Tunisie : pour Kamel Morjane, « la démocratie ne s’invente pas »

Bien que contesté en raison de ses liens avec l’ancien régime, l’ex-ministre des Affaires étrangères de Ben Ali estime qu’il a un rôle à jouer sur la nouvelle scène politique tunisienne. Et s’en explique.

Kamel Morjane, apprécié sur la scène internationale, contesté en Tunisie. © Ons Abid pour JA

Kamel Morjane, apprécié sur la scène internationale, contesté en Tunisie. © Ons Abid pour JA

Publié le 13 septembre 2011 Lecture : 5 minutes.

Juriste de formation, diplômé de l’Institut de hautes études internationales de Genève (IHEI), de l’université du Wisconsin et de l’Académie de droit international de La Haye, Kamel Morjane revendique ses racines destouriennes et revient sur la scène politique à la tête d’un nouveau parti, El-Moubadara (« l’initiative »), qu’il a fondé avec des jeunes des régions, entre autres. Ses fonctions à l’ONU, notamment au Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR), qu’il a intégré dès 1977, l’ont conduit de Djibouti au Caire en passant par Kinshasa, mais également à Genève, où il a représenté la Tunisie auprès de l’office de l’ONU et présidé l’organe de règlement des différends et le comité des affaires administratives et financières de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Rappelé à Tunis en 2005, il est nommé ministre de la Défense, puis prend la tête des Affaires étrangères en janvier 2010. Après la révolution du 14 janvier 2011, il est reconduit à son poste dans le gouvernement provisoire de Mohamed Ghannouchi, mais est contraint à la démission sous la pression de la rue.

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Si ce diplomate de carrière est une figure appréciée sur la scène internationale, où il compte de nombreux soutiens, il est plutôt contesté en Tunisie, où certains lui reprochent une lointaine parenté avec Ben Ali – il a épousé la fille d’un cousin de l’ex-raïs –, ses liens avec les États-Unis et, surtout, d’avoir siégé au bureau politique du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, ex-parti au pouvoir). À 63 ans, ce père de deux enfants tente aujourd’hui de se positionner dans le nouveau paysage politique du pays. Se disant fédérateur, Kamel Morjane veut rassembler autour d’un projet d’inspiration destourienne, un courant auquel beaucoup de Tunisiens sont sensibles. Bien qu’étant inéligible, il contribue, par sa personnalité et son expérience, à donner de la crédibilité à son parti dans la perspective de l’élection de la Constituante, le 23 octobre.

Jeune Afrique : Où en êtes-vous huit mois après le 14 janvier ?

Kamel Morjane : En tant que démocrate convaincu, je suis heureux des mutations que vit le pays, des débats qui s’installent. Le parti El-Moubadara, dont je suis le fondateur, travaille à partir des données et des demandes de cette nouvelle Tunisie, tout en étant ancré dans un terreau destourien progressiste.

Beaucoup pensent que le 14 janvier a été le fruit d’un concours de circonstances. Croyez-vous en la révolution tunisienne ?

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J’y crois dans la mesure où le peuple s’est exprimé et a enclenché une dynamique irréversible ; la Constitution, fondement de la République, a été abrogée, et les institutions opèrent leurs réformes. Ce sont là des éléments propres à une révolution, d’autant que le RCD, la Chambre des députés et celle des conseillers ont été dissous.

Vous avez été membre du RCD. Quels étaient vos liens avec ce parti ?

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Tout d’abord, je m’inscris, comme mon père, dans une tradition destourienne, et c’est à elle que je me réfère. Je ne suis revenu en Tunisie qu’en 2005, pour mettre mes compétences au service du pays. J’ai longtemps travaillé à l’étranger, loin des couloirs du RCD et des pressions. Certes, comme l’immense majorité des Tunisiens, j’ai une part de responsabilité, ne serait-ce que par mon silence, mais il ne faut pas occulter l’impuissance, surtout dans les dernières années, des hauts responsables face à l’ancien régime. Quant au RCD, il faut que cela soit dit : cela faisait longtemps qu’il n’était plus l’ogre que l’on décrit ; c’était une coquille vide, dans la mesure où il n’était plus le centre de décisions. Tout se décrétait entre quelques personnes au palais de Carthage.

