Printemps arabe : à Djerba, les Amazighs unissent leurs voix

Portés par la révolution libyenne, les Berbères veulent désormais unir leurs voix et peser politiquement. Première tentative lors de leur sixième congrès mondial, du 30 septembre au 2 octobre, à Djerba.

La grand-messe a réuni des délégués venus des pays du Maghreb et de la diaspora. © Nicolas Fauqué/www.imagesdetunisie.com

La grand-messe a réuni des délégués venus des pays du Maghreb et de la diaspora. © Nicolas Fauqué/www.imagesdetunisie.com

Publié le 18 octobre 2011 Lecture : 8 minutes.

En ce début d’automne, les établissements de l’île tunisienne ne font pas le plein de touristes. C’est donc avec bienveillance que les employés de l’hôtel Alkantara (« le pont », en arabe) accueillent les retrouvailles des militants amazighs. Bien qu’un peu intrigués au départ par cet arrivage bigarré, les locaux sont curieux de cette culture et de cette langue, qu’ils connaissent mal. « Ici, il y a bien quelques Berbères, mais ils restent très minoritaires », explique Salem, habitant de Djerba qui se dit « arabe et musulman comme tous les Tunisiens ». Or il y a bien des berbérophones à Djerba, notamment les Guellala, une population en grande partie arabisée. La généralisation de l’enseignement depuis Bourguiba a effacé progressivement les traces de la présence berbère.

Un constat partagé par Khadija Ben Saïdane, présidente de l’Association tunisienne de la culture amazigh, qu’elle vient de créer. « Les Amazighs sont certes une minorité, mais ils méritent que leurs droits soient reconnus politiquement et culturellement. Sous le régime Ben Ali, nous avons fait épingler le gouvernement tunisien par l’ONU pour discrimination », se félicite cette jeune femme de 26 ans qui poursuit des travaux de recherche sur la culture amazigh. Élue vice-présidente de ce Congrès mondial amazigh (CMA), elle devra donner corps au mouvement berbère dans son pays. Aujourd’hui, la priorité est à la politique. Face à la défiance des partis et des élites de Tunis, Ben Saïdane dénonce un « négationnisme » et envisage de se porter candidate à l’Assemblée constituante pour défendre la reconnaissance de l’amazighité dans la future Loi fondamentale.

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Organisé à Djerba à la fois pour donner une impulsion au mouvement berbère tunisien naissant et saluer la montée en puissance réelle des « frères libyens », le CMA prend ses marques dans un hôtel discret, à l’écart de l’animation toute relative de la zone touristique. La grand-messe brasse de plus en plus large, avec des congressistes venus des îles Canaries, du Maroc, d’Algérie, de Libye et de la diaspora, surtout européenne. La plupart ne se sont pas vus depuis le précédent congrès, à Meknès, en 2008. Rachid Belkhir est originaire de Aïn Touta, dans la wilaya de Batna (Est). Ce Chaoui, directeur d’une école d’infirmiers, assiste pour la première fois à un CMA. Il est venu par la route avec un ami, berbère comme lui. Chez lui, Belkhir est une mini-célébrité. En octobre 2000, il avait saisi la justice contre le refus de la mairie d’Aïn Touta d’inscrire ses jumeaux sur les registres de l’état civil. Pour les autorités locales, les prénoms de Gaïa et Macipsa « ne sont pas algériens ». Après trois ans de procédure, il obtient gain de cause. À Djerba, un militant de France lui suggère de créer une association consacrée à la question des prénoms.

