Libye : qui a assassiné Mansour Kikhia ?
Dans une interview publiée par Al-Hayat, l’ancien ministre des Affaires étrangères de Kadhafi, Abderrahmane Chalgam, affirme que l’auteur de l’enlèvement, en 1993, du célèbre opposant Mansour Kikhia n’est autre que le diplomate décédé Brahim Bshari. Une allégation sans preuve que dénonce notre collaborateur Jean-Louis Gouraud.
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Jean-Louis Gouraud
Ancien directeur de la rédaction de Jeune Afrique, actuel codirecteur de la rédaction de La Revue, Jean-Louis Gouraud est également un expert du monde du cheval.
Publié le 16 septembre 2011 Lecture : 5 minutes.
Que d’anciens piliers du régime Kadhafi désertent, pour passer à l’ennemi, en espérant ainsi sauver leur peau, soit. Cela s’appelle de la trahison, mais disons que c’est humain. On regrette que certains s’achètent ainsi une forme de virginité – c’est le cas, en particulier, de Moussa Koussa, que les services spéciaux occidentaux ont, en échange d’on ne sait quoi, accueilli et absous, bien que ce monsieur ait été le mauvais génie et l’exécuteur des basses besognes de son maître Kadhafi –, mais invoquons ici, pour se consoler, la raison d’État.
Que le général Abdelfattah Younès, proche compagnon de Kadhafi, ait rejoint le camp des opposants au régime après l’avoir si longtemps servi, y compris par des massacres de grande ampleur, c’est assez surprenant – mais l’intéressé, on le sait, a payé de sa vie cet étrange comportement.
Qu’Abderrahmane Chalgam, ancien ministre des Affaires étrangères de Kadhafi et plus récemment représentant de la Libye aux Nations unies, ait à son tour décidé, après tant d’autres, de faire défection serait juste un peu pitoyable et négligeable s’il s’en était tenu là : à un « poète », n’est-ce pas, on peut tout pardonner.
Plus rimailleur que diplomate, Abderrahmane, en effet, était connu à Tripoli pour ses prétentions littéraires. Pas une journée, pas un dîner, pas une réunion sans qu’il ne produise un poème, quelques versets et trois ou quatre aphorismes, souvent obscurs, mais qui faisaient s’esclaffer d’aise ses obligés, ses invités et, obligatoirement, ses collaborateurs.
J’ai personnellement assisté à l’une de ces pantalonnades. Chalgam était à l’époque ambassadeur de la Jamahiriya libyenne en Italie. Il nous avait invités, mon ami Brahim Bshari (qui, à l’époque, n’occupait pas de très hautes fonctions) et moi, de passage à Rome, à une soirée à sa résidence. Jovial, disert, manifestement heureux de vivre et satisfait de lui, l’ambassadeur n’avait pu s’empêcher, à la fin du banquet, de composer quelques odes à ses invités – et à son « Guide » bien-aimé, Mouammar Kadhafi.
La défection de ce diplomate poète aurait été anodine si, à peine sa trahison consommée, il ne s’était mis, l’incorrigible, à bavarder. À « balancer », comme on dit dans le milieu des flics et des voyous.
Reprenant les accusations proférées quelque temps plus tôt par un certain Abdelmonem el-Houni, ancien « compagnon de la révolution libyenne » ayant plusieurs fois retourné sa veste, parues dans le journal saoudien édité à Londres Al-Hayat puis développées dans le principal quotidien égyptien, Al-Ahram (le 26 juin 2011), Chalgam affirme, au cours d’une interview publiée elle aussi par Al-Hayat (le 16 juillet 2011), que le véritable auteur de l’enlèvement, en décembre 1993, du célèbre opposant Mansour Kikhia n’est autre que ce même personnage dont il avait fêté quelques années plus tôt le passage à Rome : Brahim Bshari. À l’appui de cette assertion gravissime, il n’apporte aucune preuve, pas même le moindre indice ou élément nouveau. Pourquoi s’en faire puisque la personne qu’il accuse n’est plus là pour le démentir : Brahim Bshari a été tué dans un accident de voiture, quelque part entre Tripoli et Syrte, le 13 septembre 1997.
