus de transparence et d’équité. Des audits réalisés par les cabinets KPMG et Sec Diarra pointent la disparition, entre 2002 et 2008, de 370 milliards de F CFA (564 millions d’euros) des caisses des organes de gestion de la filière – leurs dirigeants attendent leur procès. L’encadrement des planteurs n’est plus assuré, les pistes se sont détériorées et la commercialisation du produit donne lieu à de sévères foires d’empoigne.

Préparé dans le plus grand secret, le projet de réforme a été récemment dévoilé aux acteurs (paysans, exportateurs, banquiers et bailleurs de fonds). Il devrait marquer une reprise totale du contrôle et de la conduite des opérations par l’État. Un interventionnisme matérialisé par le retour à un organe unique de gestion de la filière, du type de l’ancienne Caistab, remplaçant toutes les structures de gestion existantes. Ce nouvel organe devrait prendre la forme d’une société anonyme associant huit représentants de l’État et quatre du privé. Il établirait un prix CAF (coût, assurance, fret) de référence servant de base au prix d’achat au producteur, organiserait la collecte dans des centres d’achat régionaux et la commercialisation à partir d’une Bourse abritée au 23e étage de l’immeuble de la Caistab à Abidjan. Entre 70 % et 80 % de la production serait commercialisée avant le début de la saison agricole par un programme de vente anticipée à la moyenne (PVAM) réalisé à la Bourse, le reste étant mis aux enchères sur la campagne. Les autorités espèrent ainsi obtenir de meilleurs prix.

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Répartition de la rente

En jeu : la répartition d’une rente cacaoyère annuelle de plus de 2 000 milliards de F CFA. Selon les autorités, le prix moyen d’achat aux producteurs se serait établi à 805 F CFA le kilo pour la campagne 2010-2011 ; les cultivateurs auraient donc touché 54,6 % de cette manne. Mais pour nombre d’experts le prix est bien moindre, de l’ordre de 500 F CFA le kilo. Alassane Ouattara s’est engagé récemment à ce que les paysans touchent au moins 50 % du prix mondial – tandis que les bailleurs de fonds évoquent un minimum de 60 %. Le président a également demandé aux concepteurs de la réforme, qui lui ont présenté leur projet le 7 octobre, de revoir leur copie. S’il est convaincu de la nécessité de retrouver la souveraineté nationale sur le cacao, première source de devises du pays, il souhaite impliquer davantage le secteur privé dans la gestion de la filière.

Mais la réaction du secteur privé est mitigée. Pour les grands négociants mondiaux, comme les américains ADM et Cargill ou le suisse Barry Callebaut, qui achètent à eux trois près de la moitié de la production nationale (voir tableau ci-contre), le retour à l’ancien système serait un coup d’arrêt à la libéralisation. « Nous avons injecté des sommes faramineuses dans l’encadrement des producteurs, la certification, la mise en place d’entrepôts de stockage et d’usines de transformation, se plaint l’un d’entre eux. Que vont devenir nos investissements si l’État reprend en charge la collecte et le stockage des fèves ? »

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Derrière ce discours se cache aussi la crainte de retrouver les pratiques et les réseaux de l’époque d’Houphouët-Boigny. D’anciens traders qui avaient le vent en poupe dans les années 1980 reviennent en effet sur le devant de la scène. Le premier, Anthony Ward, alias Chocolate Finger, a lancé la société Armajaro en 1998. Implanté en Europe, en Afrique et en Asie, son groupe compte aujourd’hui plus de 2 000 employés et a réalisé un chiffre d’affaires de 1 026 millions d’euros l’an dernier. Ward, qui finance ses achats massifs en s’associant à des fonds d’investissement, s’est lancé dans la production et la transformation. Ses achats en Côte d’Ivoire sont passés de 21 000 t en 2007-2008 à 58 000 t en 2010-2011. Il acquiert aussi plus de 20 000 t de fèves auprès de petits négociants. Sa proximité avec le camp Ouattara – il était à l’investiture du président et emploie son beau-fils, Loïc Folloroux – inquiète.

