Enquête : les nouveaux maîtres de l’Égypte

Massivement soutenus par la population, les membres du Conseil suprême des forces armées sont en revanche de plus en plus critiqués par les révolutionnaires égyptiens, qui leur reprochent de s’arroger tous les pouvoirs.

Le maréchal Hussein Tantaoui (g) et le général Sami Annan. © Amr Nabil/Sipa

Le maréchal Hussein Tantaoui (g) et le général Sami Annan. © Amr Nabil/Sipa

Publié le 25 octobre 2011 Lecture : 6 minutes.

Ils sont les nouveaux hommes forts de l’Égypte. Depuis la chute de Hosni Moubarak, le 11 février 2011, vingt militaires – dix-huit généraux et deux maréchaux –, regroupés au sein du Conseil suprême des forces armées (CSFA), ont hérité de la lourde tâche de conduire la transition politique du pays. La déclaration constitutionnelle qu’ils ont publiée le 31 mars leur permet de cumuler pouvoir législatif et pourvoir exécutif. Jusqu’à la mise en place d’une nouvelle Constitution, ce sont eux qui nomment et révoquent les membres du gouvernement. En outre, ils sont habilités à traduire des civils devant les tribunaux militaires et conservent, de ce fait, une influence non négligeable sur l’institution judiciaire

Opacité

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Personne ne sait cependant comment fonctionne le Conseil. Pour Tewfik Aclimandos, chercheur au Collège de France, « on ignore si les décisions sont prises à l’issue d’un vote. Le maréchal Hussein Tantaoui, 75 ans, qui dirige le CSFA, est le plus âgé. Or l’ancienneté dans l’armée est primordiale. Comme on dit qu’il y a des militaires qui lui doivent leur poste, on en déduit qu’ils se rangent à son avis ». Certains reprochent à Tantaoui de se montrer de plus en plus intolérant et de limiter la liberté d’expression. En ce qui concerne la recherche académique, par exemple, « l’armée est une ligne jaune à ne pas franchir », rapportait une source anonyme citée par un câble de WikiLeaks.

La plupart des membres du Conseil étaient inconnus du grand public avant la révolution. Quelques informations révélées par WikiLeaks peuvent cependant permettre de mieux cerner les nouveaux maîtres de l’Égypte. Un télégramme daté du 23 septembre 2008 dit ainsi du maréchal Hussein Tantaoui qu’il a fait carrière grâce à « son soutien inconditionnel » à Hosni Moubarak. Un autre câble daté du 11 mai 2008 décrit le chef de l’armée de l’air, le maréchal Reda Mahmoud Hafez, comme « férocement loyal au régime, très intelligent et possédant une personnalité de leader, trois qualités qui lui ont permis une ascension rapide » au sein de l’armée. Hafez passe en outre pour ne pas être corrompu, « ce qui est inhabituel parmi les officiers supérieurs de l’armée », poursuit le câble.

Le général Mamdouh Chahine est chargé des questions juridiques et constitutionnelles. Il a supervisé la mise en place de la loi électorale rendue publique le 20 janvier. (Crédit : Amr Dalsh/Reuters)

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Intimidations

Depuis que le Conseil suprême s’est emparé du pouvoir, la manière dont il gère le pays soulève des interrogations. L’armée continue de répéter que son unique objectif est de transmettre le pouvoir aux civils. Mais le 29 septembre, le maréchal Tantaoui a créé un certain émoi en apparaissant dans les rues du centre-ville en costume civil, conduisant certains à l’accuser de nourrir des ambitions présidentielles, ce qu’il a immédiatement nié. Pis, habitués à être adulés par la grande majorité des Égyptiens, les militaires supportent de plus en plus mal la critique. Plusieurs militants, comme Asma Mahfouz, l’une des fondatrices du Mouvement du 6 avril, ont ainsi été convoqués par le procureur militaire pour avoir « diffamé le commandement de l’armée ».

