Union africaine : Ping en duel avec Dlamini-Zuma
Deux candidats déclarés, deux styles. Entre Jean Ping le consensuel et Nkosazana Dlamini-Zuma l’ambitieuse, la bataille diplomatique est déjà engagée pour remporter la présidence de la Commission de l’Union africaine.
« Mais qu’on me dise ce qu’on me reproche ! » lance Jean Ping. Dans son grand bureau moquetté au dernier étage du siège de l’Union africaine (UA), à Addis-Abeba, le président de la Commission reçoit ses amis avec des accents d’homme blessé. Ping n’a fait qu’un mandat. Il ne comprend pas pourquoi, en vue du prochain sommet de l’UA, en janvier 2012, l’Afrique du Sud présente contre lui une candidate, et pas n’importe qui : Nkosazana Dlamini-Zuma, ex-ministre des Affaires étrangères et ex-épouse du chef de l’État.
Bien sûr, il sait que c’est la règle du jeu. Tous les quatre ans, chaque pays du continent peut présenter un homme ou une femme à ce poste très convoité. Mais traditionnellement, le titulaire du poste – qui s’appelait autrefois « secrétaire général de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) » – effectue deux mandats. Et cette torpille tirée par Pretoria, non, vraiment, Ping ne l’a pas vue venir. Surtout après tous les signaux d’allégeance qu’il avait envoyés au Sud-Africain Jacob Zuma sur le dossier libyen. Alors Ping s’interroge. Pourquoi ce vilain coup de son ami Zuma ?
Ping a bien travaillé. Je ne vois pas pourquoi on ne lui laisserait pas faire un second mandat.
Goodluck Johnathan, président du Nigeria
Bouc émissaire
Explication officielle : le diplomate gabonais est trop francophile. Fin septembre, Jacob Zuma débarque à l’Assemblée générale de l’ONU, à New York, et confie à un chef d’État d’Afrique de l’Ouest : « Ping est dans la main des Français. Il faut quelqu’un d’autre à la tête de l’UA. » Mis au parfum, un proche du Gabonais Ali Bongo Ondimba sursaute : « Mais c’est un argument totalement fallacieux. Pendant toute la crise libyenne, Ping a soutenu avec véhémence la position de l’Afrique du Sud : oui au dialogue, non à l’Otan. Sur Kadhafi, il s’est même opposé à son pays d’origine, le Gabon ! » Pas faux. Le 25 mai, à Addis-Abeba, lors de la conférence de l’Union sur l’état de la paix et de la sécurité en Afrique, le Gabon a défendu le Conseil national de transition (CNT) libyen contre l’avis de Ping. Donc, ce n’est sans doute pas la bonne piste.
La vérité, c’est que Jacob Zuma a vécu l’échec de sa politique du dialogue en Libye comme une humiliation et qu’il veut prendre sa revanche. Feu sur le quartier général de l’UA, bouc émissaire idéal. Zuma est ambitieux. Pour son pays, le chef de l’État sud-africain veut une place au Conseil de sécurité. L’UA peut être un tremplin vers l’ONU. Pour lui-même, il veut un second mandat. L’an prochain, lors du « congrès du centenaire » de sa formation, le Congrès national africain (ANC), prévu à Bloemfontein, il risque d’être battu par son actuel vice-président, Kgalema Motlanthe. Or ce dernier est encore plus anti-Otan que lui. Après la chute de Tripoli, Motlanthe a réclamé la mise en accusation des généraux de l’état-major de l’Otan par la Cour pénale internationale. Pour être réélu à la tête de l’ANC – et donc du pays –, Zuma doit donner des gages aux pro-Kadhafi du parti, notamment à la Ligue des jeunes du très remuant Julius Malema.
"Fraternellement"
Ping peut-il être battu par Dlamini-Zuma ? C’est possible. Face à l’Afrique du Sud, le Gabon ne pèse pas lourd. Comme le dit un diplomate d’Afrique centrale : « Si les Sud-Africains mettent le paquet, je ne connais pas beaucoup de chefs d’État du continent qui oseront monter au créneau contre eux. » Mais notre proche d’Ali Bongo Ondimba répond aussitôt : « Ce sera une belle bataille, Bantou contre Bantou. Je comprends que les Sud-Africains veuillent prendre le contrôle de l’UA, mais nous allons nous battre. [Un silence] Fraternellement… » Hum !