Nouveau dispositif

Ce genre de rencontres est la raison d’être du CMA. Depuis sa création, en 1995, en France, le congrès garde des liens très forts avec l’Hexagone, où vit d’ailleurs une importante diaspora. Jusque-là, le français était la langue de communication principale du CMA, permettant de rallier les non-berbérophones sans utiliser l’arabe. Cette année, l’arrivée de non-francophones a posé quelques soucis de traduction, allongeant d’autant la durée des interventions. Car, en plus du protocole linguistique, il fallait aussi gérer les sensibilités régionales. En Algérie, les Kabyles mènent depuis l’indépendance le mouvement berbériste, ce qui froisse parfois les Chaouis et les Mzabis, deux autres composantes berbères du pays. Lors du congrès, des invités de ces deux régions ont contesté la répartition des délégués élus au Conseil fédéral du CMA. Les anciens statuts prévoient 10 sièges pour les Marocains, 10 pour les Algériens, 10 pour la diaspora, 3 pour les Canaries, 4 pour les Touaregs, 2 pour les Libyens. Approuvé lors de ce congrès, le nouveau dispositif ajoute 5 représentants pour la Tunisie et porte le nombre de délégués libyens à 5. Mais lors des conciliabules entre congressistes, le ton est monté entre Algériens. Les Kabyles, venus en force, proposent 2 places sur 10 aux Chaouis et Mzabis, qui en réclament 4. Niet. Les Chaouis et les Mzabis quittent le congrès, furieux. « C’est une hogra ! Nous sommes autant amazighs que les Kabyles ! » s’indigne un Chaoui. En coulisses, les associations kabyles admettent qu’elles se méfient de certaines personnes, soupçonnées d’être à la solde du pouvoir algérien.

Consensus

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Le journaliste marocain Mounir Arjdal s’essaie à l’exégèse des statuts du CMA : « En théorie, seules les associations formées, actives depuis plus de deux ans et cooptées par des membres sont admises. En pratique, les invités du congrès ne doivent même pas se porter candidats. » Il en va ainsi entre Berbères : le consensus est systématiquement recherché, même quand le conflit paraît inévitable. Au fil du congrès, les jeunes militants présentent leurs candidatures aux responsabilités. Prudents, les sages se succèdent pour leur rappeler que « tout poste est une charge, pas une distinction ». La tradition des jamaa [assemblée tribale, NDLR] demeure, et le consensus est préservé.

Juste après l’ouverture des travaux du congrès, le 1er octobre, toute la salle s’est levée pour l’hymne national libyen, en amazigh bien sûr. Debout, Fethi Benkhlifa savoure le moment. Quelques jours plus tôt, le 26 septembre, l’homme avait frappé un grand coup en organisant une conférence nationale amazigh à l’hôtel Al-Mahary de Tripoli, où une assemblée de jeunes militants, d’étudiants, d’intellectuels et de notables était venue assister à la naissance d’un front (lobby ? futur parti ?) berbère. Impensable sous Kadhafi ! Pour marquer le coup, une foule de manifestants déploie le drapeau amazigh sur la place des Martyrs, où la sécurité est assurée par les rebelles du Djebel Nafoussa. Une véritable démonstration de force, à l’heure où les discussions sur la future Constitution divisent déjà Arabes et Amazighs. « La déclaration constitutionnelle d’août dernier nous a déçus. Nous, Amazighs, récusons le maintien de l’arabe comme seule langue officielle de la nouvelle Libye », tonne Fethi Benkhlifa.

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Fethi Benkhlifa ou la fierté retrouvée

Élu à la tête du Congrès mondial amazigh, ce militant libyen de la première heure veut convertir le rôle des siens pendant la révolution en capital politique dans l’après-Kadhafi.

C’est un homme pressé mais discret. À 46 ans, Fethi Benkhlifa (crédit photo : Nicolas Fauqué/Imagesdetunisie.com) a déjà une vie bien remplie derrière lui. Homme aux multiples casquettes, il a vécu en exil près de vingt ans. Déjà enfant, il prend conscience de son identité amazigh : « Je suis redevable à ma grand-mère de la moitié de ma culture populaire. Elle ne parlait pas d’autre langue que le tamazight. » Ingénieur en énergie atomique, formé à Moscou, il retourne au pays mais ne trouve pas sa place dans le système Kadhafi. Militant amazigh depuis ses années d’étudiant, il trouve un point de chute à Rabat, où il épouse la fille de l’actuel ministre des Affaires islamiques et intellectuel amazigh Ahmed Toufiq. Cette parenté avec le Makhzen ne le protège pas de la vengeance du « Guide ». Sur pression de Kadhafi, il est expulsé du Maroc en 2010, après seize ans de résidence, et doit abandonner affaires et famille.

