Arts plastiques : pour en finir avec l’orientalisme

Dans Islamania, Véronique Rieffel montre en quoi le monde musulman a été une source d’inspiration artistique pour les Occidentaux, alors que les arts dits « islamiques » restent méconnus. Retour sur plus d’un siècle d’échanges et d’influences réciproques.

Véronique Rieffel, directrice de l’Institut des cultures d’Islam, à Paris. © Vincent Fournier/J.A

Véronique Rieffel, directrice de l’Institut des cultures d’Islam, à Paris. © Vincent Fournier/J.A

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Publié le 24 août 2011 Lecture : 13 minutes.

Le regard que porte l’Occident sur la civilisation islamique est trop souvent voilé par la bruissante multitude des préjugés et des a priori. De la représentation des femmes alanguies dans le harem à celle des terroristes kamikazes prêts à se faire exploser en souvenir de Ben Laden, l’orientalisme s’est considérablement métamorphosé sans pour autant disparaître. Pourtant, le monde des arts apporte aujourd’hui des réponses subtiles, souvent ambivalentes, aux questions de société nées de la confrontation entre des mondes qui ont parfois du mal à se comprendre. Avec Islamania. De l’Alhambra à la burqa, histoire d’une fascination artistique, Véronique Rieffel propose une réflexion différente sur la rencontre, les échanges et le dialogue entre les arts dits « islamiques » et l’Occident. Inspirations, influences, enrichissement, la directrice de l’Institut des cultures d’islam décortique une passion mutuelle bien plus fécondante qu’on ne le dit. Rencontre.

Jeune Afrique : Vous avez donné à votre ouvrage le titre « Islamania », pourquoi ?

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Véronique Rieffel : En utilisant ce mot, j’ai voulu montrer à la fois l’engouement très fort qui existe pour l’islam et la manie actuelle, parfois abusive, d’en parler à tout bout de champ. Cette religion est considérée comme la cause de nombreux phénomènes politiques et sociaux qui n’ont souvent rien – ou bien peu – à voir avec la foi. J’ai souhaité transformer une espèce d’obsession négative et stigmatisante en obsession positive. Je pense qu’il faut être « islamaniaque » pour de bonnes raisons, tenter de voir en quoi l’islam a été une source d’inspiration artistique et comment il a influencé les artistes occidentaux avant de faire, enfin, son entrée dans les beaux-arts. L’idée de montrer toutes les facettes de cette obsession ambivalente est venue d’un paradoxe : lorsque l’on ouvre un livre d’histoire de l’art, censé être généraliste, on y trouve exclusivement de l’art occidental. Il y a un grand absent ! Si les attentats du 11 septembre 2001 ont provoqué un afflux de bouquins dans les librairies, ces derniers sont bien souvent des livres kleenex qu’on prend, qu’on jette, et qui se caractérisent par un angle identique et une unité de point de vue.

C’est, selon vous, dû à une méconnaissance du grand public vis-à-vis de ­l’islam ?

Il y a une méconnaissance de l’islam qui se retrouve à tous les niveaux. Elle n’oppose pas un peuple ignorant à une élite instruite – et c’est peut-être ça qui est le plus inquiétant. Même parmi des personnes très cultivées, il y a une véritable ignorance. J’ai fait des études de philosophie jusqu’à l’agrégation et je me suis rendu compte que les enseignants connaissaient très mal la philosophie islamique. C’est valable aussi dans le domaine des beaux-arts. Des professeurs qui enseignent l’histoire de l’art ne connaissent souvent pas l’art contemporain produit dans le monde musulman. En outre, chez les rares personnes qui s’intéressent au sujet, il faut dépoussiérer la connaissance ! Elle concerne trop souvent l’âge d’or de l’islam. Nombreux sont ceux qui maîtrisent parfaitement l’histoire de l’art produit dans le monde musulman… jusqu’à la fin du XIXe siècle ! Après, on ne s’y intéresse plus guère. C’est là l’objet principal d’Islamania : aller contre l’idée qu’après cet âge d’or il ne se serait plus rien passé, voire qu’il y aurait eu une dégénérescence. Je veux prouver qu’il y a des intellectuels et des artistes vivants et actifs. Certes, on ne les entend pas beaucoup, parce que leur discours est moins saisissant que celui des intégristes, mais ils sont là. Et je vous assure que, même au sein de l’élite occidentale, il y a encore une forme d’orientalisme qui consiste à réduire l’islam à son âge d’or, à la violence ou à l’oppression des femmes…

Cela n’évolue pas ?

