Turquie : l’armée marque le pas

Et si la haute hiérarchie militaire était en train de perdre l’interminable bras de fer qui l’oppose au gouvernement islamo-conservateur ?

Recep Tayyip Erdogan et l’état-major, au Mausolée de Mustapha Kemal Atatürk, le 1er août. © Umit Bektas/AFP

Recep Tayyip Erdogan et l’état-major, au Mausolée de Mustapha Kemal Atatürk, le 1er août. © Umit Bektas/AFP

JOSEPHINE-DEDET_2024

Publié le 25 août 2011 Lecture : 6 minutes.

Tous les jours, ils en prennent un peu plus pour leur grade. Arrestations, inculpations, révélations dans la presse… Rien ne leur est épargné, pas même les critiques visant leurs compétences professionnelles. Depuis les années 2007-2008, les militaires turcs sont tombés de leur piédestal. Aujourd’hui, deux cent cinquante officiers, dont quarante et un généraux d’active, croupissent derrière les barreaux en attendant d’être jugés pour complot contre le gouvernement.

On a d’abord découvert l’existence d’Ergenekon, un gang dans lequel une partie de l’establishment militaire frayait avec des notables laïcs, des hommes de main et des mafieux. On a ensuite éventé toute une série de machinations qui visaient à déstabiliser le pays afin de créer les conditions propices à un coup d’État. On a enfin découvert les sinistres activités du Jitem, une unité de gendarmerie spécialisée dans l’assassinat de militants prokurdes. Pas de quoi parader…

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Et pourtant, il n’y a pas si longtemps, l’armée était l’institution la plus respectée du pays. Qu’elle donne publiquement son avis sur tous les sujets de politique intérieure, ou même étrangère, n’étonnait (presque) personne. C’était une si vieille habitude… Auteure de quatre coups d’État (1960, 1971, 1980 et 1997) et d’une Constitution lui permettant de régenter les gouvernements civils, elle inspirait la crainte. Mais son rôle de garante de l’unité et de la laïcité de la République lui valait aussi une certaine reconnaissance. Bref, tout se passait comme si le pays ne s’estimait pas assez mûr pour s’offrir le luxe d’une vie démocratique à part entière.

Le décor change en 2002 avec la victoire du Parti de la justice et du développement (AKP) aux législatives. Fini les fragiles coalitions ! L’AKP gouverne seul et se heurte aussitôt au camp laïc, qui l’accuse d’islamisme rampant et ne lésine sur aucun moyen pour l’abattre. Mais l’AKP tient bon. Il s’enracine dans un électorat pieux et conservateur qui fait des affaires et s’embourgeoise d’autant plus vite que l’économie est en plein boom. Les crises politiques orchestrées par l’état-major tournent à l’avantage d’un parti qui tient sa légitimité des urnes et se renforce à chaque scrutin : 34,2 % aux législatives de 2002, 46,5 % à celles de 2007 et 49,9 % à celles de juin dernier.

Flop. Parallèlement, dans le Sud-Est, la recrudescence de la guérilla indépendantiste kurde démontre que l’armée est impuissante à venir militairement à bout d’un problème dont elle bloque aussi l’issue politique. Pis, la hiérarchie est plusieurs fois accusée d’exposer la vie de jeunes recrues en les envoyant dans des zones à risques.

Discréditée et exaspérée de l’être, l’armée joue son va-tout le 29 juillet. L’avant-veille de la réunion du Conseil militaire suprême (YAS) – l’institution qui se réunit chaque année pour décider de la promotion des cadres –, le chef d’état-major et les patrons de l’armée de terre, de l’aviation et de la marine démissionnent en bloc. Pour exprimer leur indignation face au traitement, à leurs yeux injuste, que l’on réserve à leurs camarades inculpés – mais pas encore jugés et condamnés.

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Peu avant, le président, Abdullah Gül – issu des rangs de l’AKP –, avait averti qu’il ne signerait « aucun décret les yeux fermés ». Autrement dit, qu’il s’opposerait à l’avancement des présumés comploteurs. Mais cette démission collective, censée provoquer un électrochoc dans le pays, fait un flop. Le gouvernement réagit avec calme, nomme chef d’état-major le commandant de la gendarmerie, Necdet Özel, qui ne s’était pas joint au mouvement, et maintient la réunion du YAS à la date prévue, le 1er août. Dans les journaux et à la télévision, l’image passe en boucle. Pour la première fois, l’institution est présidée par Recep Tayyip Erdogan, seul. Tout un symbole : jusqu’ici, le Premier ministre siégeait à côté du chef d’état-major, coincé dans une forêt d’épaulettes et de képis…

