Tunisie : les certitudes de Mestiri
Retiré de la vie politique depuis les premières dérives du régime Ben Ali, le chef de file de l’opposition démocratique sous Bourguiba fait un come-back remarqué. Et assène ses vérités sur l’après-révolution.
Intègre, lucide, respecté de ses amis comme de ses anciens adversaires, le chef de file de l’opposition démocratique sous Bourguiba est de retour sur la scène politique, qu’il avait quittée il y a plus de vingt ans. Le 22 juillet, Ahmed Mestiri a tiré un véritable coup de semonce en livrant son sentiment sur une situation postrévolutionnaire qui ne manque pas de zones d’ombre et où règne la confusion.
Dans une déclaration écrite qui a fait l’effet d’une bombe, Mestiri dénonce une « contre-révolution de l’intérieur et de l’extérieur qui se manifeste ouvertement » et évoque de l’argent – provenant de Ben Ali ou d’autres sources – « qui coule à flots » pour la financer ou alimenter les caisses de certains partis ou associations. À trois mois de l’élection de l’Assemblée constituante, le 23 octobre, il exprime, en outre, son « opposition » à la démarche du gouvernement provisoire du président, Fouad Mebazaa, et du Premier ministre, Béji Caïd Essebsi, qui, dit-il, « est de nature à compromettre l’avènement de l’État de droit et du régime démocratique à court et à long terme ».
Dates clés
2 juillet 1925 : Naissance à La Marsa (Tunis)
1942 : Adhère au Néo-Destour
1944-1948 : Études de droit et de sciences politiques à Alger et à Paris
1948 : Avocat à Tunis
1956 : Ministre de la Justice du premier gouvernement de l’indépendance, il est le maître d’œuvre du code du statut personnel
1958 : Ministre des Finances et du Commerce
1960-1966 : Ambassadeur en URSS, en Pologne, en Tchécoslovaquie, en RAU (Égypte et Syrie) et en Algérie
1966-1968 : Ministre de la Défense
Janvier 1968 : Présente sa démission à Bourguiba pour protester contre la politique de collectivisation forcée dans l’agriculture. Il est exclu du Parti socialiste destourien (PSD, ex-Néo-Destour)
1970 : Réconciliation avec Bourguiba
Juin 1970-octobre 1971 : Ministre de l’Intérieur
Octobre 1971 : L’aile démocratique du PSD conquiert la majorité au congrès dit de « Monastir I ». Mestiri est suspendu de toute activité au sein du parti, avant d’en être exclu en janvier 1972
Novembre 1972 : Avec dix personnalités, il adresse une lettre ouverte à Bourguiba réclamant la démocratie
1973-1978 : Son mandat de député révoqué, il continue d’animer un groupe de démocrates qui publie deux journaux, Errai (« l’opinion ») et Démocratie
Juin 1978 : Fonde le Mouvement des démocrates socialistes (MDS), qui le porte à sa tête
Novembre 1981 : Les premières élections législatives pluralistes sont entachées d’irrégularités au détriment du MDS
1986 : Pour avoir participé à une manifestation, il est emprisonné, puis mis en résidence surveillée. Ben Ali est alors ministre de l’Intérieur
1989 : Tirant les leçons des premières dérives autoritaires de Ben Ali et des élections truquées de 1989, il démissionne du MDS et cesse toute activité politique
16 janvier 2011 : Sort de son silence et soutient la révolution
Mais nombreux sont ceux qui sont restés sur leur faim à la lecture de cette déclaration. « J’y ai pesé mes mots pour ne pas être trop explicite dans certaines accusations, même si j’ai l’intime conviction que ce que je disais correspond à la réalité que nous vivons », nous a-t-il déclaré au cours d’un long entretien dans lequel il va plus loin et dévoile ses propositions. « Ma déclaration était un cri du cœur pour exprimer une véritable inquiétude, pour ne pas dire une angoisse, sur le sort de la révolution », explique-t-il.
