Sénégal : Casamance, de guerre lasse
Des insurgés très divisés, mais qui attirent toujours plus de jeunes, et un pouvoir réticent à négocier… Aucun des deux camps ne semble aujourd’hui en mesure de l’emporter dans ce conflit qui, depuis trois décennies, épuise le sud du Sénégal.
Hormis un soldat armé qui guette, à l’ombre d’un manguier, le passage des rares véhicules, les rues sont désertes à Goudomp. Il fait trop chaud pour sortir lorsque le soleil est à son zénith. Seul le bâtiment délabré qui fait office de mairie, au bord de la nationale reliant cahin-caha Ziguinchor à Kolda, recèle un semblant de vie. Au ralenti, des femmes font la tambouille tandis que les hommes prolongent les discussions du matin. Il est question de l’élection présidentielle pour ces militants du Parti démocratique sénégalais (PDS, au pouvoir). Mais à Goudomp, on est loin des intrigues politiciennes dakaroises. Tout le monde, ici, garde en mémoire la « bataille » qui s’est déroulée au niveau du camp militaire, il y a quelques mois.
C’était le 3 mars. Un peu après l’aube. « On a entendu les premiers coups de feu autour de 7 h 15 », se souvient Assane Sindi, le premier adjoint au maire. Au retour de leur patrouille nocturne, les soldats se sont fait pilonner. Au kalach, mais aussi à l’arme lourde. Selon les villageois, trois roquettes ont été tirées en direction de la garnison. La fusillade a duré plus d’une heure. Aucun civil n’a été blessé. « Leur cible était l’armée, et rien d’autre », affirme un épicier qui, depuis sa boutique, a assisté à l’escarmouche. Mais les rebelles ont pillé quelques commerces en partant.
Depuis l’incursion – la deuxième en un peu plus d’un mois –, Goudomp, chef-lieu de département situé à une heure et demie de Ziguinchor, a le blues. Bien sûr, ses habitants savent que la Casamance est en situation de guerre : un bon millier d’entre eux sont des déplacés qui ont fui leurs villages ces vingt dernières années et les alentours du bourg sont minés… Mais tous se croyaient à l’abri d’un raid rebelle. La dernière fois que les maquisards étaient passés par là, c’était il y a onze ans. « Avant cette attaque, on avait beaucoup d’espoir. Des projets de développement étaient en cours, explique Assane Sindi. Depuis, plus personne ne vient nous voir. »
Les seuls nouveaux venus sont les hommes en treillis. Dès le lendemain de l’incursion, l’armée a envoyé des renforts. « Avant, ils étaient une dizaine ; aujourd’hui, le camp est plein », indique l’épicier. Cette présence ne rassure pas vraiment les habitants. « Ce sont les soldats qui attirent les rebelles », croit savoir l’un d’eux. Mais ce qui les inquiète encore plus, c’est que parmi les assaillants – des hommes d’Ousmane Niantang Diatta, un des commandants de la rébellion armée – se trouvaient des jeunes qu’ils connaissent et dont ils ignoraient l’engagement. Certains sont du village. On les croyait partis à Dakar ou disparus à jamais…
"Ici, c’est la famille"
Ni guerre ni paix : voilà où en est la Casamance près de trente ans après le début de la rébellion en 1982. Un conflit dramatique souvent, risible parfois, tant certaines situations sont cocasses. « Ce n’est pas une guerre traditionnelle. Ici, c’est la famille », explique le gouverneur. Cheikh Tidiane Dieng est à Ziguinchor depuis vingt et un mois. C’est sa deuxième affectation en Casamance. Il apprécie cette contrée d’où est originaire sa deuxième femme. Mais l’attachement n’est pas réciproque. Les Casamançais le qualifient, au mieux, de « particulier », au pire, de « fou ». Disons qu’il peut lui arriver d’être exubérant…