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Si. Pour prendre l’exemple du champ artistique, j’ai pu profiter du mois de juillet pour aller voir « Le Génie de l’Orient » au musée des Beaux-Arts de Lyon, une exposition magnifique, à la fois pointue et grand public, qui montre l’influence que l’islam a eu sur les artistes au XIXe siècle et au début du XXe siècle : dans les arts décoratifs puis dans la peinture abstraite, deux courants révolutionnaires qui se sont appuyés dans leur élaboration sur les arts d’Islam.

Il y a une méconnaissance de l’Islam qui se retrouve à tous les niveaux.

L’orientalisme « à sens unique » dont vous parlez est-il mort ?

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Je pense que l’orientalisme n’a pas disparu. Nos représentations sont encore très structurées par cette vision ancienne, qui date de la première confrontation avec l’islam lors des croisades, et qui s’est structurée en un mouvement pictural et intellectuel au XIXe siècle. Notamment après l’expédition de Bonaparte en Égypte. Si cet orientalisme évolue et se métamorphose, il est encore très présent et très influent. Je prendrai l’exemple de Majida Khattari, cette artiste d’origine marocaine qui a suivi à la fois les Beaux-Arts de Casablanca et les Beaux-Arts de Paris. Elle a appris l’histoire de l’art occidental et, en tant que femme marocaine, elle est elle-même le sujet des représentations orientalistes. Après le 11 Septembre, elle a réalisé des photos qui reproduisent les tableaux anciens, dans lesquels elle remplace certains objets traditionnels par des éléments perturbateurs, comme par exemple celui où une femme porte un sac en forme de grenade à la place d’une cruche à eau. L’idée, c’est de prouver que l’orientalisme est passé de la représentation de l’odalisque alanguie à celle de la femme kamikaze. L’image de la femme persiste, associée à une notion de violence qui a pris le pas sur la douceur d’antan.

Le marché de l’art n’est-il pas en partie responsable de cette survie de l’orientalisme ?

Oui. Aujourd’hui, utiliser les expressions « art arabe » ou « art musulman », même si l’on hésite un peu, ça fait vendre. Ces catégories sont portées par le marché, même si elles ne veulent pas dire grand-chose. Il y a bien des artistes vivants qui sont de culture arabe ou musulmane, mais ce n’est pas ça qui détermine leur travail. Il n’existe aucun critère permettant de regrouper des artistes sous un même qualificatif. Ces catégories sont inopérantes d’un point de vue esthétique.

Pour autant, les artistes ne s’y opposent pas vraiment…

Il existe chez certains d’entre eux une forme d’orientalisme intériorisé. Pour être reconnu, y compris dans leur pays d’origine, les artistes doivent encore passer par les pays occidentaux. Ils ont tellement souffert du manque de visibilité ! Moi, je ne vais pas les juger s’ils décident de participer à telle ou telle biennale, même sous l’étiquette « artiste arabe ». C’est un premier pas vers une reconnaissance qui manquait jusqu’à présent. Tant mieux si l’on s’y intéresse, même si c’est pour de mauvaises raisons. Mounir Fatmi est un artiste contemporain, point barre. Pour le marché américain, il était un artiste français. Pour les Français, il est un artiste arabe. Après le 11 Septembre, il est devenu un artiste musulman. Il a une identité flottante… On retiendra les meilleurs.

Une forme d’orientalisme réduit encore l’Islam à son âge d’or où à la violence.

L’Occident domine-t-il encore le marché de l’art ?

L’idée d’un centre de l’art unique n’est plus valable. La Chine, l’Inde et maintenant le Moyen-Orient jouent un rôle important. Des artistes de toutes origines participent à Art Dubai et à diverses biennales du monde arabe. Même s’il y a beaucoup d’enjeux de prestige qui dépassent la simple question artistique. Pour certains pays, être capable d’organiser une biennale ou de faire venir des galeristes, c’est une façon de se positionner sur le plan économique.

N’a-t-on pas tendance à mettre les artistes dits « arabes » dans un même sac ?

Dans le cas de la biennale de Venise, cette année, il y a eu beaucoup d’artistes venant de pays arabes ou d’origine arabe. Au-delà des pavillons de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, une exposition d’art « panarabe » a réuni des artistes ayant pour seul dénominateur commun le fait de porter un patronyme arabe. Personnellement, cela me pose problème. Je trouve que c’est une exposition orientaliste parce que fourre-tout, accueillant des artistes libanais, marocains… juste parce qu’ils sont arabes. Aucune thématique ne s’en dégage. Au nom du Printemps arabe, il faudrait faire des expositions de ce genre ? C’est une réaction paniquée qui n’a guère de sens !

En quoi l’art islamique a-t-il influencé l’abstraction ?

