Libye : des voisins inquiets mais soulagés de la chute de Kadhafi
Le renversement de Kadhafi en Libye bouleverse la donne régionale. Certaines fidélités ont du mal à être effacées.
Publié le 14 septembre 2011 Lecture : 9 minutes.
Kaddafi : la traque
Algérie – Ambiguïté non levée
Lourdement entachées par des suspicions réciproques, les relations entre l’Algérie et le Conseil national de transition (CNT) se sont davantage compliquées depuis l’entrée sur le territoire algérien d’une partie de la famille du « Guide » libyen. Ce 28 août, tard dans la soirée, Safia Kadhafi, matriarche du clan, sa fille Aïcha, son fils Hannibal, son beau-fils Mohamed (né d’un premier mariage de Mouammar) et une quinzaine d’enfants arrivent à Tinalkoum, poste-frontière entre l’Algérie et la Jamahiriya, dans la région de Djanet. Panique de l’officier de permanence qui en réfère à sa hiérarchie. Abdelaziz Bouteflika est réveillé en pleine nuit. Que faire ?
Les passagers sont exténués. Enceinte, Aïcha s’apprête à accoucher. La décision d’accueillir ces encombrants visiteurs est prise. Le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, est informé. Jusque-là récalcitrante à reconnaître le CNT, la diplomatie algérienne informe tout de même son numéro deux, Mahmoud Djibril. Les fugitifs sont finalement admis, le 29 août, sous conditions. Les membres de la garde rapprochée sont refoulés. Tous les téléphones, cellulaires et satellitaires, sont saisis. Safia et sa suite ont l’interdiction de prendre contact avec le « Guide » et de s’exprimer publiquement. Face à la volée de bois vert venant de Benghazi et Tripoli, Alger fait le dos rond et justifie sa décision par des considérations humanitaires. Aïcha Kadhafi a accouché au poste de Tinalkoum, « sans l’assistance d’un médecin », précisera quelques jours plus tard le département d’État américain.
Si Washington se félicite qu’Alger ait respecté les procédures en informant les Nations unies, Paris relève l’ambiguïté de la position algérienne. Un jugement que balaie de la main Mourad Medelci. « Il n’y a aucune ambiguïté dans notre approche, explique le chef de la diplomatie algérienne. Nous avons émis des réserves sur la décision de la Ligue arabe de cautionner une intervention militaire étrangère, nous n’avons jamais caché notre hostilité aux bombardements de l’Otan car nous étions convaincus qu’il y avait de la place pour une solution politique. »
Quid des accusations d’envois de mercenaires ou de livraisons d’armes au régime déchu de Tripoli ? Accusations « non fondées », selon Washington, « qui restent à vérifier », pour Alain Juppé, le ministre français des Affaires étrangères. « Une fois la paix revenue, la vérité sur le comportement de l’Algérie sera révélé », promet Medelci.
Maroc – Realpolitik discrète
Membre du groupe de contact sur la Libye, le Maroc a logiquement reconnu le Conseil national de transition (CNT) comme « représentant unique et légitime » du peuple libyen, dès l’annonce de la chute de Tripoli. Au lendemain de cette reconnaissance, le ministre marocain des Affaires étrangères, Taïeb Fassi Fihri, s’est même envolé, le 23 août, à Benghazi, porteur d’un message du roi Mohammed VI au président du CNT, Mustapha Abdeljalil.
Par ce geste, le Maroc rattrape évidemment une attitude jusque-là prudente et grille la politesse aux voisins, Algérie en tête. Présent à toutes les réunions de la coalition depuis celle de Londres en mars, Fassi Fihri n’avait jamais franchi le pas de la reconnaissance du CNT, arguant de la « souveraineté libyenne ». Réussite diplomatique, donc, mais aussi coup politique en interne contre les séparatistes sahraouis, dont Kadhafi a été longtemps un allié. Ces derniers mois, Rabat s’était ému, en off, de la présence de « mercenaires » du Polisario parmi les troupes restées fidèles au colonel. Au plan économique, le Maroc pourrait lever rapidement le gel des avoirs libyens au Maroc, décidé par le Conseil de sécurité de l’ONU en mars dernier. Tripoli a récemment investi ses pétrodollars dans le royaume, dans le tourisme et les hydrocarbures, comme lors du rachat de Mobil Oil Maroc, en 2008.