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Le 27 septembre, un communiqué est envoyé à deux chaînes de télévision privées – On TV et Dream –, officiellement pour évoquer des vices de forme dans leurs autorisations, mais il s’agit vraisemblablement d’un avertissement, les deux chaînes étant connues pour leur défiance à l’égard du Conseil suprême. Quelques jours plus tard, une circulaire est adressée par fax à tous les directeurs des rédactions égyptiennes leur demandant de ne publier « aucune information, déclaration, photo ou critique concernant les membres du CSFA ». À cela s’ajoute un discours qui s’apparente trop souvent à celui de l’ancien régime : après les affrontements qui ont éclaté dimanche 9 octobre entre les manifestants coptes et l’armée, le Conseil suprême a mis en garde les Égyptiens contre « les conspirations étrangères qui tentent de déstabiliser la nation ». Il y a aussi une série de décisions incompréhensibles, comme le refus d’adopter une loi interdisant aux cadres du Parti national démocrate (PND, ex-parti au pouvoir) de se présenter aux prochaines élections. Autant de faux pas qui ont conduit les manifestants de la place Al-Tahrir à se demander si les militaires ne tentaient pas de faire échouer leur révolution.

Dossiers sensibles

D’après Tewfik Acliman­dos, « l’armée souhaite voir émerger un régime démocratique solide, qui ne serait plus dépendant d’elle et qui s’attaquerait aux problèmes du pays ».

Le général mohsen al-Fangary. Durant la révolution, il avait effectué à la télévision le salut militaire en hommage aux martyrs. Mais le 12 juillet dernier, il s’est adressé aux manifestants en les pointant d’un doigt menaçant. (Crédit : Sipa)

Mais elle veut aussi un pouvoir civil qui ne remettra en question ni le traité de paix avec Israël ni la politique touristique du pays. « Les Frères musulmans, ajoute le chercheur, sont la seule force à pouvoir constituer une majorité importante au sein de l’Assemblée. Mais la confrérie n’a toujours pas apporté de garantie aux militaires sur les dossiers qui les préoccupent. Et comme ces derniers ne peuvent s’appuyer sur les partis libéraux, trop faibles, ils essayent de réintégrer les anciens du PND. » L’objectif étant de profiter des réseaux du parti dissous en Haute-Égypte et dans le Sinaï, où le tribalisme perdure.

Toujours est-il que lors des récentes manifestations, le slogan « L’armée et le peuple main dans la main » a disparu. Militants des droits de l’homme, intellectuels et habitués de la place Al-Tahrir expriment aujourd’hui leur colère face aux méthodes du Conseil, exigeant le départ du maréchal. La violence sans précédent avec laquelle la manifestation du dimanche 9 octobre a été réprimée aura eu un impact sur la popularité des dirigeants égyptiens. En un soir, ils ont perdu le soutien quasi inconditionnel que leur apportait la communauté chrétienne.

Incompétence

« L’armée a accepté une lourde responsabilité, mais elle n’a pas les compétences requises, explique Khaled Mohamed, membre du Mouvement du 6 avril. Stratégiquement et militairement parlant, ils sont certainement excellents, mais sur le plan politique et économique, ils ne sont pas à la hauteur

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Le général Mohamed el-Asaar est chargé des relations avec les États-Unis. Il s’est fait connaître du grand public grâce à une interview accordé à un célèbre talk-show égyptien. (Crédit : D.R)

Il y a de nombreuses personnalités de différents bords politiques qui auraient pu se charger de gérer notre transition et à qui l’armée devrait remettre le pouvoir. » Mais l’armée continue de jouir d’un appui considérable au sein de la population. D’après un sondage de l’Institut international de la paix de New York, près de 60 % des Égyptiens considèrent le redressement de l’économie et le rétablissement de la sécurité comme les deux priorités. Dans ces conditions, le citoyen lambda n’est pas disposé à retirer son soutien à la seule institution étatique dont le prestige et la stabilité sont sortis indemnes de la révolution. Un autre sondage de l’institut YouGov révèle que 91 % des citoyens se disent favorables à l’armée et 81 % au Conseil suprême des forces armées. Un soutien qui a pu se vérifier après les événements tragiques du 9 octobre. Lors des différentes marches de protestation organisées par les coptes et les révolutionnaires, de nombreux passants se sont époumonés pour prendre la défense de l’armée et s’indigner du manque de patriotisme des manifestants.

Le général Ismaïl Etman est directeur du département des affaires morales. Il est le porte-parole officiel du Conseil suprême des forces armées. (Crédit : Khaled Desouki/AFP)

Certains révolutionnaires vont jusqu’à envisager la possibilité d’une opposition plus frontale si le Conseil s’obstine à les ignorer, mais d’autres rejettent cette éventualité, comme Zeinobia, une célèbre blogueuse égyptienne : « On peut se poser de sérieuses questions au sujet de notre transition démocratique. Mais si on va jusqu’à la confrontation avec l’armée, alors nous aurons définitivement perdu le peuple. Et sans le peuple, on n’est rien. » 

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