Apatride, privé de documents officiels, il émigre aux Pays-Bas. Au fonctionnaire néerlandais qui lui prépare de nouveaux papiers, il explique que le patronyme même est cause de soucis sous Kadhafi. « Vous êtes maintenant dans un pays libre, choisissez le nom qui vous convient ! » rétorque le Batave. Résultat, Dr Benkhlifa devient Mr Nkhlifa, né à Zawara, Libye. Une revanche symbolique mais attestée par la carte de résident. Aujourd’hui, Benkhlifa est officiellement conseiller du nouveau ministère de la Justice et continue de voyager entre les Pays-Bas, la Libye et le Maroc. Son portable marocain « fonctionne partout ». Car s’il garde des attaches à Rabat, où sa femme et le puîné de ses enfants habitent toujours, il enchaîne les voyages depuis huit mois pour faire entendre la cause des Amazighs libyens. Le 26 septembre, il coordonne, à Tripoli, la Conférence nationale amazigh. Depuis, il continue de faire pression sur le Conseil national de transition pour obtenir l’officialisation de la culture amazigh dans la future Constitution.

Redite ? Pour ce militant laïc, le danger n’est pas tant l’islamisme des Frères musulmans que le consensus lâche autour de la charia : « En tant qu’Amazighs, nous sommes opposés à l’uniformité culturelle, qu’elle soit sous la bannière de l’arabe ou de l’islam. » Tant que la libération totale de la Libye n’est pas achevée, l’idée d’un parti politique berbère n’est pas à l’ordre à jour. Mais après ? « Tout est possible. » Visage médiatique de la fierté retrouvée des Berbères de Libye aujourd’hui, opposant amazigh demain ? Pour Benkhlifa, l’avenir pourrait être une redite du passé.

En coulisses, ce militant a bien préparé son élection à la tête du congrès. Le soutien du Marocain Khalid Zerrari – vice-président dans l’équipe précédente menée par le Kabyle Lounès Belkacem – est un atout supplémentaire. Jusqu’à la dernière minute, Zerrari laisse planer la possibilité d’une candidature, avant d’être reconduit à son poste, à 5 heures du matin.

Lobbying

En fin de congrès, les alliances se nouent enfin. Le nom de Benkhlifa revenait déjà en force dans les milieux associatifs amazighs pour succéder à Belkacem. « C’est l’alliance de l’argent libyen, du capital militant kabyle et de la modération marocaine », se félicite, malicieux, le vieux briscard. Mais ces manœuvres dépassent un peu certains militants « de base » aux préoccupations plus terre à terre. Parmi eux, Soraya Sough, présidente de l’association féministe Antinea, qui voudrait que le CMA se professionnalise davantage. « Les véritables enjeux pour les Amazighs se jouent à un niveau international, dans les comités onusiens contre la discrimination et pour les droits des minorités », précise cette Kabyle basée à Barcelone. Dans un mouvement de défi, elle se porte même candidate à la présidence, avant de claquer la porte. Revenue à de meilleurs sentiments le lendemain, elle continuera son lobbying pour faire du CMA une ONG écoutée à l’international. Le congrès se termine par les échanges de cartes et les contacts pris pour l’avenir. En 2009, Jeune Afrique s’inquiétait des dérives possibles de l’amazighité : « Les menaces viennent du CMA, fondé en 1995. […] Objectif de cette ONG qui agit dans l’ombre de l’ONU : la renaissance d’une nation tamazgha qui englobe l’Afrique du Nord, le Sahel et les Canaries. » Aujourd’hui, après la constitutionnalisation de l’amazighité au Maroc, la poussée des Berbères libyens et la dédramatisation de la question en Tunisie, il est permis d’espérer une autre issue.

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Youssef Aït Akdim, envoyé spécial à Djerba

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