Et puis, grâce aux procédures judiciaires en cours, le mouvement esquissé lors de la session 2010 du YAS se poursuit. Le gouvernement était alors parvenu à bloquer la nomination du général Igsiz à la tête de l’armée de terre – celui-ci a depuis été arrêté. Cette année, ses pairs qui auraient dû prendre la tête des armées de terre, de l’air et de la marine ont été contraints de passer leur tour. On les soupçonne eux aussi d’avoir trempé dans les projets de putsch. Avec un dixième des effectifs sur la sellette, les rangs sont tellement clairsemés qu’il ne s’est trouvé qu’un lieutenant-­général pour hériter du commandement de l’aviation 

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Enturbannées. La nouvelle structure n’est pourtant pas, on s’en doute, favorable à l’AKP, à l’instar du général Kivrikoglu, désormais chef de l’armée de terre, qui s’était distingué en refusant d’accueillir Abdullah Gül et son épouse voilée lors d’une visite en République turque de Chypre du Nord. Simplement, certains des récents promus pourraient se montrer moins hostiles.

Pour symbolique qu’il soit, ce nouveau point marqué par l’AKP n’en est pas moins décisif. Le processus de démilitarisation du système politique progresse. Lentement mais sûrement. Qu’on en juge. En 2002, par exemple, l’état-major avait sommé le gouvernement d’exclure les personnels « non laïcs » de la fonction publique. En 2003, il s’était opposé frontalement aux réformes proeuropéennes et, de concert avec le président de la République (un laïc, à l’époque), boycottait les réceptions auxquelles participaient les épouses enturbannées des chefs de l’AKP.

Un pic avait été atteint en mai 2006, lorsqu’un extrémiste (prétendument islamiste, mais qui était en réalité un homme de main du gang Ergenekon) avait fait irruption au Conseil d’État, bastion laïc par excellence, et abattu un juge. Des manifestations géantes avaient été organisées « pour la défense de la laïcité ». Les hauts gradés et l’establishment kémaliste avaient pris la tête des cortèges, tandis que le chef d’état-major appelait les citoyens à rester « mobilisés en permanence ».

Même scénario, au printemps 2007, pour empêcher Erdogan de briguer la présidence. Abdullah Gül s’y risque à sa place. Le 27 avril, l’armée publie un communiqué sur son site internet menaçant d’intervenir pour « protéger la République ». L’épreuve de force tourne au profit de l’AKP, qui provoque et remporte des législatives anticipées, puis fait adopter par référendum le principe de l’élection du président au suffrage universel direct.

Big business en uniforme

Grâce à Oyak, premier fonds de pension privé du pays, les forces armées disposent d’un véritable pactole. Fondé en 1961, ce gigantesque conglomérat industriel et financier emploie 28 500 personnes dans 60 sociétés (sidérurgie, ciment, énergie, banque, assurance, etc.), pour un chiffre d’affaires de 14,763 milliards de dollars en 2010 (10,372 milliards d’euros, + 19,8 % par rapport à 2009). Fleuron du groupe, le joint-venture Oyak-Renault, premier exportateur de voitures du pays l’an dernier, peut produire jusqu’à 360 000 véhicules par an.

En 2008, le parti évite de justesse d’être dissous pour activités antilaïques. Alors que l’affaire Ergenekon bat son plein, le général Basbug, nouveau chef d’état-major, multiplie conférences de presse et menaces. Rien n’y fait. Ultime camouflet, l’une des dispositions du référendum constitutionnel de septembre 2010 prévoit que les militaires pourront être jugés par des tribunaux civils en temps de paix.

Malgré cette incontestable érosion, l’armée conserve de solides réseaux et deux instruments de contrôle. D’abord, le Conseil de sécurité nationale (MGK), devenu consultatif mais où les militaires continuent de siéger aux côtés du gouvernement. Ensuite, et surtout, le secrétariat du MGK, qui emploie 1 200 personnes et où se détermine la politique de l’armée. Aucun chef de gouvernement, ministre ou journaliste n’a jamais pu y pénétrer. Restent, enfin, les réunions hebdomadaires du chef d’état-major avec le Premier ministre et une puissance financière intacte. L’armée garde un contrôle discrétionnaire sur Oyak, son gigantesque fonds de pension, et sur le budget de la défense, dont une partie commence à être évaluée, avec d’infinies précautions, par une nouvelle Cour des comptes.

Réclamée par l’Union européenne, la normalisation de son rôle dans la vie publique est loin d’être achevée. Mais, si ce processus semble bien engagé, c’est aujourd’hui l’absence criante d’une opposition politique crédible et efficace qui devient préoccupante. Sans contre-pouvoirs hormis celui de l’armée, l’AKP, qui a infiltré un certain nombre d’institutions (université, police, justice, etc.), donne de plus en plus libre cours à sa tentation hégémonique et à un affairisme effréné. Pas sûr, dans ces conditions, que la démocratisation dont il promet l’avènement depuis près de neuf ans soit au bout du chemin.

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