Vêtu d’un boubou marron (c’est vendredi), M. Dieng reconnaît, dans son bureau sombre décoré de fanions d’équipes de football, d’un globe et d’une réplique du Joola, le ferry de sinistre mémoire (1 863 morts en 2002), que, régulièrement, les forces de l’ordre arrêtent des chefs rebelles, mais qu’il est de coutume de les libérer aussitôt. « Globalement, nos relations avec les membres du mouvement sont bonnes », continue-t-il. Il nous le prouve d’ailleurs séance tenante en appelant au téléphone l’un des leaders du Groupe de contact (d’anciens rebelles décidés à rouvrir les négociations). « Allô Louis, ça va bien ? » Suivent cinq minutes d’amabilités, une blague, et des adieux chaleureux : « Bonne continuation et bien des choses ! »
Ne pas froisser l’ennemi : voilà la règle, puisqu’aucun des deux camps n’est en mesure de l’emporter. « Quand ils sont dans leurs zones [les forêts denses et les marécages, NDLR], on les laisse en paix », indique M. Dieng. Selon lui, 80 % des maquisards sont favorables aux négociations. Le problème, « c’est qu’on ne sait pas avec qui dialoguer : le mouvement est trop divisé ». Il faudrait des assises pour remettre les choses à plat, mais entre ceux qui refusent qu’elles se déroulent en Casamance, ceux qui accusent le gouvernement de les noyauter, et ceux qui disent « oui » mais pensent « non » parce que, après tout, cette situation leur permet de faire des affaires, elles sont sans cesse renvoyées aux calendes grecques.
Appels du pied
À Dakar, on estime le Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC) trop éclaté pour entamer de nouvelles négociations, au point mort depuis les accords de 2004. « C’est une réalité, mais aussi une bonne excuse pour le gouvernement », dénonce l’ancien maire de Ziguinchor et ex-ministre d’Abdou Diouf, Robert Sagna. La stratégie d’Abdoulaye Wade – diviser le mouvement en envoyant des émissaires afin de mener des négociations en coulisses et, selon ses opposants, en profiter pour déverser des liasses de billets – est un échec. Celui qui promettait, après son élection en 2000, de régler le problème en cent jours risque de laisser la Casamance dans le même état qu’il l’a trouvée. Peut-être même pire. À six mois du scrutin présidentiel, Wade vient d’ailleurs de changer de stratégie. Alors qu’il avait écarté la Gambie et la Guinée-Bissau des négociations, il leur fait désormais des appels du pied. Lors d’une visite à Banjul, le 16 août, il a demandé à son homologue gambien, Yahya Jammeh, « d’intervenir pour la paix en Casamance ».
Car la rébellion a repris du poil de la bête. Ces deux dernières années, les violences se sont multipliées. Entre octobre 2010 et mars 2011, une vingtaine de soldats sénégalais ont péri sous les balles et les obus des miliciens. On ne compte plus les braquages sur les routes et les pillages dans les villages. Selon les observateurs, les branches militaires du MFDC ont acquis de nouvelles armes. Le groupe de Salif Sadio, sur le front nord, à la frontière gambienne, est particulièrement bien équipé. Surtout, les candidats à la lutte armée, dont certains n’ont pas encore l’âge de conduire une voiture, sont de plus en plus nombreux.
Plus divisés que jamais
Plus que jamais, le Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC) est divisé. Auparavant, la donne était simple : il y avait la branche politique, dirigée par le leader historique, l’abbé Diamacoune (et critiquée par le courant dissident de Sidy Badji à partir de 1991), et la branche armée, à ses ordres. Mais la mort de l’abbé en 2007 a enfanté un monstre à mille têtes.
