Libye : au milieu des armes, la vie reprend à Tripoli
Retour progressif à la vie normale dans la capitale libyenne, où la population vaque de nouveau à ses occupations. En s’accommodant de la prolifération des armes et des coupures d’eau…
Comme le déplorait l’affiche soixante-huitarde, « le retour à la normale » à Tripoli laisse un goût amer. Le tribut payé à la révolution est lourd, même si la capitale a été relativement épargnée par la folie meurtrière de Kadhafi. Et pour cause, il y vivait jusqu’au 23 août. Depuis, Bab el-Aziziya, le complexe militaro-résidentiel du « Guide », est tombé. Le 16 octobre, les rebelles ont même commencé à détruire les murs de cette forteresse de 6 km2, en plein centre de Tripoli. Effacer les traces de l’ancien régime est une obsession chez les nouveaux maîtres du pays. Depuis bientôt deux mois, le vert de la défunte Jamahiriya est systématiquement badigeonné sur les volets des fenêtres, sur les kiosques et au fronton des bâtiments officiels. Les portraits de Kadhafi, autrefois omniprésents, font désormais office de paillassons. Mais tout ce folklore cache mal le sentiment diffus de désorientation des Tripolitains. Les accrochages ne sont pas finis, comme en témoignent tous les soirs les bruits de rafales, qui ne sont pas tous imputables aux tirs de joie déclenchés par des jeunes « thuwar » en mal d’adrénaline. Depuis fin août, au moins 700 personnes sont mortes par balle… accidentellement.
Une simple balade à Tripoli prend très vite des allures de mauvais remake de Scarface. À chaque coin de rue, de jeunes adultes exhibent leurs AK-47. Un spectacle banal. Une banalité dangereuse, d’autant que les armes s’échangent ou se vendent. Pas beaucoup de guerriers aguerris, plutôt des petits gars, la vingtaine toute fraîche, qui se donnent des airs de gros durs aux check-points. Pas de boulot, pas d’études. No future ? Non, il y a la révolution. « C’est leur revanche sur les aînés. Eux n’ont pas courbé l’échine pendant les quarante-deux dernières années », explique Salem, 64 ans, dont une quinzaine dans la sinistre prison d’Abou Salim.
Racket
Le présent, en tout cas, est fait de patrouilles en pick-up équipés de 14,5 mm, l’arme automatique préférée du rebelle. Combien sont en circulation ? Mystère. Français, Britanniques, Qataris, Émiratis et marchands de canons en ont déversé en nombre. Pour déloger le dictateur, on a vu grand. Peut-être trop. Car, au final, la guérilla urbaine promise par Kadhafi n’a pas eu lieu. Le 11 octobre, Ali Tarhouni, ministre des Finances et du Pétrole, a d’ailleurs adressé un message clair aux pays frères – pensait-il au Qatar, qui a armé les milices islamistes dans la Tripolitaine ? –, lesquels devront désormais passer par le Conseil national de transition (CNT), c’est-à-dire par Benghazi, avant de faire des dons en cash ou en nature. Que ce soit dans un hôtel cinq étoiles ou dans une miteuse auberge familiale, il est fréquent de se retrouver nez à nez avec un kalachnikov. Pas moyen de faire respecter la consigne laconique « No weapons inside », pourtant accrochée partout.
La légendaire mitraillette fait désormais partie du folklore local depuis que les rebelles ont investi les établissements de tourisme de la ville. Toujours prêts à faire les beaux pour les correspondant(e)s de guerre, ces jeunes hommes trompent leur ennui par petits groupes dans le hall. Leur présence maintient une pression sur le CNT. « C’est malheureusement la politique du butin. Maintenant que le pouvoir est tombé, tout le monde veut sa part du gâteau », analyse cet universitaire rentré d’exil. En attendant le partage, le risque quotidien est que les rebelles commencent à se servir. Des habitants dénoncent vols et racket lors d’opérations « de police » impromptues et bien sûr sans mandat. Dans un rapport publié le 13 octobre, Amnesty International fait d’ailleurs état de plaintes répétées contre des jeunes armés sans plaque, donc impossible à identifier.
Tripoli est en apparence terre d’abondance : eau et électricité gratuites, climatisation à tous les étages, voitures coréennes et japonaises dans les rues, même les magasins de prêt-à-porter ont rouvert, après une brève fermeture. Seul bémol, de longues files aux stations-service, davantage dues au comportement dépensier des automobilistes qu’à la guerre. Chacun circule dans sa propre voiture et la clim tourne toujours à fond. Pas vraiment un luxe quand la température à l’ombre dépasse 35 °C. De toute façon, le litre de super sans plomb se vend ici 150 millimes, soit 0,07 euro. Bizarrement, cette relative aisance ne rejaillit pas tellement sur la consommation générale. Pays longtemps socialiste, où les « comités populaires » prenaient en charge les besoins essentiels, la Libye est restée relativement à l’écart de la vague consumériste qui a déferlé sur le Moyen-Orient depuis les années 1970. Sous Kadhafi, l’État importait des voitures par milliers, avec une préférence pour les asiatiques, etc. Même le téléphone est presque gratuit. « Madar ou Libyana ? », la question prend de court. Si la puce Libyana est un peu plus chère que la Madar, c’est qu’à Benghazi les rebelles ont commencé par littéralement « libérer la parole ». Le téléphone y est gratuit pour les abonnés de cet opérateur. Le mobile sert d’ailleurs à diffuser les messages du Bureau exécutif, le nouveau gouvernement provisoire libyen : « Méfiez-vous des rumeurs », « Non aux tirs de joie », « Le criminel Senoussi et quelques résidus de l’ancien régime circuleraient dans des voitures banalisées. Signalez tout comportement suspect. »
Après quelques semaines de pénurie en août, d’autant plus dure qu’elle a coïncidé avec le ramadan, les marchés de Tripoli reprennent du service. Les produits frais reviennent, en provenance de Tunisie notamment. Et avec le retour des liquidités, le commerce s’anime. Fin septembre, l’annonce de la reprise des cours a poussé les parents dans les papeteries pour équiper les écoliers. « Nous voulons tous reprendre une vie normale », explique Mohamed, 30 ans, vendeur dans une librairie du centre-ville. Les écoles ont rouvert à Benghazi, mais pas encore à Tripoli.
"Dieu est grand !"
Même attente de normalité sur un marché du centre-ville. À Souk at-Tlat al-Qadim, les femmes au foyer négocient le poisson pêché le matin même et ne lâchent leurs dinars qu’au compte-goutte. « Les hommes ne comprennent pas comment ça marche. Nous, les femmes, savons tenir le budget du ménage, affirme fièrement Nahila. L’année passée a été catastrophique, mais Dieu est grand, tout cela est derrière nous. » Sa principale hantise reste l’approvisionnement en eau : gratuite, mais coupée par intermittence.
À quelques dizaines de mètres, dans la médina, se trouve l’échoppe d’Abdallah, 24 ans, vendeur de CD. On trouve de tout sur les étals de ce grand colosse, même du rap local. Ni look baggy ni bijoux tape-à-l’œil pour ce jeune féru d’informatique. « Sous Kadhafi, il était très mal vu d’écouter de la musique occidentale. Aujourd’hui, Abdallah propose à la vente, à côté des classiques de la chanson arabe, des groupes locaux de rap ou de reggae. « En réalité, il n’y a pas de marché du disque. Tout le monde est scotché sur Rotana [une chaîne de télévision musicale arabe, NDLR] », nuance Abdallah. Au palmarès des meilleures ventes, les chansons patriotiques sont largement en tête. La révolution est toujours dans les têtes.
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