Sciences-Po, dans la fabrique des élites
Depuis 1945, quelque quatre cents Africains ont obtenu leur diplôme du prestigieux Institut d’études politiques, à Paris. De Paul Biya à Alpha Condé, beaucoup ont par la suite brillamment réussi. Aujourd’hui, l’histoire continue. Autrement.
Deux fois, il a été contraint de reporter notre rendez-vous. Et pour la même raison : emploi du temps surchargé. Le Sénégalo-Guinéen Abdourahmane Diallo, 35 ans, chargé de communication au bureau de coordination des affaires humanitaires des Nations unies à Haïti, ne compte pas son temps : cinquante heures de travail hebdomadaire, du lundi au samedi. Et parfois même le dimanche. Un peu plus que dans son ancien poste de chargé des questions politiques à la Mission des Nations unies pour le Liberia (Minul). Titulaire depuis 2006 d’un master affaires internationales, option conflits et sécurité, cet ancien journaliste est l’un des quatre cents Africains qui, entre 1960 et 2010, ont suivi les cours de l’Institut d’études politiques. Autrement dit, de Sciences-Po.
Lorsqu’on les interroge sur leur première rencontre avec la vénérable « fabrique à élites » française fondée il y a presque un siècle et demi, mais pas aussi connue sur le continent que la Sorbonne, la plupart mentionnent la lecture d’essais politiques. C’est le cas du Camerounais Martial Ongono, promotion 2004, directeur associé d’Inter’Activ Consulting, une agence de communication de Yaoundé, ce qui tendrait à accréditer la thèse selon laquelle seule une minorité de privilégiés accèdent à Sciences-Po – même si on assiste depuis peu à l’arrivée d’étudiants d’origine plus modeste.
Aujourd’hui, "ils rêvent de finance"
Beaucoup évoquent de prestigieux précédents. Pas moins de cinq présidents africains y ont en effet fait leurs classes : du Tunisien Habib Bourguiba, diplômé en 1927 (l’établissement s’appelait à l’époque l’École libre des sciences politiques), au Tchadien Hissène Habré (1970), en passant par le Camerounais Paul Biya (1961) ou le Guinéen Alpha Condé (1963). Pourtant, à en croire Rodrigue Noundja Nkwegni, un autre Camerounais (ces derniers sont, avec les Sénégalais, les mieux représentés) étudiant en deuxième année de master, « avec le verrouillage de nombreuses scènes politiques en Afrique et le rôle grandissant des organisations internationales, les carrières politiques ont perdu de leur attrait aux yeux des nouvelles générations ».
Contrairement aux années 1960 et 1970, les raisons d’intégrer Sciences-Po sont moins idéologiques que pragmatiques. Les jeunes Africains veulent acquérir une formation de premier plan, puis mettre leurs compétences au service du développement. Ils rêvent de finance, de banque, d’organisations internationales. Et prennent d’assaut les filières qui y conduisent. « La cause est entendue, confirme Brice Akanati, diplômé en 1993 et consultant dans plusieurs firmes africaines. Mieux vaut miser sur un poste en entreprise ou aux Nations unies que dans un gouvernement. »
La "griffe Sciences-Po"
L’établissement a été à la hauteur des attentes d’Abdourahmane Diallo, qui l’a intégré après une licence et une première expérience dans le journalisme. Il reconnaît avoir d’abord été attiré par le caractère « professionnalisant » du cursus et par la qualité du corps enseignant. Celui-ci comprend des universitaires spécialistes des relations internationales, mais aussi des acteurs politiques. « À l’université, on tombe presque toujours sur des enseignants qui n’ont jamais mis les pieds dans une institution internationale ou dans un ministère. À Sciences-Po, c’est l’inverse. Nous avons eu par exemple Hubert Védrine, l’ancien ministre des Affaires étrangères de François Mitterrand… »
Diplômé de la promotion 1983 (la même qu’Ingrid Betancourt), Pierre Moukoko Mbonjo, ancien ministre camerounais et actuel président du conseil d’administration de l’entreprise Cimencam, soutient qu’il existe une « griffe Sciences-Po » : « Toutes les disciplines enseignées visent à former le citoyen à l’action, à le préparer à prendre des responsabilités dans l’entreprise ou l’appareil d’État. Cela suppose une certaine façon de structurer sa pensée, puis de la restituer. » Même diagnostic pour Abdourahmane Diallo : « L’étudiant doit acquérir un esprit de synthèse qui lui permette, quel que soit le sujet, d’en extraire la quintessence et de le présenter en termes clairs et compréhensibles, en un laps de temps limité. Quand on négocie avec des entrepreneurs ou des diplomates, on n’a pas forcément une heure pour développer ses idées. »
Une plus grande place pour l’Afrique subsaharienne
Ces exercices sont mis en place dès le collège universitaire de Sciences-Po, qui accueille les bacheliers et est résolument tourné vers l’international. Chacun de ses campus et de ses programmes est consacré à une région du monde. Le campus de Nancy est par exemple consacré aux relations franco-allemandes et à l’Europe. Celui de Menton, au Moyen-Orient et à la Méditerranée.