J’étais très ami avec Brahim Bshari. Nous entretenions des relations fraternelles. Je lui avais souvent parlé de l’affaire Mansour Kikhia, troublé par le fait que l’enlèvement de cet opposant emblématique s’était déroulé au Caire au moment où, justement, lui, Brahim Bshari, y était ambassadeur auprès de l’État égyptien et de la Ligue arabe. Troublant, en effet !
Chaque fois que je remettais la question sur le tapis, Brahim me répondait, de façon un peu énigmatique, mais facile à comprendre : « Adresse-toi à Moubarak ! Demande aux services égyptiens ! »
Devant mon insistance, Brahim, vexé que je puisse à mon tour le soupçonner, bien que ce genre de sale opération ne fût vraiment pas son genre, s’était un peu fâché, avant de me lâcher quelques bribes de ce qu’il avait de son côté fini par apprendre.
Mansour Kikhia avait été approché au cours de son exil, afin d’envisager son retour au bercail, par divers intermédiaires, en particulier par un certain Youssef Nejm qui, après avoir été dans l’opposition à Kadhafi, avait fini par rallier son régime. Sachant que Kikhia devait se rendre au Caire pour participer à la réunion d’une organisation militant pour le respect des droits de l’homme dans le monde arabe, Kadhafi ordonna à ses services les plus spéciaux d’en profiter pour reprendre langue avec Mansour et lui proposer un arrangement : sa nomination comme ambassadeur de Libye auprès de l’Unesco (à Paris), accompagnée d’une confortable « indemnité » contre son ralliement au régime. En cas de refus, pschitt !
En décembre 1993, des spécialistes débarquent donc de Tripoli, dirigés, semble-t-il, par un certain Mohamed Salem Naama (colonel des services spéciaux), et s’installent à l’hôtel Marriott, sans en avertir l’ambassade libyenne en Égypte. Ce qui mit Brahim Bshari en fureur, lorsqu’il finit par apprendre la présence au Caire de cette étrange délégation.
Arrivé au Caire le 8 décembre, Mansour Kikhia, lui, descendit à l’hôtel Ambassador. Selon un témoignage recueilli à la réception de cet hôtel, il en serait sorti le 10 décembre, vers 21 h 30, en compagnie d’un homme non identifié (peut-être Youssef Nejm). Tous deux allaient à pied, et paraissaient se rendre tranquillement en ville.
Là se perd la trace de Mansour Kikhia.
Ce qu’affirme Abderrahmane Chalgam, c’est qu’on aurait alors amené le pauvre Mansour à la résidence de Brahim Bshari, où il aurait été kidnappé et expédié en Libye. Quand on sait que Brahim habitait à l’époque une villa avenue du Nil, fort mal protégée des regards extérieurs, située juste en face d’une station d’essence et d’un casino très fréquentés, y compris la nuit, on se dit que l’endroit était bien mal choisi pour y mener une opération nécessitant la plus grande discrétion. Quand on sait que, de plus, Salma, l’épouse de Brahim, était elle aussi présente au Caire ce 10 décembre 1993 au soir, on se dit que ce n’était pas une très bonne idée de faire assister une femme – fût-elle l’épouse de l’ambassadeur – à ce genre d’enlèvement violent.
La vérité, me dit Brahim, c’est que l’affaire a été conçue et réalisée à son insu par les services libyens en coopération avec les services égyptiens, qui ont facilité l’exfiltration de Mansour Kikhia, mort ou vif.
Compte tenu de tout ce que je sais de lui, je tiens pour ma part Brahim Bshari pour absolument innocent dans cette sinistre affaire – dont il est devenu, du fait des propos inconsidérés de quelques-uns, une victime posthume.
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