Rachid Sfar : « La Tunisie n’a pas reçu l’appui qu’elle mérite »
Réformiste de la première heure, ancien ministre, l’avant-dernier chef de gouvernement de Habib Bourguiba, Rachid Sfar, déplore la frilosité de la communauté internationale à l’égard de la Tunisie et livre sa vision d’un nouveau modèle de développement.
Plusieurs fois ministre sous Habib Bourguiba, Rachid Sfar (en photo ci-dessous), 78 ans, qui avait sorti le pays d’une grave crise économique en 1986-1987 et posé les jalons, dès 1992, du statut avancé de la Tunisie avec l’Union européenne (UE), a toujours affiché ses convictions. Durant l’ère Ben Ali, le fils de Tahar Sfar, cofondateur du Néo-Destour, le parti nationaliste tunisien, pratique ce qu’il désigne comme « une cohabitation forcée ».
D’abord éloigné de Tunis en tant qu’ambassadeur auprès de l’UE, il garde ses distances avec le pouvoir. Pour entraver ses marges de liberté, Ben Ali le désignera d’office en 2005 comme membre de la Chambre des conseillers et membre, non élu, du comité central du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD). Celui qui a choisi, symboliquement, la Journée mondiale du refus de la misère, le 17 octobre, pour entamer l’écriture de ses Mémoires est un Maghrébin convaincu qui souhaite que « les hommes trouvent un moyen de vivre ensemble dans la paix et la dignité ». Il revient pour J.A. sur la révolution, ses enjeux et ses dangers, et souligne la nécessité de remettre l’économie sur les rails au plus vite.
Jeune Afrique : Votre reconstruction de l’itinéraire militant de Tahar Sfar, votre père, vous a conduit à une réflexion sur les dérives du pouvoir dont a pâti la Tunisie.
Rachid Sfar : Le mouvement réformiste était porteur de démocratie et les Tunisiens en avaient vu les effets, mais la personnalité de Bourguiba, à qui l’on doit par ailleurs beaucoup, a induit une dérive autoritaire dès le début des années 1930. Avec Ben Ali, il y a eu tromperie dès le départ et tout le monde a applaudi. En 1988, j’avais été le seul à signaler qu’il n’y avait pas lieu d’amender la Constitution pour la présidence à vie. Bourguiba parti, elle disparaissait de facto. Cette modification a en réalité affaibli le rôle du Premier ministre. Mais on m’avait signifié que je n’avais pas à protester !
Les promesses de soutien à la Tunisie émanant du G8 n’ont convaincu personne. Que peut attendre la Tunisie d’une Europe en crise ?
Le geste qui me semble assez conséquent est l’annulation, soutenue par Barack Obama, d’une partie de la dette égyptienne. Il correspond à une situation historique et exceptionnelle qu’il faut encourager avec un signal fort. Tout le reste, notamment ce qui a été dit au cours du G8, me paraît du cinéma. Rien de précis et rien d’extraordinaire par rapport aux modes de financement passés. Chaque fois que nous avons eu des projets bancables, nous avons bénéficié de financements de la Banque mondiale, de la Banque européenne d’investissement [BEI], de la Banque africaine de développement [BAD]. Au G8, en présentant un projet chiffré s’inscrivant sur le long terme, nous sollicitions des financements mais aussi des conditions intéressantes et nous avons envoyé un signal signifiant que « la Tunisie continue à avancer ». On s’attendait à un financement assorti de conditions particulières et non pas à une prorogation des modalités que nous connaissions. Nous aurions dû demander, comme l’ont fait certains députés européens, un audit et une annulation, au moins en partie, de la dette tunisienne. La Tunisie n’a pas reçu l’appui qu’elle mérite de la part de la communauté internationale. Ce geste était pourtant dans l’intérêt des deux parties.
L’approche de l’UE vous paraît-elle à ce point biaisée ?