La révolution a révélé de profondes fractures sur les plans politique et social. Une réconciliation nationale est-elle possible ?

Quelle que soit la responsabilité des uns et des autres, si on veut la démocratie, on ne peut rester dans l’exclusion. Certes, on doit demander des comptes et laisser la justice accomplir sereinement sa tâche. Mais on ne peut ignorer les avertissements et appels d’intellectuels, de militants des droits de l’homme, de juristes quant à la nécessité d’une réconciliation nationale. Les hommes politiques, même les plus modérés, ont fait l’expérience de l’exclusion, en ont souffert, savent l’impact qu’elle peut avoir et les fissures qu’elle crée dans une société. Construire un avenir n’est possible qu’en réunissant toutes les forces et les compétences du pays.

Un parti implique une vision et un programme. Que proposez-vous pour la Tunisie ?

Notre avenir réside dans la compétition et dans la compétitivité afin d’atteindre le niveau de pays émergents tels que le Brésil et l’Argentine. Nous pouvons faire la différence avec l’élément humain, mais il est clair que le capital n’a pas de sentiment et que nous devons cesser de nous appuyer sur l’État-providence, bien que le rôle de ce dernier soit toujours stratégique. Sur le plan économique, nous ne pouvons faire moins que de nous inscrire dans une économie de marché avec une approche régionale et continentale soutenue et le développement de technologies à forte valeur ajoutée. Par expérience, je suis convaincu que le dialogue Sud-Sud et l’ouverture sur l’Afrique seraient porteurs pour l’économie.

L’Europe reste un partenaire privilégié, mais la Tunisie en est trop dépendante, puisqu’elle réalise avec elle 75 % à 80 % de ses échanges. À ce fait économique, on peut ajouter la déception par rapport au statut avancé avec l’Union européenne [UE]. Depuis le 14 janvier, on s’attendait à un progrès sur ce dossier puisque la révolution a enclenché la mise en place d’un processus démocratique et que les conditions de l’UE étaient ainsi remplies.

L’émergence des islamistes a abouti à une redistribution des cartes. Quel est votre avis sur la montée en puissance du parti Ennahdha ?

Les idéologies extrêmes n’apportent rien de bon. Les partis islamistes ne sont pas convaincants sur l’essence même d’un islam d’ouverture et d’avenir. Par ailleurs, il est bien difficile de traiter avec des personnes ou un parti qui ne se réfèrent qu’à un seul livre. Cela dit, il ne faut pas non plus tomber dans l’exclusion, mais demander aux responsables islamistes d’expliciter clairement leurs orientations en évitant le double langage. Il s’agit de construire la Tunisie. C’est une responsabilité collective. Chacun doit jouer son rôle, mais aussi travailler avec les autres. Une démocratie ne s’invente pas, elle se pratique dans le respect d’autrui et des lois.

Les institutions ont été ébranlées par la révolution et certaines sont dans l’obligation de se réformer. Quelles sont les priorités ?

Les réformes sont nécessaires et même urgentes, mais il s’agit d’abord de retrouver un équilibre. La période de remous que nous traversons est une étape obligatoire, mais on met en péril nos institutions en nous éternisant dans le provisoire. Il faut que le gouvernement retrouve une légitimité au plus vite, pour sa crédibilité tant nationale qu’internationale, car il n’y a pas que la politique. Aujourd’hui, les États sont comptables de leurs réalisations et performances économiques. Aussi devons-nous veiller à ce que la Constituante ne s’installe pas dans la durée et aboutisse rapidement à l’instauration de la IIe République, afin d’aller vers des élections essentielles.

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Propos recueillis à Tunis par Frida Dahmani

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