C’est l’heure du retour pour les 100 000 familles libyennes reconnaissantes à la Tunisie de les avoir accueillies dès le début des hostilités, en février. Du côté tunisien, le sentiment de fierté pour avoir été solidaire – quand on sait que l’arrivée en France de quelques centaines de malheureux a failli menacer l’espace Schengen – se mêle à un soulagement bien légitime. L’accueil de plus de 430 000 réfugiés était un acte humanitaire, mais il commençait à peser au quotidien. Outre les combats aux abords de la frontière, les risques d’instabilité (des échanges de tirs ont fait des victimes en Tunisie) et le poids économique que représente la gestion des camps de réfugiés, l’ensemble des Tunisiens a subi le « coût » de la guerre en Libye. Le prix des denrées alimentaires a augmenté en moyenne de 15 %, des pénuries de sucre ont été par exemple constatées et, dans certaines grandes villes, le prix des loyers a triplé. Ce retour progressif à la normale devrait également entraîner une reprise des échanges économiques entre les deux pays, accélérer le retour de touristes mais aussi de patients libyens qui fréquentaient assidûment les cliniques tunisiennes, et offrir une nouvelle destination aux chômeurs. Mais le renversement du « Guide », c’est aussi un risque avec l’arrivée probable de pro-Kadhafi se mettant au vert. À surveiller de très près.
Égypte – Communauté de destin
Il aura fallu l’entrée des rebelles dans la ville de Tripoli, le 21 août, pour que les autorités égyptiennes reconnaissent le Conseil national de transition (CNT), le lendemain. Une décision approuvée par la très grande majorité des Égyptiens, qui a accueilli avec joie la défaite de Kadhafi – certains éditorialistes allant jusqu’à composer des poèmes pour l’occasion.
Mahmoud Djibril, numéro deux du CNT, en visite officielle au Caire le 27 août, a tenu à souligner l’importance du rôle de l’Égypte dans la reconstruction de son pays. Les chantiers ne manquent pas : déminage de la zone frontalière, aide médicale, approvisionnement en énergie et en électricité… Mais surtout, pour ses réformes politiques, la Libye souhaite faire appel à l’expertise juridique et constitutionnelle de l’Égypte, qui vit actuellement les difficiles lendemains de sa révolution. Dans une région où l’autoritarisme reste la norme, les futures démocraties se serrent les coudes. Les « services » des deux pays, qui s’échangeaient informations et se rendaient de fiers services dans la lutte contre l’islamisme, vont devoir revoir leurs manuels des relations de bon voisinage.
Vu d’Israël
Comme pour l’Égypte, où l’après-Moubarak pourrait favoriser l’avènement politique des Frères musulmans et l’ouverture d’un front sud, Israël observe avec prudence la fin du règne de Mouammar Kadhafi. Dès le début de la révolte, ce qui reste de l’arsenal chimique du régime a constitué le principal motif d’inquiétude de l’État hébreu. Une crainte justifiée par la dislocation des forces armées libyennes, mêlée à l’intrusion d’éléments djihadistes au sein de la rébellion. Ces derniers mois, les services de renseignements israéliens disent avoir identifié à plusieurs reprises le passage d’armements depuis le sud de la Libye vers la bande de Gaza – via le Sinaï –, en particulier des roquettes RPG et des missiles antiaériens de fabrication soviétique. Pour aboutir à une reconnaissance mutuelle, la question du contrôle des armes libyennes serait au cœur des discussions entre Israël et le CNT. Grâce à une médiation du philosophe français Bernard-Henri Lévy, une délégation libyenne s’est récemment rendue à Jérusalem. Un accord serait en bonne voie.
Maxime Perez, à Jérusalem
Mali – Lendemains incertains
Malgré les incertitudes liées aux investissements libyens, l’opinion malienne n’a pas versé de larmes après la prise de Tripoli par les insurgés. Les largesses du « Guide » déchu n’ont pas occulté aux yeux du quidam le rôle néfaste du « roi des rois d’Afrique » dans les meurtrières rébellions touarègues au cours des deux dernières décennies. Les centaines de morts, les efforts de développement économique renvoyés aux calendes grecques et les malentendus durables entre les communautés vivant dans le nord du Mali ont laissé des traces.
Mais si Bamako ne pleure pas le sort de Kadhafi, sa chute provoque des craintes légitimes. Dans la foulée de l’effondrement de la Jamahiriya, des centaines de combattants touaregs sont revenus – récents mercenaires pour certains, membres de la Légion verte depuis plusieurs années pour les plus nombreux. S’ils affirment avoir tout perdu en Libye, ils ne sont pas revenus les mains vides. Armés jusqu’aux dents, ces desperados constituent à coup sûr une nouvelle menace dans la bande sahélienne. Du côté du palais de Koulouba, on redoute plusieurs scénarios : brusque réveil de l’irrédentisme touareg, jonction entre les défaits de Libye et les djihadistes d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), développement de la criminalité et des actes de banditisme. Un vrai cauchemar.