Absolument, car l’Europe ne prend pas en compte la situation exceptionnelle du pays. Le représentant de l’UE à Tunis a déclaré que l’appui financier de la Communauté européenne sous Ben Ali a été de l’ordre de 80 millions d’euros par an en moyenne et a déjà atteint pour cette année 165 millions d’euros. Il aiguille la Tunisie vers des institutions de financement international, faisant un lot unique de toutes les aides, incluant celles apportées aux réfugiés ! Mais au regard des événements qu’a connus la Tunisie, ce chiffre paraît ridicule. Que le représentant de l’UE nous conseille de nous adresser à la Banque mondiale est culotté, car cela n’a rien d’une faveur : nous en sommes un État membre et avons toujours honoré nos engagements.
Une annulation de la dette tunisienne aurait constitué un signal fort"
Qu’attendiez-vous de l’UE ?
Un geste immédiat portant sur la levée des réserves sur le statut avancé de la Tunisie. Rien n’empêchait l’UE de dire : « Nous ouvrons les négociations, même si nous avons affaire à un gouvernement provisoire. » Nous savons que l’Europe fait face à des problèmes importants, mais un geste aurait été le bienvenu. On aurait pu amorcer les discussions pour ensuite donner à ce statut avancé son vrai contenu : un partenariat équitable offrant à la Tunisie l’accès aux « fonds structurels » destinés au développement des régions défavorisées. Le statut avancé qu’a obtenu le Maroc est sans contenu puisque le royaume ne peut prétendre aux fonds de développement. Pourtant, la coopération avec la rive sud est l’une des solutions aux problèmes de l’Europe, et elle est dans l’intérêt de tout le monde.
Quelles sont les perspectives pour un pays qui accomplit une révolution ?
En toute franchise, tout ce qui a été fait sur le plan économique n’est pas mauvais. Chaque période nous a permis d’engranger de l’expérience, y compris lorsque nous avons commis des erreurs. Cela dit, oui, je suis optimiste quant à la reprise économique. En apportant des correctifs au XIe plan, nous pouvons aboutir à un nouveau modèle de développement, car, dans les initiatives prises avant la révolution, tout n’est pas à jeter. Ce n’est pas au niveau de la conception des programmes que le bât blesse, mais bien au niveau de leur réalisation. Ce décalage entre le discours et son application est l’un des problèmes de la période Ben Ali, où un discours politique et économique idéal maquillait la réalité du terrain.
Il faut des signes forts de rupture avec la corruption pour réinstaurer la confiance. Certaines lois existent. Celle concernant le patrimoine des dirigeants pourrait être utile pour répondre à un besoin populaire de transparence. On provoque une reprise économique en apportant des corrections, mais celle-ci ne peut se réaliser que dans la sérénité. Il existe des outils pour lutter contre la corruption et pratiquer une bonne gouvernance. Utilisons-les plutôt que de lancer une chasse aux sorcières qui n’incite pas à investir.
La répartition inéquitable des richesses a été l’une des causes de la révolution…
Il y a des rééquilibrages à apporter au schéma de développement, accompagné d’une décentralisation effective, avec des responsables qui assument leurs résultats, bons ou mauvais. Ce n’est pas toujours Tunis qui dicte et qui gère. En parallèle, les structures de contrôle doivent être opérationnelles et penser à un nouveau découpage pour créer une symbiose entre les régions côtières et l’intérieur. Il s’agit de bien cibler les réformes de la révolution en leur donnant des chances de réussir avec une évaluation et un suivi permanents, couplés à une délégation de pouvoirs très forte.
Plusieurs facteurs, dont la contestation sociale et les échéances politiques, freinent l’économie. Est-il trop tard ?
Les Tunisiens sont des gens sensés, conscients de l’impact du temps. Plus nous tarderons à remettre l’économie sur les rails, plus l’activité et l’emploi souffriront. La locomotive doit être à plein régime en 2012, sinon nous risquons d’aller dans le mur. La moindre des choses, si on est révolutionnaire, est d’appeler à la paix sociale en période transitoire, car l’intérêt du pays doit primer. Nous devons rompre avec le passé, fonder une vraie démocratie, mais cela n’est pas incompatible avec une économie en marche. Il ne faut surtout pas perdre de temps, car la déliquescence peut ramener la dictature.
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Propos recueillis à Tunis par Frida Dahmani
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