« Les vieux fous », ou la barbarie coloniale française revisitée par Mathieu Belezi

Sans prendre de gants, l’écrivain Mathieu Belezi livre sa vision de la colonisation française en Algérie. Les vieux fous est un roman sombre, glaçant et proche du réel.

Le romancier Mathieu Belezi. © Serena Eller Vainicher/Flammarion

Le romancier Mathieu Belezi. © Serena Eller Vainicher/Flammarion

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Publié le 17 octobre 2011 Lecture : 5 minutes.

Il est obèse, centenaire, raciste, sexiste et antisémite. Il s’appelle Albert Vandel et il est le personnage central des Vieux Fous, le dernier roman de Mathieu Belezi. Dans un style lyrique et violent, Vandel, « premier et dernier colon d’Algérie », raconte cent ans de conquête coloniale. Le roman commence en 1962, alors que Vandel est acculé par « ces foutus ratons ». Mais il en est persuadé, « ils ne (l)’auront pas ». Car ce vieux fou, imprégné par un siècle d’idéologie coloniale raciste et arrogante, n’a plus une ombre de lucidité. Persuadé de sa toute-puissance, il croit en une « éternité algérienne », « où nous pourrions enfin vivre en paix, entre chrétiens de haute race ». Dans ce livre, il se souvient avec délectation de la pacification des territoires, des fêtes du centenaire de 1930, où les colons célébraient une Algérie française et triomphante. « Plus qu’un personnage, Vandel est une métaphore de l’occupation. Il aurait pu être ailleurs, au Maroc ou en Indochine. Il incarne toute la folie, la démesure et la violence qu’a engendrées l’aventure coloniale », explique Belezi.

Crudité. Du début à la fin, le lecteur n’a pas d’échappatoire. Le sang, le sperme, la sueur sont partout. Les humiliations, les viols, les meurtres d’enfants sont racontés avec une crudité parfois insoutenable. Des « colonnes infernales », mises en place par le général Bugeaud, à l’épidémie de choléra qui ravage Alger, en passant par l’arrestation arbitraire d’un médecin juif, Vandel ne nous épargne rien. Et comme Ouhria, sa bonne et interlocutrice, on a envie de lui dire : « Foutez-moi la paix, monsieur Albert. »

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« Et pourtant, je n’en ai absolument pas rajouté. Tout ce que je raconte a existé, je n’ai rien inventé. On coupait des têtes pour impressionner les villageois, on enfumait des tribus dans les grottes, on vendait les femmes. La colonisation a été une effroyable tragédie », explique le romancier. Pour ce livre, il a relu les travaux de l’historienne Annie Rey Goldzeiguer, mais aussi des lettres d’officiers envoyés en Algérie et qui racontent à leur famille la sauvagerie de la conquête. « Mais ils ne voyaient pas le mal. Ils étaient chez les barbares. » Il a aussi relu les Cahiers du centenaire, les discours « effarants » prononcés en 1930, et s’est souvenu qu’au XIXe siècle, dans la Revue des deux mondes, on parlait purement et simplement d’« extermination ». Pour mettre en appétit, le livre s’ouvre d’ailleurs sur une citation du général Bugeaud : « J’ai soumis le fanatisme des Arabes, à tel point qu’ils sont aujourd’hui soumis comme des moutons. »

« Et dire que quand j’étais enfant on me décrivait Bugeaud comme un héros », se désole l’auteur.

Désireux de rafraîchir la mémoire française, Belezi souhaite sortir les cadavres des placards.

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Quand on connaît l’état des relations franco-algériennes et la sensibilité extrême du sujet colonial en France, on peut penser que Mathieu Belezi a pris des risques en rouvrant le débat. « C’est une histoire si révoltante que plus personne ne veut en entendre parler », assène la dernière phrase du roman. Certains l’accuseront peut-être de vouloir de nouveau pousser les Français à la repentance, d’occulter les fameux « aspects positifs de la colonisation » pour en exacerber au contraire la barbarie. Mais Belezi ne cherche pas à choquer pour choquer. Désireux de rafraîchir la mémoire française, il veut sortir les cadavres des placards et mettre des mots sur une x de violence qui a duré un siècle, qui a réuni droite et gauche et qui s’appuyait avant tout sur l’idée d’une hiérarchie entre les races. 

Kamel Daoud bientôt primé ?

Né en 1970 à Mostaganem (Algérie), Kamel Daoud est journaliste au Quotidien d’Oran où il tient la chronique « Raïna Raïkoum ». Il est aussi l’auteur d’un recueil de nouvelles, Le Minotaure 504, paru aux éditions Sabine Wespieser. Il fait partie des 12 lauréats du prix Wepler-Fondation La Poste qui sera remis le 14 novembre 2011. Dotée de 10 000 euros, cette récompense littéraire n’est pas tout à fait comparable aux autres : son jury est tournant, indépendant, composé de lecteurs et de professionnels. Elle privilégie la création qui « prend le risque d’une langue neuve – au prix parfois d’une certaine marginalisation ». Nicolas Michel

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 « Je ne cherche pas à culpabiliser, mais j’en ai marre de l’amnésie française. C’est peut-être pour ça que je vis en Italie. Les Américains ont su, par exemple, filmer les horreurs du Vietnam. Moi j’aimerais qu’on fasse un film de ce livre. Finalement, la conquête de l’Algérie, c’est un peu notre western ! »

Insatisfait de ce qu’il entend dans les médias sur le sujet, il a été profondément choqué par l’accueil qu’a réservé le « lobby » pied-noir au dernier film de Rachid Bouchareb. Quant à ceux qui lui reprocheront de n’avoir aucune légitimité, puisqu’il n’est jamais allé en Algérie et n’a pas connu la colonisation, il répond avec sérénité. « La littérature a tous les droits. Elle permet d’investir des lieux où l’on est jamais allé, de ressentir ce que ressent une femme même quand on est un homme. Et la littérature peut dire ce que les politiques et les historiens ne peuvent pas dire. »

Les vieux fous, Mathieu Belezi, Flammarion, 432 pages, 22 euros

Horreur. Les Vieux Fous sont avant tout une œuvre littéraire, où le style l’emporte sur les idées, où le lyrisme défie les concepts. Belezi réussit à maîtriser un style baroque et poétique qui emprunte à la fois à Faulkner et au réalisme magique de la littérature sud-américaine. « Je n’aurais pas écrit ce livre si je n’avais pas trouvé un souffle, une musicalité. Il faut avoir un fort support stylistique pour décrire cette horreur, sinon c’est infernal. » Cela donne un roman à la croisée du chant épique et du délire, où le burlesque le dispute au tragique.

« Finalement, peu d’écrivains ont dénoncé la conquête algérienne. Bien sûr, il y a eu Bourdieu, Tocqueville ou Fromentin », ajoute Belezi, qui, quitte à être qualifié d’empêcheur de tourner en rond, se passionne pour cette période trouble. Après C’était notre terre qui racontait la vie d’une famille de colons dans un grand domaine algérien, Belezi voudrait à présent dire l’histoire d’une famille de colons très pauvres affrontant la maladie et la faim. « Bizarrement, la littérature a peu investi ces territoires. Parler de la guerre, c’est facile, chaque camp est clairement identifiable. Mais raconter le quotidien de la colonisation est beaucoup plus compliqué. Le colon, c’est n’importe qui, c’est vous, c’est moi. » 

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