Les militaires se sont plus ou moins émancipés. Au Sud, on trouve César Atoute Badiate et un de ses anciens lieutenants qui a fait dissidence, Ousmane Niantang Diatta. Les deux ne se parlent plus. Au Nord, Salif Sadio, qui n’a aucun contact avec le Sud, et des groupuscules qui tentent de gagner des territoires. Quant aux politiques, ils sont partout et nulle part : en France, Mamadou Nkrumah Sané (à Paris) et Jean-Marie François Biagui (à Lyon) se disputent la succession de l’abbé ; en Casamance, hormis quelques irréductibles, les caciques ont formé un groupe de contact qui prône le retour à la table de négociations.
« Tous les jours, des jeunes m’appellent pour rejoindre le maquis », affirme depuis Paris Mamadou Nkrumah Sané, qui se proclame seul et unique chef du MFDC. Dans sa maison située à deux pas du lycée de Ziguinchor, où il a fait toute sa carrière, Nouha Cissé, jeune retraité, s’en inquiète. Enseignant puis proviseur, ce spécialiste de la rébellion a côtoyé ceux qui, aujourd’hui, combattent. Pour lui, ces jeunes qui s’engagent dans la lutte sont dans le même état d’esprit que ceux qui prennent les pirogues en quête d’un bout d’Europe. « Ils sont guidés par le désespoir, poussés par le chômage, l’absence de perspectives, l’appât du gain… Le présent n’offre rien, autant tenter l’aventure. » C’est Robert Sagna, dans un hôtel de Ziguinchor, qui le dit avec philosophie : « On ne meurt pas de faim avec une arme. »
Parmi les nouvelles recrues, on trouve de tout : des militants – des vrais – de l’indépendance, des garçons qui n’ont fait que réagir aux brimades subies par leurs parents, des anciens de l’armée nationale qui se sont recyclés chez l’ennemi, mais aussi des hommes sans foi ni loi, qui voient là un moyen comme un autre de faire de l’argent. « Il y a un vrai risque de voir la rébellion se transformer en mouvement criminel », estime M. Cissé. La région, rappelle-t-il, est gangrenée par le trafic de drogue. Et la Guinée-Bissau voisine est considérée comme le premier narco-État du continent.
À en croire Marguerite Coly Keny, dont la maison se trouve tout près de l’aéroport où stationne en permanence un hélicoptère de guerre de l’armée, la frontière est déjà franchie. Depuis un an, ce petit bout de femme au caractère bien trempé et ses amies de l’association Kabonketoor (« se pardonner » en diola), créée en 1999, n’osent plus rendre visite aux rebelles. Longtemps, elles ont joué le rôle d’intermédiaires. Mais aujourd’hui, plus question de prendre la route du maquis. Les combattants, selon elle, sont « dispersés », et il n’y a plus de chef déterminé. « Je ne veux pas risquer d’envoyer des femmes là-bas. On ne sait pas ce qui peut arriver. Certains éléments sont incontrôlables. »
Désabusée, Mme Coly semble ne plus croire en rien. L’indépendance ? Un leurre. « Il y a eu trop de mariages [mixtes]. » Sa propre fille est avec un Toucouleur (peuple majoritairement implanté dans le nord du Sénégal). De nombreux Wolofs sont nés ici. Dans cet îlot de chrétienté où la messe du dimanche reste un rendez-vous particulier, l’islam a pris une place importante avec les migrants venus du nord du pays. Quant à la paix… « Tout le monde la souhaite, mais personne ne fait rien pour la trouver. À commencer par le gouvernement », peste-t-elle. Un exemple parmi d’autres : « Nous avions réussi à faire revenir des déplacés qui se trouvaient en Gambie. Mais quelques jours après leur retour, l’armée a ratissé la zone. Les gens ont à nouveau fui. » Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) chiffre à 8 000 le nombre de réfugiés en Gambie, et à 7 400 en Guinée-Bissau.