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Concurrence

Autre entreprise dont les actions sont scrutées à la loupe, Sucres et denrées (Sucden). Cette vielle maison française de négoce, créée en 1952 par Maurice Varsano, avait ses entrées chez Houphouët-Boigny, mais était absente du marché ivoirien depuis vingt ans. Le 15 juillet dernier, Serge Varsano, fils du fondateur et actuel dirigeant, a créé une filiale, Sucden Côte d’Ivoire, et obtenu dans la foulée un agrément d’exportation. Le groupe souhaite aujourd’hui profiter de la réorganisation du secteur pour s’implanter durablement dans le pays. L’objectif est de réaliser entre 40 000 et 70 000 t d’achats dès cette campagne avant de monter en puissance.

Comme Armajaro, Sucden appelle les autorités à favoriser la libre concurrence. Les deux groupes dénoncent les avantages fiscaux accordés aux négociants internationaux qui transforment les fèves sur place : une remise de 92 F CFA le kilo pour le beurre de cacao et 55 F CFA pour la poudre. « Ces facilités, accordées il y a vingt ans afin de favoriser les investissements industriels, ont été prolongées. Cela fausse le jeu de la concurrence et coûte annuellement 45 milliards de F CFA à l’État », explique un petit exportateur.

Refonte

Les banquiers demandent des éclaircissements aux autorités sur le mécanisme de mise sur le marché et les garanties de couverture. Quant aux bailleurs de fonds, ils demandent une budgétisation du fonctionnement du nouveau système et fixent certaines limites : moins de 22 % de taxes et prélèvements, une Bourse du cacao indépendante de l’organe de régulation.

Les concepteurs de la réforme, le ministre de l’Agriculture, Sangafowa Coulibaly, la présidente du Comité de gestion de la filière café-cacao, Massandjé Touré-Litsé, et les cadres du ministère de l’Économie et des Finances, en sont à la deuxième mouture du projet. L’interprofession est beaucoup plus impliquée dans la gestion des activités, notamment le fonctionnement de la Bourse agricole. Le cadre définitif devrait être présenté au début du mois de novembre. Pour le président Ouattara, la réussite de cette réforme a valeur de test. Il doit montrer aux opérateurs économiques et aux bailleurs sa volonté de clarifier les règles du jeu, de s’affranchir des pressions affairistes, d’améliorer l’environnement économique tout en tenant compte des intérêts nationaux. S’il réussit, ce sera un signe très encourageant pour les investisseurs.

Par Pascal Airault, envoyé spécial en Côte d’Ivoire

Les acteurs clés

Malgré la libéralisation opérée à la fin des années 1990 pour faciliter l’émergence d’acteurs privés, l’État est toujours resté très présent dans la filière café-cacao à travers le Comité interministériel des matières premières (CIMP) présidé par le Premier ministre, Guillaume Soro. En attendant les organes nés de la future réforme, le Comité de gestion de la filière café-cacao (CGFCC), acteur public chargé de réguler le secteur, est présidé par Massandjé Touré-Litsé (en photo ci-dessous, © D.R.).

Nordiste, cette ancienne conseillère de Ouattara et de Guillaume Soro est l’épouse de Janvier Litsé, le directeur Afrique de l’Ouest de la Banque africaine de développement (BAD). Elle fait partie du cercle restreint qui a participé à l’élaboration de la réforme actuelle. Dans ce but, elle s’est rendue en mai dernier au Ghana pour étudier le modèle adopté par le premier concurrent de la Côte d’Ivoire et voir comment s’inspirer du Cocoa Board (Cocobod), l’instance unique de gestion de la filière adoptée par Accra.

De leur côté, les producteurs, bien que désorganisés par l’incarcération de certains de leurs leaders pour détournements et malversations, tentent de reprendre le contrôle de la filière, à l’initiative notamment de Bilé Bilé. Ce planteur de la région d’Abengourou (est du pays), virulent à l’égard de la politique agricole de Laurent Gbagbo, s’est engagé pour la coalition houphouétiste durant la dernière campagne électorale. Il prépare la création d’un organe paysan (la Coordination nationale pour la relance des activités des producteurs du café-cacao) qui sera chargé de faire des propositions pour la mise en œuvre de la réforme.

Quant aux exportateurs, ils sont regroupés au sein du Groupement des exportateurs de café et cacao (Gepex) mené par Bintou Ohin. L’activité est dominée par les géants américains Cargill West Africa et ADM, dirigés respectivement par Lionel Soulard et Mouhamadou Moustapha Kane, suivis du suisse Barry Callebaut, dont le patron local est Paul De Petter. L’équilibre pourrait être bousculé par Armajaro, dirigé localement par Ismael Koné, et Sucden, piloté par Derek Chambers.

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