Niger, Tchad et Mauritanie – Allégeance remisée
« Le Niger n’est ni du côté du colonel Kadhafi ni de celui du CNT [Conseil national de transition, NDLR]. Nous ne soutenons personne », déclarait en juillet dernier dans nos colonnes (voir J.A. no 2636) Mahamadou Issoufou, le nouveau président du Niger, qui reconnaissait l’évidence : avoir « eu des relations » avec Kadhafi. « Tous les hauts responsables politiques de la région ont eu affaire au “Guide” », assure un diplomate ouest-africain qui explique ainsi la lenteur avec laquelle les pays du continent ont lâché celui qui s’était intronisé, en 2008, le « roi des rois d’Afrique ». Avec ses largesses en espèces sonnantes et trébuchantes et son aptitude à déstabiliser les régimes en place, Kadhafi s’était constitué un réseau d’obligés, avec notamment des États tremblant devant son pouvoir de nuisance. Rébellion touarègue, opposition armée, trafic d’armes, présence de ressortissants en Libye… Les leviers ne manquaient pas.
« Mais aujourd’hui, le principe de réalité s’est imposé : Kadhafi appartient au passé », analyse le même diplomate. Le Niger a ainsi reconnu le CNT le 27 août. Le Tchad avait pris les devants dès le 24 août. Deux jours auparavant, le président Idriss Déby Itno avait reçu, pour la troisième fois, des émissaires du CNT. De quoi a-t-on parlé ? Officiellement, de coopération et de sécurité, notamment des Tchadiens vivant en Libye. Peut-être aussi des voix et moyens pour normaliser les relations. Cela va être difficile. Le CNT soupçonne N’Djamena d’avoir fourni des mercenaires au dictateur déchu. N’Djamena dément, mais la présence de combattants tchadiens parmi les loyalistes est confirmée par les chancelleries de la coalition. À l’inverse, Kadhafi n’avait pas ménagé ses efforts pour soutenir son homologue (livraison d’armes et de munitions) lors de l’attaque rebelle et la bataille de N’Djamena, en février 2008. « Le CNT a tout intérêt à mettre la main sur les nombreux investissements libyens au Tchad, et Déby est soucieux d’entretenir de bonnes relations avec son voisin direct du Nord », ajoute Acheikh Ibn Oumar, ex-ministre tchadien des Affaires étrangères et ancien chef de mouvement armé soutenu par Kadhafi durant les années 1980.
Et puis, il y a le cas de la Mauritanie. Le président Mohamed Ould Abdelaziz, membre du panel de chefs d’État de l’Union africaine (UA), s’était rangé parmi les pro-Kadhafi en février. Progressivement, les lignes ont bougé. Lors du mini-sommet de l’UA, les 25 et 26 mai, Abdelaziz a été l’un de ceux qui affirmaient que le départ du « Guide » était devenu « une nécessité ». Le 1er septembre, la Mauritanie n’avait toujours pas reconnu le CNT, mais le chef de l’État faisait le déplacement de Paris pour assister à la conférence internationale sur la transition libyenne.
L’Union africaine à contretemps
Malgré les atermoiements de l’institution, profondément divisée sur le devenir du « Guide », la feuille de route de l’Union africaine (UA) – solution politique, transition inclusive et consensuelle – faisait sens. Jusqu’à la bataille de Tripoli. « Car aujourd’hui, il s’agit de préparer l’après-Kadhafi avec le Conseil national de transition [CNT, NDLR] », explique un diplomate ouest-africain. Sauf que, à ce jour, l’UA n’a toujours pas reconnu les nouvelles autorités libyennes. « Nous ne pouvons pas dire qu’elle est la force légitime », a déclaré Jacob Zuma, le président sud-africain, après quatre heures de délibération à Addis-Abeba, le 26 août. Le rapport de forces en Libye, la mise hors jeu de Kadhafi, le consensus international autour du CNT pour solder quarante-deux années d’un régime effrayant… Au nom de la realpolitik, cette position est à terme intenable. Certains pays l’ont déjà compris (Côte d’Ivoire, Sénégal, Burkina, Nigeria, Rwanda, Niger, Tchad, Éthiopie…) : ils ont reconnu le CNT. D’autres – des anciens obligés de Kadhafi – ont, semble-t-il, du mal à tourner la page… Et puis il y a Zuma, « très ancré sur son positionnement antioccidental », explique un haut fonctionnaire français.
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Ensemble réalisé par Cherif Ouazani, Philippe Perdrix, Frida Dahmani, Youssef Aït Akdim, Tony Gamal Gabriel et Maxime Perez
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