Mestiri s’est rangé du côté de la révolution dès le 16 janvier. Juriste, il considère que la légitimité constitutionnelle a été balayée par la fuite de Ben Ali et qu’elle doit céder la place à la légitimité révolutionnaire. Il propose donc à Mebazaa la constitution d’un « Haut Comité national de salut public », une sorte d’autorité morale chargée de coiffer le gouvernement provisoire et qui serait composée de trois sages reconnus : lui-même, Ahmed Ben Salah et Mustapha Filali, tous trois anciens ministres de Bourguiba, les deux premiers étant passés dans l’opposition. La proposition est ignorée.
Questions sans réponse
Mohamed Ghannouchi, Premier ministre de Ben Ali, est à son tour « dégagé » par les jeunes révolutionnaires. Il est remplacé, le 27 février, par Béji Caïd Essebsi, président de la Chambre des députés il y a vingt ans, sous Ben Ali, et député jusqu’en 1994. « Des jeunes de la révolution sont venus me consulter à son propos, raconte Mestiri. L’un d’eux, un juriste, m’a demandé s’il était bon. J’ai répondu que je lui accordais un préjugé favorable, jusqu’à preuve du contraire. » Mais Caïd Essebsi, censé expédier les affaires courantes pour assurer le fonctionnement des rouages de l’État jusqu’aux élections, flirte, selon Mestiri, avec l’autoritarisme. Il « s’octroie » la plupart des pouvoirs exécutif et législatif, et « prend des engagements financiers extérieurs à long terme ».
Pendant ce temps, des bandes de criminels de droit commun, déguisés parfois en militants politiques, s’attaquent aux biens et aux personnes. Les questions de Mestiri fusent : 95 % des mouvements sociaux ne sont pas décidés par l’UGTT, la centrale syndicale. Qui donc les suscite ? Qui sont les personnes infiltrées dans les manifestations pacifiques ? Et ces sit-in sur les routes, qui les organise ? Qui est à l’origine de tout cela ? Pourquoi la police ne fait-elle pas son travail ? Pourquoi Samir Feriani, un officier de police qui a fait publiquement des révélations gênantes pour certains responsables du ministère de l’Intérieur, est-il poursuivi en justice ? Et puis où est l’assainissement [anticorruption, NDLR] ? Que fait la magistrature ? Allons-nous vraiment vers une Constituante ? Qu’allons-nous faire si nous n’obtenons pas au moins 50 % d’inscrits ? Jeter l’éponge ? Caïd Essebsi a-t-il le pouvoir réel ? Ou y a-t-il d’autres personnes qui prennent les décisions ? Et si ce que disait à ce propos Farhat Rajhi, ministre de l’Intérieur au lendemain de la révolution, était vrai ? Caïd Essebsi a toujours nié l’existence d’un gouvernement de l’ombre, mais l’opinion n’en continue pas moins de se poser la question.
Pour Mestiri, il y a désormais une absence de confiance dans le gouvernement provisoire. « Pendant vingt-trois ans, Ben Ali nous a roulés. Cette fois, avec Béji Caïd Essebsi, j’ai vraiment cru au changement. Mais, finalement, c’est comme si rien ne s’était passé. Je ne suis pas le seul à penser cela. J’ai donc repris ma liberté et je me présente comme une opposition légale. »
Faux débat
« Je suis un homme libre », clame-t-il. Il l’a toujours été. La première fois sous Bourguiba, en prenant la tête, à partir de 1971, du premier courant démocrate au sein même du parti unique, le Parti socialiste destourien (PSD). Exclu une première fois de celui-ci pour avoir dénoncé l’autoritarisme du Combattant suprême, il fonde, en 1978, le premier parti d’opposition démocratique, le Mouvement des démocrates socialistes (MDS). En 1987, il approuve le principe de l’éviction de Bourguiba par Ben Ali et le discours du 7 novembre, mais il va rapidement déchanter. Après les premières dérives antidémocratiques et les élections truquées de 1989, au cours desquelles le MDS est laminé, il démissionne du parti qu’il a fondé et cesse toute activité politique.