La Guinée-Bissau : nous y sommes. Plus précisément dans le hameau sans prétention de Kassolole, tout près de la frontière. Après trois heures de route que seul un 4×4 peut emprunter, nous avons fini par atteindre le QG de César Atoute Badiate (au centre de la photo ci-dessous. Crédit : Émilie Régnier). Le principal camp d’entraînement des hommes de celui qui revendique le titre de chef d’état-major d’Atika – la branche armée du MFDC – se trouve à deux heures de marche. César et son fidèle bras droit, Rambo, arrivent tout juste. Autour d’une bouteille d’alcool de palme, ils disent vouloir l’ouverture de négociations. « La guerre, on n’en a jamais voulu ! » assure César d’un ton laconique. « Ce sont eux [le gouvernement] qui nous ont forcés à prendre les armes. Ils voulaient régler le problème par la force. Aujourd’hui encore, c’est le Sénégal qui sabote le processus. »
Fatigués
César, frêle quinquagénaire à l’allure de paysan (tongs, pantalon et casquette kaki, tee-shirt blanc), parle lentement, la tête rentrée dans les épaules, et observe ses interlocuteurs avec un regard de compassion. « C’est un sage », disent ses proches. Avec Rambo, 35 ans, visage rond et bras à la circonférence intimidante, le ton est plus menaçant : « Si l’armée continue à effectuer ses mouvements, ça va péter ! » Les deux hommes affirment compter sur neuf bataillons au Sud, cinq au Nord. « Et tous les jours, on recrute de nouveaux soldats. Pas des bandits », assurent-ils. Mais malgré leur discours guerrier, ils avouent que leurs hommes sont fatigués. Et à bien observer César, il semble être le premier d’entre eux…
À vrai dire, tout le monde en a assez. Malgré son apparence de paisible bourg de province à l’existence rythmée par les arrivées et les départs de l’Aline Sitoé Diatta – le ferry qui relie deux fois par semaine Dakar à la Casamance –, Ziguinchor vit dans le stress. Plusieurs milliers de ses habitants sont des déplacés, chassés de leurs villages par les combats ou les mines antipersonnel. À l’hôpital, l’arrivée des victimes de ces engins de mort (près de 800 tués en trente ans) est un spectacle trop courant. « Le marasme économique est général. La crise a découragé beaucoup d’investisseurs », constate Mamadou Lamine Sané, le secrétaire général de la chambre de commerce, d’industrie et d’agriculture de Ziguinchor, qui évalue le taux de chômage à 60 % à 80 % des jeunes. Le gouvernement a mis en place des programmes de développement ces dernières années, mais l’économie ne suit pas. Le tourisme est en état de mort clinique – le taux de remplissage des hôtels est de l’ordre de 15 %. Quant à l’agriculture, qui faisait autrefois la fierté du « grenier du Sénégal », elle est en première ligne du conflit. « En 1982, la Casamance produisait 200 000 tonnes de riz ; deux fois moins aujourd’hui, se désole Robert Sagna. Quant à la pêche, toutes les usines de transformation ont fermé. »
Dans la zone industrielle de Ziguinchor, l’activité est au point mort. L’époque où les produits de la mer donnaient du travail à des milliers de jeunes est révolue depuis que la Sosechal, qui était jusqu’en 2003 le principal employeur de la région (1 000 salariés), a cessé ses activités. Quant aux usines de transformation des arachides, où ont poussé des montagnes de cacahuètes, « elles sont à l’arrêt depuis leur privatisation », indique Pierre-Marie Coly, l’administrateur de la zone industrielle.
Aujourd’hui, celle-ci ne compte plus qu’une douzaine d’entreprises. Pierre-Marie Coly les égrène une à une : le complexe frigorifique, 8 permanents, 225 journaliers ; la savonnerie, 10 permanents, 150 journaliers ; la menuiserie, 5 permanents… « La crise nous fait mal », glisse-t-il, amer, dans un paysage de fin de monde, entre la carcasse d’une vieille voiture et un âne qui, lui aussi, semble bien fatigué.
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Rémi Carayol, envoyé spécial.
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