« Barroco tropical » : la mort de Miss Angola racontée par José Eduardo Agualusa
Avant la rentrée littéraire, J.A. vous propose chaque semaine, en exclusivité, l’extrait d’un ouvrage à paraître. Cinquième livraison avec le dernier roman de José Eduardo Agualusa, « Barroco tropical ».
Dans un Luanda futuriste, un romancier borgne du nom de Bartolemeu Falcoto voit sa vie menacée après avoir rencontré Núbia, ancienne prostituée qui a fréquenté des hommes politiques corrompus. Embarqué dans une histoire et des enjeux qui le dépassent, il est amené à traverser une capitale où riches et pauvres, traditions ancestrales et modernité mal assumée cohabitent difficilement. Amoureux des mots et de la langue portugaise, l’écrivain angolais dresse dans ce roman le portrait d’un pays en proie au chaos social, à la corruption et aux excès du pouvoir. Barroco tropical devient alors la saudade d’une nation qui part à la dérive… Morceau choisi.
Sonné, je me suis affalé sur un des canapés. Sans réfléchir, automatiquement, j’ai allumé la télévision et, subitement, Núbia de Matos est apparue, visage en gros plan, yeux clos. Puis la caméra a montré le corps, vu de dessus, dans une flaque de lumière. La caméra a continué à s’élever et elle a révélé d’autres personnages – deux policiers, dont l’un était agenouillé à côté du corps du mannequin ; l’autre, debout, prenait des notes – et elle a continué à prendre de la hauteur pendant que la voix du commentateur enflait pour couvrir le bruit ambiant :
– Le cadavre de Núbia de Matos, ex-Miss Angola, mannequin et journaliste, a été découvert au début de la nuit par deux paysans aux alentours du Condominio dos Imbondeiros, à Born Jésus. Núbia de Matos était devenue un personnage national lorsqu’elle avait remporté le titre de Miss Angola il y a plusieurs années. Elle embrassa ensuite la carrière de mannequin et fut pendant un certain temps l’égérie des frères Congo, présentant les collections de la Congo Twins dans les principaux défilés de mode du monde. Núbia présenta aussi deux ans de suite à la Télévision indépendante d’Angola une émission sur les gens célèbres. Sa disparition à trente-deux ans endeuille le monde de la mode. La police n’a donné aucun détail sur le décès du mannequin, qui vivait seule dans un appartement de location, à Luanda Sul…
Le téléphone s’est remis à aboyer dans ma poche. Numéro privé. Quand cette mention apparaît, en général c’est Kianda. J’ai répondu. J’ai entendu une voix d’homme, sombre, noyée dans ce qui semblait être un brouhaha de fête :
– Vous êtes Bartolomeu Falcato, l’écrivain ?
– Oui…
– Si vous êtes chez vous, fuyez, sortez immédiatement. Vous allez être assassiné.
L’avertissement transmis, l’homme a raccroché. Je me suis levé et j’ai baissé les stores. J’ai éteint la lumière. Je me suis rassis, mais cette fois par terre, tapi dans un coin. Je suis resté là, à trembler dans l’obscurité, comme un petit animal acculé. Je n’avais absolument pas pris au sérieux ce que Núbia m’avait dit au cœur de la nuit d’une voix haletante et convulsée alors que je défaillais de sommeil, à la dérive entre mes rêves et ses cauchemars à elle.
Si deux ou trois seulement des affirmations de Núbia étaient véridiques, elles justifieraient déjà qu’on l’eût jetée du haut d’un avion ou d’un hélicoptère. À supposer qu’on l’eût interrogée avant de la précipiter dans le vide, il n’était pas difficile d’imaginer que Núbia avait mentionné mon nom.
Parmi les différents documentaires que j’ai tournés, j’aime beaucoup celui qui concerne des objecteurs de conscience en Afrique. J’en ai interviewé vingt-sept. Plusieurs m’ont avoué s’être sentis, à un moment ou à un autre, sur le point de perdre la raison.
– J’errais par là, m’a dit un prêtre du Zimbabwe en baissant les yeux. J’errais dans l’au-delà. J’étais un visiteur. Très souvent, pendant qu’on me tabassait, je fermais les yeux et me laissais aller. Je m’enfuyais. Un jour j’ai compris que je pourrais ne plus jamais revenir de là-bas. Alors, j’ai eu peur, très peur. C’est sans doute à ce moment-là que j’ai dénoncé mes camarades. Ce n’était pas la douleur qui m’a incité à parler, c’était la peur de devenir fou.
