Tunisie : la liberté inch’Allah !

Depuis avril, en Tunisie les incidents se multiplient contre les artistes et intellectuels qui défendent la laïcité. Inquiétant.

Une femme brandit le drapeau tunisien lors d’une marche contre le terrorisme et l’intégrisme à Tun © AFP

Une femme brandit le drapeau tunisien lors d’une marche contre le terrorisme et l’intégrisme à Tun © AFP

Publié le 10 août 2011 Lecture : 6 minutes.

Une fois, c’est un hasard, deux fois, un indice, trois fois, une preuve. Voilà qui pourrait résumer un enchaînement d’événements préoccupants pour la liberté d’expression en Tunisie. Le 6 avril, le cinéaste Nouri Bouzid était blessé par un individu hurlant des slogans religieux. La veille, il demandait sur les ondes de la radio Mosaïque FM l’inscription du principe de laïcité dans la Constitution. Son agression a suscité l’émoi et l’indignation du monde associatif et de certains partis politiques. Mais lui a également valu plusieurs mises en garde.

Lors d’un meeting politique du mouvement islamiste Ennahdha (« Renaissance »), dénonçant pêle-mêle un complot international contre l’islam, des clips musicaux montrant des corps dénudés de plus en plus nombreux, et une jeunesse qui préfère les soirées nocturnes aux prières matinales, le rappeur Psycho-M contre-attaque : « Si je pouvais, j’utiliserais une kalachnikov contre celui qui a réalisé Making of. Il dit qu’il cherche la bonne voie. Ça ne peut pas être le Coran. Trop vieux pour vous, Monsieur Bouzid ! » Les militants et les sympathisants d’Ennahdha lui font alors un triomphe. La classe politique et les milieux associatifs réagissent à peine.

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Un climat explosif

Fin avril, la tension monte. La réalisatrice de Ni Allah, ni maître !, Nadia el-Fani, déclare sur la chaîne privée Hannibal TV : « Je ne crois pas en Dieu, j’ai le courage de le dire… Je sais que c’est très culotté. Mais j’estime que yezzi [« ça suffit » en arabe, NDLR], y en a marre de se cacher… » Quinze secondes d’interview qui mettent le feu aux poudres. Des commentaires d’une extrême violence apparaissent sur le web, la presse s’empare de l’affaire.

Le 26 juin, une centaine de salafistes du mouvement (non autorisé) Hizb Ettahrir saccagent la salle CinemAfricArt et menacent les spectateurs. Leur but : empêcher la manifestation « Touche pas à nos créateurs », organisée par le collectif associatif Lam Echaml, ainsi que la projection de Ni Allah, ni maître ! et celle d’un documentaire consacré au penseur libéral égyptien Nasr Hamed Abou Zayd.

Plusieurs témoins parlent d’agresseurs empestant l’alcool. Des salafistes à l’eau-de-vie (ou de mort) ? Étrange… Le mouvement Hizb Ettahrir pourrait-il être infiltré par d’anciens membres de la police politique rêvant de semer le chaos en Tunisie ? Est-il un allié de circonstance d’Ennahdha ? Un scénario extrême, mais somme toute plausible : Ettahrir permet à Ennahdha d’apparaître sur l’échiquier politique comme un parti modéré, républicain, « islamo-light » par rapport aux salafistes. De même qu’en ne condamnant jamais publiquement Ettahrir les nahdhaouis soignent l’aile la plus radicale de la sphère islamiste.

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Ces événements ont été relayés par l’ensemble des médias tunisiens. Et presque tous les partis politiques ont tenu à rappeler leur attachement à la liberté d’expression. Tout en condamnant cette agression, Ennahdha a pris soin néanmoins de rappeler qu’elle ne cautionnait pas les attaques au « sacré ». La Tunisie se retrouve divisée entre ceux qui n’acceptent pas que la liberté de parole s’en prenne au religieux, ceux qui estiment que rien ne saurait l’entraver, et enfin ceux qui prônent un débat plus serein, respectueux à la fois du religieux et de la liberté d’expression.

