France : le musée du Quai Branly vu par une anthropologue
Au terme d’une rigoureuse enquête, l’Américaine Sally Price publie un livre sur l’institution parisienne, qui vient de souffler ses cinq bougies… sans, pour l’heure, avoir réussi à s’imposer comme un modèle de musée postcolonial.
C’est un livre qui dérange, mais, contrairement à ce que pourrait laisser croire son titre, ce n’est pas un pamphlet. Au musée des illusions, le rendez-vous manqué du Quai Branly est une enquête remarquable et équilibrée, signée de l’anthropologue américaine Sally Price, à l’origine spécialiste des sociétés marronnes. Connue en France pour son livre Arts primitifs, regards civilisés (École nationale supérieure des beaux-arts, 1995, rééd. 2006), elle s’intéresse aujourd’hui à la manière dont l’Occident considère – et expose – les arts non occidentaux. Rien de surprenant, donc, à ce qu’elle se soit penchée sur l’histoire du musée voulu par le président français Jacques Chirac et qui vient tout juste de fêter ses cinq années d’existence.
Polémiques
En 370 pages fouillées et argumentées, Sally Price raconte la généalogie du projet, sa mise en place, les conditions de sa naissance, remontant bien au-delà de la mythique rencontre, à l’île Maurice, entre le sulfureux collectionneur Jacques Kerchache et le président de la République française. « Alors que je travaillais en Californie sur la mise en place d’une exposition portant sur les arts des Noirs marrons, j’ai été frappée par toutes les idées qui circulaient autour de l’“art primitif” parmi les journalistes, les commissaires d’expo, les enseignants, les designers, se souvient-elle. Je me suis demandé : “Qu’est-ce qu’un ‘connaisseur’ dans ce domaine ?” J’étais à Paris quand j’ai entendu dire que Jacques Chirac voulait donner aux arts non occidentaux la visibilité qu’ils méritent… et j’ai suivi de près toute l’histoire. »
Le livre revient ainsi longuement sur les difficultés et les polémiques qui ont accompagné la création du musée et la mort de ses deux « parents » agonisants, le musée de l’Homme et le musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie. Mais il va bien au-delà, en posant une question fondamentale : avec ce musée, la France a-t-elle réussi à se positionner par rapport à son histoire coloniale ? La réponse semble malheureusement négative. Consulte-t-on les ethnies concernées quand il s’agit d’exposer leurs objets ? « Les négociations sont ouvertes avec des représentants de l’État et non avec des représentants de groupes culturels au sein d’un État. Elles se déroulent par la voie de la persuasion diplomatique au niveau des ambassades, jamais par la reconnaissance de visions culturelles particulières qui sacralisent la propriété de tel ou tel objet », écrit Price. Et si elle reconnaît que certaines expositions de qualité sont organisées par le Quai Branly, elle pointe du doigt des manques gênants au niveau du plateau des collections.
On a systématiquement effacé les conditions dans lesquelles ces objets sont venus en France, et ce, même à la fin du XXe siècle, par le biais de circuits pas toujours très nets.
« On a systématiquement effacé les conditions dans lesquelles ces objets sont venus en France, et ce, même à la fin du XXe siècle, par le biais de circuits pas toujours très nets », dit-elle, regrettant qu’il existe toujours, au sein du musée, un fossé entre « the West and the rest » – les objets européens, par exemple, ne « dialoguant » pas avec ceux des autres continents. Enfin, elle insiste sur le poids, au sein de l’institution, des collectionneurs et des marchands, très écoutés alors qu’ils ont des intérêts financiers bien éloignés de toute considération scientifique. Un constat que faisait déjà, en 2006, Anne-Christine Taylor, l’actuelle directrice du département de la recherche et de l’enseignement du musée. Cette dernière concluait en effet une conférence à l’École normale supérieure en affirmant que la présence des collectionneurs était « encombrante, voire embarrassante pour le musée, mais aussi profitable, voire nécessaire ».
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