Maroc : la fatwa, un enjeu politique

Tolérés par les autorités marocaines pour contrecarrer les prédicateurs orientaux, les avis religieux sauvages – et parfois saugrenus – prolifèrent, créant un véritable « marché des biens de salut ».

Au Maroc, les avis religieux ont un statut officiel . © Mustafa Ozer/AFP

Au Maroc, les avis religieux ont un statut officiel . © Mustafa Ozer/AFP

Publié le 14 octobre 2011 Lecture : 3 minutes.

Depuis le printemps dernier, une fatwa en apparence loufoque alimente débat public et bruits de salon dans le royaume chérifien. Le controversé cheikh Abdelbari Zemzami y explique que « l’islam autorise l’acte sexuel sur un cadavre quelques heures après la mort », pour peu que cette « relation » nécrophile soit du fait d’un veuf qui vient de perdre son épouse. Réactions horrifiées des médias, tollé dans la société civile marocaine, mais Zemzami persiste et signe.

L’islam autorise l’acte sexuel sur un cadavre quelques heures après la mort.

Le cheikh Abdelbari Zemzami

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Interrogé, le cheikh n’en démord pas : « Les gens s’étonnent de choses qu’ils ignorent. Quand je dis que l’époux veuf a le droit, selon la charia, d’avoir une relation intime avec son épouse défunte, je ne fais qu’appliquer la tradition islamique. Le Coran explique que le mariage ne s’interrompt pas avec la mort et promet aux époux des retrouvailles au paradis. » Et le cheikh de dérouler sa casuistique à toute épreuve : « La femme doit obéissance à son époux en matière sexuelle, sinon le mariage n’a plus de fondement. » Comment recueillir le consentement d’une personne défunte, honorable cheikh ? La réponse fuse : « Vous appliquez là des jugements occidentaux sur une loi qui est islamique. Dans notre tradition, le consentement n’est pas une condition des rapports conjugaux. » Et d’ajouter, malicieux : « Là où vous vous offusquez d’une attitude immorale, je préfère voir une preuve d’amour conjugal. » Zemzami concède que ce comportement est anormal mais excusable : « Vous savez, ces questions ne sont pas très complexes. La solution est souvent toute trouvée dans le Coran ou la Sunna [tradition du Prophète, NDLR]. »

Pareilles affirmations sembleraient anecdotiques si la fatwa n’était un enjeu politique. Au Maroc, les avis religieux ont un statut officiel : depuis avril 2004, une commission de l’Ifta (consultation canonique) a été instituée par dahir (décret royal). Cette instance émane du Conseil supérieur des oulémas, lui-même présidé par le roi, en sa qualité de Commandeur des croyants, et réactivé en 2000. Or cette instance n’exerce pas de monopole strict sur les fatwas, qu’elle distille au compte-goutte. Ne sont d’ailleurs du ressort exclusif de cette instance officielle que les avis relatifs aux affaires politiques. Selon le militant laïc Ahmed Aassid, membre de l’ONG Bayt al-Hikma, « la fatwa doit être institutionnalisée afin justement d’éviter la prolifération des avis personnels et individuels ». Zemzami, qui siège au Parlement depuis septembre 2007, développe un discours tout en nuances : « La fatwa doit rester libre. Sujets politiques mis à part, rien ni personne ne peut limiter l’expression d’avis religieux. »

Ruse

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Les prétentions de l’État à reprendre en main la production de sens religieux se heurtent à la pratique quotidienne d’un islam mondialisé, où les biens et services religieux s’échangent comme sur un marché. En outre, en transformant les diplômés détenteurs d’un savoir religieux « légitime » en fonctionnaires, il a réduit leur prestige aux yeux de la population, qui s’est tournée, technologie aidant, vers les prédicateurs orientaux. Il y a trente ans, on échangeait sous le manteau les cassettes du cheikh égyptien Abdelhamid Kichk. De même, Youssef al-Qaradawi, prédicateur vedette d’Al-Jazira, méconnaît aujourd’hui totalement les frontières quand il se prononce sur la licéité du crédit à la consommation pour les Marocains. En 2006, la commission de l’Ifta réagit d’ailleurs très vivement en accusant Qaradawi d’avoir « outrepassé les limites de la bienséance, et commis de grossières erreurs en matière de savoir et d’éthique, et en premier lieu celle qui consiste à empiéter sur le droit des oulémas du Maroc à émettre des fatwas au service de leurs compatriotes ».

Pour Abdelhakim Aboullouz, chercheur associé au centre Jacques-Berque de Rabat, la tolérance des autorités marocaines vis-à-vis des fatwas « sauvages » participe de la tentative de relocaliser, sous la bannière du rite malékite, la diffusion du savoir religieux. Ce spécialiste du salafisme y voit une ruse qui consiste à « noyer les muftis intégristes sous un flot d’avis divergents pour limiter l’influence des prédicateurs orientaux ». Une stratégie du fou plutôt risquée… 

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