Je suis toujours très méfiante quand il s’agit d’attribuer une causalité unique à un phénomène. Au début du XXe siècle, l’Occident arrive à l’abstraction pour différentes raisons. Ce qui m’a intéressée, en lisant les nombreux écrits des artistes, c’est que l’art islamique est alors une référence. Frantisek Kupka, Vassily Kandinsky ou Paul Klee ne se sont pas contentés d’aller en Orient pour y puiser l’inspiration, ils ont vraiment découvert l’art islamique. La période de la fin du XIXe et du début du XXe, qui voit naître l’abstraction, marque d’une certaine manière la fin de l’orientalisme – même si je vous répondais tout à l’heure de façon provocatrice qu’il n’était pas mort. Avant, l’Orient représente une source d’inspiration ; après, il y a une véritable rencontre entre deux arts. Pour expliquer la naissance de l’abstraction, on peut parler des théories développées par Hegel dans L’Esthétique ou d’une forme d’épuisement de l’art occidental qui avait tout exploré… Mais la rencontre avec l’art islamique a sans doute été un déclencheur qui a permis de franchir le pas. On s’est dit que l’abstraction n’était pas si aberrante…

Comment expliquez-vous ce moment bien particulier ?

cette époque, qui suit la révolution industrielle, les beaux-arts ne sont plus une entité séparée du reste. On arrive à imaginer que le beau et l’utile peuvent aller ensemble. C’est pourquoi les artistes s’intéressent à cet art islamique qui est partout présent, même dans les objets du quotidien. Les expositions universelles montrent les plus belles réalisations à la fois techniques, mais aussi esthétiques, de l’art islamique. Une exposition en particulier marque l’Occident : celle de Munich, en 1910, qui pour la première fois présente des objets issus du monde musulman en tant qu’œuvres d’art, sous une forme scientifique et en même temps grand public, loin des mises en scène spectaculaires des expositions universelles. Cette expo a énormément marqué des artistes comme Kandinsky, Matisse, Le Corbusier, qui en sont partis bouleversés.

En septembre 2001, le Musée de la ville de New York avait prévu une exposition rétrospective sur les artistes arabes américains, qui a été annulée, vu les circonstances.

Le bouleversement qui suit, c’est le choc du 11 Septembre ?

Non ! Vous allez trop vite ! L’étape qui suit, c’est celle de la décolonisation. Beaucoup d’artistes d’origine immigrée arrivent en Europe et contribuent à bouleverser les codes esthétiques. C’est un moment important aussi. Juste avant les indépendances, Picasso reprend les Femmes d’Alger dans leur appartement d’Eugène Delacroix et en fait des femmes guerrières qui portent la lutte… Aujourd’hui, on évoque le rôle des femmes dans la révolution, mais à l’époque aussi, avec Picasso, on est loin de l’orientalisme et des femmes alanguies dans leur appartement !

On ne connaît guère d’artistes d’origine arabe influents à cette époque…

Ce sont plutôt des artistes occidentaux comme Pablo Picasso puis François Morellet qui ont porté un regard différent sur cette terre décolonisée. Encore une fois, il a fallu attendre le XXIe siècle pour que les artistes de ces pays acquièrent une véritable visibilité. Pendant la décolonisation, ce sont surtout la littérature, la poésie et le théâtre qui sont à la pointe de la contestation.

On y revient : les attentats du 11 septembre 2001 apportent un vrai changement ?

Très clairement. Avant, il pouvait y avoir un effet de mode autour d’un artiste portant un nom arabe, mais cela restait assez confidentiel. Une exposition comme « Les Magiciens de la terre », en 1989, n’a pas été suivie de beaucoup d’effets. Avec le 11 Septembre, le grand public est touché : il veut voir des artistes musulmans et même retrouver dans les arts une espèce de fascination pour la violence. Beaucoup d’artistes portant un patronyme arabe jouent le jeu en présentant des œuvres très spectaculaires et deviennent des artistes « musulmans ». La réaction à chaud est tout de même ambivalente. Pour vous donner un exemple, en septembre 2001, le Musée de la ville de New York avait prévu une exposition rétrospective sur les artistes arabes américains, qui a été annulée, vu les circonstances. Elle a été reportée à janvier 2002, sous une forme beaucoup plus réduite. Certaines œuvres n’ont pas été exposées… Il y a une espèce de prudence et de paranoïa autour de la question. En outre, les artistes ont parfois été exposés comme des prophètes : ils devaient détenir la vérité, donner les clés du 11 Septembre, et l’on attendait d’eux plus qu’ils ne pouvaient apporter. On leur demandait de se transformer en sociologues !