La force de Nkosazana Dlamini-Zuma, 62 ans, c’est d’abord sa personnalité. Elle a de l’expérience et du caractère. Un diplomate français ajoute même : « Ping et Zuma, c’est l’eau et le feu. Lui, c’est un homme plein de rondeurs et confortable. Elle, c’est une emm… qui a mauvais caractère. » Sa force, c’est aussi le soutien de son ami Thabo Mbeki, dont elle a été la ministre des Affaires étrangères pendant dix ans, de 1999 à 2009. D’Abidjan à Khartoum, l’ex-président sud-africain continue de courir le monde et d’offrir ses médiations. À sa protégée, il peut apporter l’appui de ses réseaux politiques et universitaires. En août, à la veille de la chute de Tripoli, il a signé avec 140 intellectuels africains une lettre ouverte contre l’intervention militaire de l’Otan en Libye et la mise hors jeu de l’UA par les ex-puissances coloniales. Un texte si obnubilé par la lutte contre l’Occident que plusieurs universitaires en Afrique du Sud, dont le Camerounais Achille Mbembe, ont refusé de le parapher…
La faiblesse de Dlamini-Zuma, c’est justement ce positionnement très antioccidental que tout le monde ne partage pas en Afrique du Sud. Exemple avec les reportages des grands médias sur la Libye, qui évoquent beaucoup plus les crimes de Kadhafi que ceux de l’Otan. Quelques essayistes libéraux, comme Greg Mills, de la Fondation Brenthurst, s’étonnent que leur gouvernement ferme les yeux sur les massacres en Libye, en Syrie ou en Iran. « L’Afrique du Sud est une démocratie à deux vitesses, une démocratie-voyou », s’écrient-ils. Sa faiblesse, ce sont aussi les errements de son gouvernement qui, le 17 mars à New York, a dit « oui » à la zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye… puis a changé d’avis. « Les Sud-Africains ont voté la résolution 1973 avant de se dédire. Cela a fragilisé la feuille de route de l’UA », lance un ex-ministre des Affaires étrangères d’Afrique de l’Ouest qui défend la réélection de Ping.
Enfin et surtout, la faiblesse de Dlamini-Zuma, c’est ce qu’un diplomate ouest-africain appelle « la prétention de l’Afrique du Sud à exercer une sorte de leadership sur le continent ». Pretoria prétend, et ça agace. En décembre dernier, après la présidentielle ivoirienne, le Nigeria et le Burkina Faso n’ont pas du tout apprécié que l’Afrique du Sud, via Thabo Mbeki, tente de sauver le fauteuil de Laurent Gbagbo. « L’UA fonctionne sur le principe de la subsidiarité, s’énerve notre diplomate. Quand une crise éclate, c’est l’organisation régionale la plus proche qui a la priorité. Pourquoi l’Afrique du Sud vient-elle jouer dans notre basse-cour ? »
À force de tentation hégémonique, les Sud-Africains commettent des gaffes. « Après la chute de Tripoli, c’est Zuma qui a convoqué une réunion du comité ad hoc de l’UA sur la Libye, sans même consulter le président de ce comité, le Mauritanien Aziz », maugrée une source diplomatique à Addis-Abeba. « L’Afrique du Sud veut régenter l’UA et imposer sa loi, s’insurge notre ex-ministre ouest-africain pro-Ping. La dame est en mission pour vassaliser l’UA. » Rien de moins !
David contre Goliath
Une Afrique du Sud qui fait peur… Évidemment, les partisans de Jean Ping, 68 ans, jouent cette carte à fond. Leur stratégie, c’est le petit contre le gros, David contre Goliath. Et leur mot d’ordre : « Pas question qu’un grand pays prenne la Commission de l’UA ! » Tous ensemble, dans un argumentaire déjà bien rodé, les pro-Ping s’exclament : « Zuma à Addis, c’est comme si les Américains voulaient la place de Ban Ki-moon à l’ONU, ou les Français celle de Barroso à l’Union européenne. » Plus subtilement, notre conseiller d’Ali Bongo Ondimba ajoute : « Ce n’est pas un hasard si l’Afrique n’a jamais donné la présidence de la BAD [Banque africaine de développement] à un gros actionnaire comme le Nigeria. Dans toutes ces organisations régionales, les Africains préfèrent élire des présidents issus de petits pays, car ils sont plus ouverts au consensus. Si l’Afrique du Sud avait lancé contre nous la candidature de quelqu’un du Botswana ou de la Namibie, elle nous aurait mis beaucoup plus en danger. »
S’il avait été si bon que ça, les Suds-Africains n’auraient pas pu présenter quelqu’un contre lui.