Débat de haute volée sur sur Shems FM

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Le climat est devenu explosif le 28 juin, quand des salafistes ont violemment réclamé devant le palais de justice de Tunis la libération immédiate des militants arrêtés la veille. Le lendemain, les Tunisiens écoutent médusés sur Shems FM un débat de haute volée entre l’historien Mohamed Talbi (auteur notamment de Plaidoyer pour un islam moderne et de Ma religion, c’est la liberté) et l’avocat Abdelfattah Mourou, sémillant cheikh modéré. Un échange savoureux entre théologiens érudits. Talbi développe son argumentaire : il n’y a de vrai dans l’islam que le Coran (pas la vie du Prophète), lequel ne donne pas de prescription quant au mode de prière et prohibe l’ivresse mais pas l’alcool ; le prophète Mohammed a probablement bu du vin ; et la Sunna est tout à fait contestable d’un point de vue théologique.

Talbi rappelle ensuite que les chiites considèrent qu’Aïcha, la femme du Prophète, est une prostituée. Un tsunami ! L’historien, octogénaire lucide et truculent, est voué aux gémonies. Son procès sur la place publique commence. Le débat fait rage dans les universités, les cafés, les meetings politiques, sur Facebook… Elyes Gharbi, journaliste politique, estime que « les événements récents sont très graves, c’est une sonnette d’alarme. On pourrait toutefois y voir une volonté des uns et des autres de se réapproprier la chose publique. Nous sommes dans un balbutiement démocratique. Je reste optimiste ; développer une culture de l’écoute, de la tolérance, du partage, ça aussi c’est un projet de société ! »

Démocratie naissante

Le 5 juillet à Kairouan, plus d’un millier de personnes manifestent (pacifiquement) contre Talbi, El-Fani et ceux qui « veulent souiller l’islam ». Deux jours plus tard, près de 2 500 personnes défilent pour la liberté d’expression à Tunis à l’appel de plusieurs associations et de quelques partis politiques. L’une des voix les plus écoutées du moment, l’ancien porte-parole de la Haute Instance de réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, Ghazi Gherairi, estime que « la situation est grave sans être alarmante. Certains mouvements non démocratiques sont en train de jauger les capacités de réaction et les résistances de la société civile.

Ils profitent aussi des grandes difficultés que rencontrent l’État et les forces de l’ordre pour régler les problèmes de sécurité autour des réunions publiques. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un mouvement de fond de la société tunisienne. Il me semble, en revanche, qu’une certaine presse porte une vraie responsabilité. Faire du sensationnalisme avec des appels au meurtre des créateurs ou des penseurs libres ou en ouvrant ses colonnes à des discours obscurantistes est inconscient de la part de ces médias ».

Le fait que Nadia el-Fani ait décidé de rebaptiser son film Laïcité, inch’Allah ne change pas la donne. Et ne calme pas les plus fervents. Le 11 juillet, l’avocat Monem Turki a demandé, sur Hannibal TV, l’arrêt de toute projection du film et a porté plainte contre Nadia el-Fani. Résultat : le procureur de la République auprès du tribunal de première instance de Tunis a ouvert une enquête judiciaire à l’encontre de la réalisatrice. Une première en Tunisie.

De quoi scandaliser le metteur en scène Ezzeddine Gannoun (auteur du remarquable The End et propriétaire de la salle El-Hamra) : « Ce qui se passe est très sérieux. De quel droit certains donnent-ils du kafir (« mécréant », NDLR) à un autre citoyen ? La réaction de la société civile a été positive même si je m’attendais à plus de mobilisation. Je suis surtout inquiet des dérives de certains avocats qui osent dire sur des chaînes de télévision que Nadia el-Fani a commis un crime et que le pardon n’est même pas envisageable la concernant ! Où va-t-on avec de tels raisonnements ? Quelle est la nature du délit ? Avoir exprimé une opinion ? Je dois pouvoir exprimer toutes les opinions que je veux. Y compris sur la religion. Je suis de culture arabo-musulmane. C’est un fait. Le reste ne regarde que moi ! »

À moins de trois mois des premières élections libres de l’histoire de la Tunisie, prévues pour le 23 octobre, le quotidien de la démocratie tunisienne naissante n’est pas un long fleuve tranquille. Et notamment pour celles et ceux qui voudront faire bon usage des biens les plus précieux de tout un chacun : la liberté et la raison !

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