Sciences-Po souhaite accorder une plus grande place à l’Afrique subsaharienne dans ses offres de cours et ses programmes d’échanges. Un nouveau programme Europe-Afrique sera donc lancé à la prochaine rentrée, en septembre. Il réunira une quarantaine de bacheliers étrangers, dont vingt africains. L’objectif est de réunir des étudiants originaires de cette zone géographique (Afrique anglophone comprise) et ceux du reste du monde pour un programme fondamental identique à celui des autres campus, mais avec des spécificités africaines (sans qu’on puisse parler de véritable spécialisation). Sciences-Po espère ainsi séduire de nouveaux étudiants. Après une baisse des effectifs dans les années 1980 et 1990, on assiste de nouveau à une progression, qu’il s’agit donc de confirmer et d’amplifier.
Fin des carrières toutes tracées ?
Sur un marché international de l’emploi très tendu, sortir de Sciences-Po peut ouvrir bien des portes. Nombre d’anciens élèves occupent aujourd’hui des postes stratégiques, et la cooptation fonctionne. En règle générale, les diplômés de l’établissement s’insèrent professionnellement mieux que les autres.
Bien que Martial Ongono affirme ne pas avoir cherché à bénéficier d’un réseau, il s’est vu proposer un poste d’attaché à la présidence de la République avant même la fin de ses études. Une offre qu’il a rejetée, privilégiant une première expérience professionnelle hors du continent. Il est loin d’être le seul. Contrairement à leurs condisciples britanniques, brésiliens ou espagnols, les Africains ne sont pas « attendus » chez eux à leur sortie de l’école : ils doivent se battre pour s’insérer professionnellement.
Pour Brice Akanati, le temps est révolu où des carrières toutes tracées attendaient les anciens de Sciences-Po : « Les premières générations après l’indépendance étaient bombardées directeurs de cabinet ou représentants à l’étranger. À l’époque, on ne réfléchissait même pas, les carrières étaient fulgurantes. Avec les plans d’ajustement structurel et l’alternance politique, ce schéma a été battu en brèche. On se dit aujourd’hui que mieux vaut avoir un point de chute à l’étranger. »
Former des citoyens du monde
Pourtant, 60% des étudiants finissent par retourner en Afrique. Ce qui met à mal le mythe du diplômé qui préfère rester en France à l’issue de ses études.
Pour Francis Vérillaud, vice-président et directeur des affaires internationales et des échanges, « le défi consiste à faire que l’offre de formation de Sciences-Po corresponde à leurs attentes, et qu’ils contribuent par la suite au développement du continent, qu’ils y retournent ou restent à l’étranger. Il y a une mobilité et une fluidité dans les deux sens. Les étudiants africains sont à la fois très volontaires, très demandeurs, mais aussi très maîtres de leur destin. Ils construisent un parcours qui, in fine, est bien en relation avec leur pays d’origine ». Au fond, un ancien de Sciences-Po qui a réussi, c’est un citoyen du monde capable de travailler dans n’importe quel pays et n’oublie pas de se mettre au service du sien.
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Anaïs Angelo, avec Clarisse Juompan-Yakam
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