Un Haut fonctionnaire de l’ONU
Jean Ping champion du consensus ? C’est à la fois sa force et sa faiblesse. Certes, « avec sa feuille de route, il a fait le job sur la Libye, reconnaît un diplomate d’Afrique centrale. Il est apparu comme un militant de l’UA, pas comme un notable assoupi ». Mais « face aux chefs d’État africains qui tiraient à hue et à dia, il n’a pas été assez énergique et a manqué d’autorité, tempère un haut fonctionnaire de l’ONU. S’il avait été si bon que ça, les Sud-Africains n’auraient pas pu présenter quelqu’un contre lui ».
« Sa communication a été désastreuse, souligne pour sa part Paul-Simon Handy, de l’Institut d’études stratégiques de Pretoria. Au nom du principe de la souveraineté nationale, il a pris une position anti-Otan qui n’avait rien d’irrationnel. Mais très vite il est tombé dans le piège de l’antioccidentalisme et du paradigme du joug, avec un discours d’autoflagellation empreint de complexe d’infériorité. » En fait, ajoute le chercheur camerounais, « Ping a montré une trop grande docilité à l’égard des chefs d’État africains. Demain, si Dlamini-Zuma est élue, elle forcera ces chefs d’État à faire des concessions. Elle donnera une plus grande marge de manœuvre à la Commission ».
Qui a le plus d’alliés ? Dans les deux camps, les émissaires commencent déjà à visiter une à une les capitales africaines. Et comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, Jean Ping a profité de l’Assemblée générale de l’ONU, fin septembre à New York, pour lancer sa propre campagne. Pendant deux ans, le diplomate gabonais s’est senti lâché par Ali Bongo Ondimba, qui l’avait soupçonné un temps de vouloir briguer la succession du défunt Omar. Mais aujourd’hui, le différend est oublié. Lors d’un tête-à-tête à Paris, le 1er septembre, en marge d’un sommet sur la Libye, les deux hommes ont mis en place une stratégie de campagne.
Ali Bongo Ondimba peut-il encore changer d’avis et renoncer à soutenir son compatriote, sous la pression de Jacob Zuma ? Il est vrai que le groupe minier sud-africain Samancor Manganese (filiale du géant BHP Billiton) a acquis en 2005 d’importants sites de manganèse dans le Haut-Ogooué et vise une production de 300 000 tonnes par an. Mais au Gabon, remarque un universitaire de Libreville, « l’Afrique du Sud n’est qu’un investisseur parmi d’autres, comme la Chine ou la France. Elle n’a donc pas beaucoup de moyens de pression économiques ».
Qui va gagner ? A priori, la Sud-Africaine peut compter sur les voix des membres de la SADC, l’organisation sous-régionale la mieux structurée du continent, et le Gabonais sur celles des pays d’Afrique centrale. Mais rien n’est simple. Dans le camp Ping, on espère arracher le suffrage de la RDC, et dans le camp Dlamini-Zuma, celui de la Guinée équatoriale. Chaque voix se méritera. Il est certain que l’Angolais José Eduardo dos Santos plaidera la cause de son amie Dlamini-Zuma auprès de tous ses partenaires d’Afrique centrale. « Si Ali veut s’assurer que Sassou et Déby voteront bien pour Ping, il aura intérêt à leur rendre visite », estime notre diplomate d’Afrique centrale.
