Béji Caïd Essebsi : « Si la Tunisie a besoin de moi, je suis toujours là… »
Respecter la révolution tunisienne sans tomber dans les règlements de comptes. Le Premier ministre Béji Caïd Essebsi est satisfait de son bilan. De quoi jouer les prolongations ?
Constituante tunisienne : les enjeux d’une élection historique
Jeune Afrique : Après les élections du 23 octobre et huit mois aux affaires, vous laisserez la place à un nouveau gouvernement. Quel bilan tirez-vous de votre action ?
Béji Caïd Essebsi : Lorque j’ai accepté cette mission, j’espérais que la Tunisie serait dans une meilleure situation à mon départ qu’à mon arrivée. Je l’ai dit. Ce pari est gagné. La stabilité et la pérennité de l’État sont assurées. La sécurité est revenue, même s’il y a encore quelques incidents. Nous avons mené à bien l’année scolaire 2011… Nous avons également été solidaires du peuple libyen, avons rétabli le prestige de la Tunisie et retrouvé la confiance de plusieurs pays, comme ceux du Golfe. Je me suis rendu en Algérie et au Maroc. Nous avons renoué des relations à haut niveau avec la France, notre premier partenaire européen. Nous avons en outre été invités, et c’est une première pour la Tunisie, à la réunion du G8 à Deauville, où nous ont été promis des financements importants. Le gouvernement a donc fait l’essentiel, et l’armée, républicaine, a bien joué son rôle.
On vous reproche néanmoins de ne pas avoir suffisamment favorisé la rupture avec le système Ben Ali. Des partis se demandent si Caïd Essebsi n’a pas contribué à la contre-révolution…
D’abord, la révolution s’est faite contre l’injustice, l’absence de libertés, la corruption, et certainement pas en faveur de tel ou tel parti. Si certains essaient de récupérer la révolution, ce sont eux qui créent la contre-révolution. En ce qui concerne le gouvernement, nous respectons la révolution et essayons de canaliser la jeunesse dans la voie vertueuse de la démocratie sans la pagaille.
Mon avenir est derrière moi et ceux qui me connaissent savent que je suis un homme sérieux. Je ne veux pas flatter le peuple en le caressant dans le sens du poil. Nous avons rompu avec le passé sans remettre en question les équilibres du pays, ni tomber dans les règlements de comptes. Pendant vingt-trois ans, rares sont ceux qui n’ont pas coopéré avec le régime Ben Ali. Ce n’est pas au Premier ministre de poursuivre les gens sans preuve. Tous ceux qui ont géré le pays sous Ben Ali ont fait l’objet d’investigations menées par la Commission indépendante sur la corruption présidée par Abdelfattah Amor, qui a étudié 9 000 dossiers et déféré à la justice 3 200 d’entre eux… Il y a actuellement une dizaine d’anciens ministres en prison, sans compter ceux qui sont poursuivis mais laissés en liberté… Pour satisfaire les impatients, on ne peut pas liquider toute la police et toute l’administration… Je ne veux pas me transformer en homme injuste et revanchard.
Sauf que, pendant ce temps, certains membres du système Ben Ali sont restés en place, notamment dans la police, la justice et les médias…
Je ne le conteste pas. Mais les grandes réformes sont prévues après les élections, car on ne pouvait pas s’attaquer à certains dossiers comme un éléphant entrerait dans un magasin de porcelaine. Exemple avec la justice : nous avions demandé aux magistrats une liste [de ceux qui se sont écartés de leur devoir, NDLR] et je m’étais engagé à prendre les mesures appropriées contre les personnes incriminées tout en leur donnant l’occasion de se défendre. Jusque-là, nous n’avons pas reçu cette liste. Idem pour ceux qu’on appelle « les symboles de l’ancien régime »…
Le gouvernement aurait pu prendre les devants…
Ce n’était pas à moi de faire ce travail. Il y a des tonnes d’archives au siège du RCD [Rassemblement constitutionnel démocratique, l’ancien parti au pouvoir dissous]… Qui plus est, je n’étais pas d’accord avec l’article 15 du projet de décret-loi relatif à l’élection de l’Assemblée constituante, car il préconise une sanction collective [l’inéligibilité des responsables du RCD], alors qu’une sanction est individuelle. Cela dit, je ne fais aucune objection à son application.
Et les médias publics et privés dirigés par des piliers de la machine de propagande de Ben Ali, n’est-ce pas curieux ?
D’abord, les médias sont maintenant libres, parfois jusqu’à la licence. La télévision nationale est contre le gouvernement. Certains vont jusqu’à nous insulter moi et ma famille.
Décidément, les lendemains de la révolution sont incertains et tumultueux…
Oui. Primo : il est beaucoup plus difficile de préserver la liberté pendant la transition que de l’arracher aux dictateurs. Secundo : il est beaucoup plus difficile de préserver la liberté contre les excès de ceux qui prétendent la défendre que contre ses adversaires. Tertio : pour passer d’un état de quasi-dictature à un état de liberté, il n’y a pas de baguette magique. Le chemin est long et semé d’embûches.
Quel est votre rôle dans ces élections ?
Nous espérons d’abord qu’elles se dérouleront dans le calme, l’ordre et la discipline. Ce gouvernement ne les organise pas, il y a une instance indépendante qui s’en charge [Instance supérieure indépendante pour les élections, Isie]. Mais il fournira tous les moyens nécessaires pour que ces élections se déroulent dans les règles de l’art. L’UGTT [Union générale des travailleurs tunisiens] a pour sa part suspendu les grèves pendant toute la durée de la campagne électorale, c’est tout à son honneur. Le gouvernement n’a pas de parti, ne favorise aucun courant, et ses membres se sont astreints à ne pas être candidats.
Comment jugerez-vous qu’elles sont réussies ?
Elles le seront si elles arrivent à dégager une majorité qui parvient à gouverner dans la cohésion, avec une Constituante qui peut élire un président et former un gouvernement rapidement.
Ne craignez-vous pas une contestation du verdict des urnes ?
J’espère que les Tunisiens auront suffisamment de maturité pour accepter ce verdict, sinon cela enlèverait tout crédit au processus démocratique. La Tunisie a une énorme responsabilité dans la réussite du Printemps arabe. Il y aura certes de mauvais coucheurs qui préparent déjà la contestation en semant le doute sur la volonté du gouvernement à respecter ses engagements. Mais ces combats d’arrière-garde ne menacent pas le processus électoral. Nous respecterons le résultat des élections, quel qu’il soit.
Vous vous exprimez comme si vous alliez rester au pouvoir. Soyons clairs : quelles sont vos intentions après le 23 octobre ?
Je vais rendre mon tablier à l’Assemblée constituante. C’est elle qui sera souveraine et désignera l’exécutif. En ce qui me concerne, être au service de l’État et de la nation, c’est pour la vie. Donc, si mon pays a besoin de moi, je suis toujours là. Mais cela ne veut pas dire que je vais m’accrocher au pouvoir. Et lorsque le temps viendra de partir, je le ferai sans amertume, sans états d’âme, et avec la satisfaction du devoir accompli. Je suis aussi assez conscient des turpitudes du pouvoir pour reconnaître qu’il faut savoir partir avant que l’on me dise « dégage ! ».
Et si la Constituante vous proposait une haute fonction ?
Je répondrais selon les circonstances et je me demanderais si je suis vraiment utile. Je n’aime pas les postes. Mais si je juge que je suis capable d’assumer des responsabilités, je le ferai en toute conscience.
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Propos recueillis à Tunis par Abdelaziz Barrouhi
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