Ils ont parfois versé dans une certaine caricature d’eux-mêmes !

Plein d’artistes y ont vu une sorte de plan : « Cela plaît aux Occidentaux, il y a un engouement, alors allons-y ! » C’est une autoexotisation qui montre une forme d’orientalisme intériorisé. C’est aussi une démarche mercantile : il y a un créneau, une demande, un marché. Nous, les Occidentaux, avons accordé aux artistes qui versaient dans ce travers une attention démesurée. Au cinéma, pour obtenir des financements européens, il fallait montrer des scènes de hammam ou des scènes de violence, de femmes soumises… qui plaisaient beaucoup aux producteurs occidentaux.

Les pays arabes ne disposent pas d’institutions permettant de rivaliser avec leurs pendants européens ou américains. Les écoles d’art, comme les musées, ont souvent peu de moyens.

Quel type de réactions le 11 Septembre a-t-il provoqué chez les artistes ?

Certains se sont engouffrés dans une espèce de néo-orientalisme, d’autres ont été obligés de se positionner et de se poser la question de leur identité – Suis-je un artiste musulman ? Certains en ont fait un questionnement au cœur de leur œuvre. Je pense à Kader Attia, à Mounir Fatmi, à Majida Khattari. Depuis le Printemps arabe, c’est encore plus visible : on s’intéresse à ces artistes parce qu’ils apportent un souffle d’air frais ! Il y a un discours, un positionnement, une réflexion, une nécessité, des enjeux forts qu’on ne trouve peut-être plus dans l’art occidental.

Le Printemps arabe apparaît-il déjà dans les œuvres des artistes ?

À la biennale de Venise, les œuvres les plus intéressantes sur la révolution ne venaient pas forcément des pavillons « arabes ». Le mouvement politique a aussi stimulé des artistes occidentaux. Je pense notamment au Suisse Thomas Hirschhorn, qui travaille beaucoup sur la notion de musée éphémère. Interloqué face au Printemps arabe, il a réuni plein de photos et habillé des Marianne tunisiennes de robes gigantesques composées d’images de la révolution. Il montre bien l’homme occidental conduit à s’interroger sur sa propre (mé)connaissance du monde arabe, sur ses préjugés, sur cet effet de sidération suscité par le Printemps arabe dont on a tant parlé.

Les artistes ont-ils participé aux révolutions ?

Beaucoup ne les ont pas vues venir, mais nombre d’entre eux étaient engagés depuis longtemps dans des mouvements confidentiels. Ils essayaient de diffuser leurs idées à travers leur art.

Qu’est-ce que cela change pour eux ?

Cela donne une visibilité à des choses qui étaient là et qu’on ne voyait pas. Cela ouvre le regard ! Des artistes peuvent enfin présenter des choses qui sortent du pittoresque. Au cinéma, lors du dernier Festival de Cannes, le film Plus jamais peur, du réalisateur tunisien Mourad Ben Cheikh, montrait des femmes avocates, blogueuses et autres. Fini la femme dans le hammam ! Fini la femme soumise ! On arrive enfin à « désorientaliser » les œuvres !

L’Occident continue néanmoins de dicter son goût au monde entier…

Aujourd’hui, le goût occidental domine encore. Même dans la constitution d’institutions muséales au Moyen-Orient, on a recours à des architectes et à des artistes qui sont passés par l’Occident, y vivent ou y ont fait leurs études. Les choses évoluent tout de même et le goût de ces artistes vient colorer l’art occidental. Mounir Fatmi me disait qu’il avait des acheteurs au Maroc, dans les pays du Golfe ; Majida Khattari, qu’un Qatari venait d’acheter une de ses grandes photos… Les Saoudiens commencent à collectionner l’art arabe. Au niveau étatique, à travers les musées, comme au niveau des collections privées, il y a de plus en plus d’artistes arabes qui entrent dans les collections. Ce n’est pas qu’un engouement occidental.

Existe-t-il une critique et des écoles influentes en terre d’Islam ?

C’est là que le bât blesse. Il y a encore très peu de journaux traitant de l’histoire de l’art. Souvent, la critique vient de l’Occident. Bidoun est édité aux États-Unis, avec des articles écrits par des critiques d’origine arabe, mais vivant aux États-Unis. La revue marocaine Dyptik vient d’apparaître : c’est un début ! Quant aux écoles, l’Occident reste la référence. Les artistes qui émergent ont en général suivi une double formation. Les pays arabes ne disposent pas d’institutions permettant de rivaliser avec leurs pendants européens ou américains. Les écoles d’art, comme les musées, ont souvent peu de moyens.

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Propos recueillis par Nicolas Michel

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