Les pingres de Pretoria
Depuis longtemps, l’Union africaine (UA) a pris l’habitude de gratter les fonds de tiroir. Cinq pays (Afrique du Sud, Algérie, Égypte, Libye et Nigeria) financent à eux seuls 75 % du budget de fonctionnement de l’organisation. Sauf que cette année ils ne sont plus que quatre – Tripoli n’ayant pas payé depuis 2010, et le Conseil national de transition (CNT) libyen ayant, dans l’immédiat, d’autres priorités. L’Afrique du Sud serait-elle prête à combler le vide ? A priori non. « Pretoria ne met jamais la main à la poche, fait remarquer un ministre ouest-africain des Affaires étrangères. Il est même champion pour affaiblir l’UA. » Dans les chancelleries africaines, on se souvient notamment qu’en 2004, lorsque le président de la Commission de l’époque, Alpha Oumar Konaré, avait proposé de faire passer de 40 à 600 millions de dollars (de 29 à 440 millions d’euros) le budget de fonctionnement de l’UA, c’est l’Afrique du Sud qui avait tout fait capoter. A.K.-G.
Qui vote pour qui ?
Partout, la bataille s’annonce serrée. À l’Est, les Sud-Africains comptent sur les votes de l’Ouganda et de la Tanzanie, les Gabonais sur ceux de l’Éthiopie, du Kenya et du Rwanda… Au Nord, le camp Ping espère que l’Égypte voudra freiner la montée en puissance de la nation Arc-en-Ciel. L’Algérie, elle, a tout intérêt à voir Ramtane Lamamra reconduit au poste de commissaire pour la paix et la sécurité. Or le diplomate algérien fait tandem avec Ping.
Reste l’Afrique de l’Ouest. C’est elle qui fera sans doute la différence. Après l’épisode ivoirien, Ping part avec une longueur d’avance. De bonne source, la Côte d’Ivoire, le Niger, le Sénégal, le Bénin et le Togo semblent décidés à voter pour le Gabonais. Mais les Ivoiriens ne le portent pas dans leur cœur. Ils n’oublient pas ce jour de mars dernier où Ping a voulu nommer à la tête d’une mission de l’UA à Abidjan le Cap-Verdien José Brito, aussitôt récusé par Alassane Ouattara. « Ping, c’est Ping », soupire un proche du chef de l’État ivoirien. Le jeu reste ouvert.
Au final, le Nigeria pourrait bien se retrouver en position d’arbitre. « Ce qui me frappe après les crises de Côte d’Ivoire et de Libye, c’est qu’il y a désormais une vraie rivalité entre l’Afrique du Sud et le Nigeria », remarque Paul-Simon Handy. La compétition pour un siège au Conseil de sécurité de l’ONU n’arrange rien. « Au fond, observe son compatriote Achille Mbembe, cette rivalité affaiblit les deux pays. Le problème de l’Afrique, c’est qu’il n’y a pas une grande puissance capable d’imposer ses vues, ce qui crée un vide dans lequel s’engouffrent les acteurs étrangers comme l’Otan. »
Le Nigeria votera-t-il quand même pour Dlamini-Zuma ? « Je ne crois pas que Goodluck Jonathan fera une passe décisive à son adversaire », dit joliment un diplomate d’un pays voisin. De fait, il y a quelques jours, le président nigérian a confié à l’un de ses pairs d’Afrique de l’Ouest : « Ping a bien travaillé. Il a essayé de trouver un consensus sur la Libye. Je ne vois pas pourquoi on ne lui laisserait pas faire un second mandat. » Goodluck pour Ping ? Oui… À condition que les deux géants anglophones ne concluent pas un marché d’ici à janvier.
Attention, l’élection se fera à la majorité des deux tiers. Le jour du vote, à Addis, il faudra s’attendre à plusieurs tours de scrutin. Si ça bloque, il faudra même renvoyer l’élection au sommet suivant, en juillet 2012. Ping ou Dlamini-Zuma ? « Avec Ping, c’est confort. Les chefs d’État savent qu’ils ont sous la main quelqu’un de souple, un homme qu’ils peuvent convoquer chez eux du jour au lendemain, observe un ex-ministre des Affaires étrangères. Avec Dlamini-Zuma, c’est l’aventure. Ils savent qu’ils ont affaire à quelqu’un de moins commode, mais de plus ambitieux… À eux de choisir. »
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Par Alain Faverie, avec Anne Kappès-Grangé et Philippe Perdrix
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