Après la révolution du 14 janvier 2011, il sort de sa réserve, fait confiance à Caïd Essebsi, son ancien compagnon de route, avant de déchanter à nouveau. Pour lui, le changement démocratique ne se conçoit pas sans la fin du système autoritaire. Aujourd’hui, Mestiri se tient informé en recevant chez lui des hommes politiques, des syndicalistes, des intellectuels, et surtout des jeunes qui ont participé à la révolution. Il a une affection particulière pour les familles des martyrs, en majorité modestes et originaires du fin fond de la Tunisie.
« J’étais vraiment choqué en écoutant leurs récits », confie-t-il après avoir participé à l’une de leurs conférences, au cours de laquelle elles ont reproché aux autorités de les avoir abandonnées. Et il en a tiré une leçon. « Le sentiment que j’ai eu, raconte Mestiri, c’est qu’il existe un fossé énorme entre le monde urbain et intellectuel, qui se perd dans de faux débats, et les gens du pays profond. Ces derniers me disent que ce sont les mêmes qui continuent à gouverner et qu’il ne faut pas attendre d’eux qu’ils fassent le changement… »
Le faux débat qui inquiète ce démocrate intransigeant est celui qui tourne autour du mouvement islamiste Ennahdha et de la laïcité. « Ben Ali avait conclu qu’il fallait éradiquer les islamistes, et on connaît le résultat, rappelle-t-il. Est-ce que la solution serait aujourd’hui de les exclure de la communauté nationale et de les confiner dans un ghetto ? Je suis absolument opposé à cette campagne obsessionnelle. Si quelqu’un n’aime pas Ennahdha, qu’il ne vote pas pour ce parti. »
Place aux jeunes
Il en est de même pour l’ex-parti au pouvoir, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD). Mestiri est contre toute chasse aux sorcières touchant la masse des ex-adhérents, qu’il ne faut pas confondre avec les ex-responsables, qui sont entre 3 000 et 5 000. « Cela dit, ajoute-t-il, si on est pour la révolution, on ne peut pas élire des gens qui sont contre. »
Mestiri, qui met par ailleurs la dernière main à ses Mémoires, achevés en 1996, mais dont la publication était prévue après le départ de Ben Ali, se concentre actuellement sur l’élection de la Constituante, prévue le 23 octobre. Selon lui, il ne faut pas limiter les prérogatives de la future Assemblée, comme le réclament plusieurs partis aux tendances peu démocratiques. « Une Assemblée constituante est souveraine pour fixer son ordre du jour et légiférer en attendant que la Constitution soit prête. Dès qu’elle débute ses travaux, la légitimité révolutionnaire s’arrête et c’est elle qui représente la souveraineté du peuple.
La prochaine Constituante doit prendre des dispositions claires pour déraciner le système dictatorial, de sorte qu’on n’y retombe pas dans quatre ou cinq ans. Il n’est pas question d’un régime présidentiel qui remettrait tous les pouvoirs entre les mains d’un seul homme. Il doit y avoir une séparation des pouvoirs et un équilibre entre les deux systèmes, présidentiel et parlementaire. »
« Je ne vais pas me présenter à l’Assemblée constituante », déclare Mestiri en réponse à une question sur ses projets. Briguera-t-il le poste de président transitoire de la République, lequel doit être désigné par la Constituante à la fin du mois d’octobre ? « Je ne suis candidat à rien du tout, rétorque-t-il. Je ne me présenterai pas à la Constituante, c’est tout ce que je peux vous dire. Je ne demande rien du tout. Attendons que l’Assemblée se réunisse. Désormais, c’est aux jeunes qui ont fait la révolution de prendre les choses en main. »
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Abdelaziz Barrouhi, à Tunis.
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