Au bout de quelques heures, le plus difficile pour un interrogateur c’est de résister à la contagion de la folie. Mon beau-père m’a raconté l’histoire d’un dissident, un jeune étudiant en économie qui, après trente heures debout, sous la lumière brutale d’un projecteur, s’était mis à parler dans une langue ailée qu’un des gardes, adepte de Simon Kimbangu, a affirmé être de l’araméen, la langue de Jésus-Christ (qu’il avait entendue lors d’un voyage en Éthiopie). L’étudiant est passé de l’araméen au français des Antilles, puis à un umbundo très recherché, ce qui les a tous surpris, vu que le garçon, natif de Luanda et fils d’humbles colons portugais, n’était jamais allé de sa vie plus loin que Cacuaco. Il s’est obstiné à insulter le Père de la Patrie dans toutes ces langues, tout en affirmant être capable de transformer ses bourreaux en lézards. L’un d’eux, le kimbanguiste qui connaissait l’araméen, a refusé de continuer quand au bout de trois jours ses mains ont été envahies par une étrange maladie de la peau. Plus tard, lui aussi a été arrêté et il est devenu fou, convaincu qu’il s’était vraiment transformé en lézard.
(Permettez-moi, toutefois, d’apporter une correction : à aucun moment mon beau-père n’a utilisé le mot dissident. Benigno emploie les mots avec beaucoup de discernement. En général, mon beau-père qualifie les exilés d’émigrants politiques. Il traite les dissidents du parti au pouvoir de fractionnistes. L’individu en question avait occupé des postes importants dans la direction du parti jusqu’en 1977. À cette époque il s’était rallié à un groupe qui contestait le leadership d’Agostinho Neto et il avait été arrêté et torturé. Après avoir été remis en liberté, il s’était réfugié au Portugal. Benigno le traitait tantôt d’émigrant politique, tantôt de fractionniste.)
Qu’est-ce que je veux donc dire avec tout cela ?
Eh bien, imaginez Núbia soumise à un interrogatoire musclé, pour employer un autre euphémisme que mon beau-père apprécierait. Imaginez-la mélangeant, dès le début, les intrigues intimes de la cour avec les révélations que le Seigneur Dieu lui avait faites. Peut-être les interrogateurs auront-ils pensé que Núbia feignait la folie ou qu’elle était simplement une visiteuse – comme le Zimbabwéen. Ou peut-être qu’ils s’en foutaient. Folle ou pas, elle en savait trop et n’avait pas su tenir sa langue.
Je me suis versé un whisky et j’ai commencé à aller et venir à grandes enjambées dans le salon. Ils s’étaient déjà très probablement lancés à ma poursuite. Une brigade d’extermination, ou quelque chose d’approchant comme dans les films. Quant à mon cher beau-papa, Benigno dos Anjos Negreiros, il me semblait maintenant fort improbable qu’il fût disposé à m’aider. Pas après que Barbara Dulce a débarqué chez lui en pleurs, en tenant les deux petites par la main.
Le jour où je me suis marié, quelques minutes avant que Barbara ne surgisse dans l’église, radieuse, Benigno m’a entraîné sous une arche sombre, il s’est penché vers moi pour ajuster mon nœud papillon et m’a susurré, sans cesser de sourire, en me regardant au fond des yeux :
– Vous m’enlevez mon plus cher trésor, M. Bartolomeu Falcaro. Ne lui causez jamais de chagrin. Si je trouve un jour ma petite fille en train de pleurer à cause de vous, si un jour la moindre larme coule sur son visage, je jure que je vous tue.
Derrière moi, saint Sébastien souffrait, ligoté à un rocher, sa poitrine blanche criblée de flèches. J’avais tenté de plaisanter :
– Si Barbara pleure, ce sera de joie.
Benigno s’était redressé :
– Je n’en doute pas.
La sonnette à la porte m’a ramené dans le présent. Je me suis relevé sans faire de bruit et j’ai regardé par le judas. J’ai aperçu le visage sévère d’un homme d’une trentaine d’années, avec une moustache et un bouc très bien taillés. Il me regardait directement, bien qu’évidemment il ne puisse pas me voir. Puis il s’est éloigné de quelques pas. Il était vêtu d’un costume sombre, bien coupé, et portait une cravate en soie avec l’image d’une geisha jouant du shamisen. Je me suis glissé loin de la porte. L’homme n’avait pas l’allure d’un assassin professionnel, encore moins d’un agent de la police secrète. J’avais connu de simples indics comme des cadres haut placés de la Sûreté de l’État et aucun n’aurait arboré une cravate en soie avec l’image d’une geisha jouant du shamisen. Peut-être les nouvelles générations étaient-elles devenues plus sophistiquées. Je suis sorti par la porte de la cuisine et j’ai pris l’escalier de service. Mouche Shaba, l’architecte qui a conçu la Termitière, vit à l’étage du dessus. Mouche est une amie. Je me suis dit qu’elle pourrait peut-être m’aider.
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