Sénégal : la société civile dans tous ses états
Si les leaders de la contestation au Sénégal se défendent de toute arrière-pensée partisane, nombre de leurs revendications rejoignent celles de l’opposition. Une proximité dénoncée par le pouvoir.
Depuis plusieurs semaines, on ne parle que d’elle, ou presque. La presse se fait l’écho de ses prises de position et de ses revendications. Les citoyens répondent présent à chacun de ses appels, comme le prouvent les gigantesques rassemblements des 23 juin et 23 juillet. Et le pouvoir ne rate pas une occasion de la fustiger. Au Sénégal, la société civile déchaîne les passions.
Pendant longtemps, elle a été assimilée à la défense des droits humains, à l’émancipation des femmes ou au développement. Mais onze ans après l’élection de l’opposant historique Abdoulaye Wade, la société civile s’est engagée sur une autre voie : celle de la sauvegarde des acquis démocratiques. On peut détecter des signes annonciateurs de sa participation à la vie politique dès 2005, lorsque différentes organisations proposèrent la tenue d’assises nationales, une idée reprise par l’opposition après le boycott des législatives de 2007. Depuis le début du second semestre 2011, elle est revenue sur le devant de la scène. Scène qu’elle partage une nouvelle fois avec l’opposition, même si elle prend soin de s’en démarquer.
« Notre vocation n’est pas de conquérir le pouvoir, mais de veiller au respect de la Constitution dans le but de préserver la paix », explique Alioune Tine. Le président de la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme (Raddho) est, avec Mouhamadou Mbodj, du Forum civil, Mame Adama Guèye (candidat malheureux à la présidentielle de 2007) et l’historienne Penda Mbow – pour ne citer qu’eux –, l’un des initiateurs du rassemblement du 23 juin devant l’Assemblée nationale pour dire « non » au projet de réforme constitutionnelle instaurant le ticket présidentiel et le quart bloquant. Des milliers de Sénégalais s’étaient mobilisés contre ce texte que Wade avait fini par retirer, donnant un nouvel élan au mouvement de protestation qui exige que Wade renonce à un troisième mandat.
« Ce qui nous intéresse, c’est la vie de la nation et des populations. Nous sommes là pour elles, pas pour prendre la présidence de la République », renchérit Mbodj. Pourtant, du côté du pouvoir, on estime que le Mouvement des forces vives du 23 juin (M23, regroupant une soixantaine de formations, organisations de la société civile et partis d’opposition, autour du slogan « Touche pas à ma Constitution », et soutenu depuis le 4 août par les principaux syndicats) occupe un peu trop de place sur l’échiquier politique. Le camp présidentiel dénonce la « politisation » de la société civile. Et traite ses acteurs, bien qu’ils aient condamné les violences du 23 juin, de « vandales » ou de « politiciens encagoulés ». Mais pour Mazide Ndiaye, le président du Réseau africain pour le développement intégré (Radi), cet amalgame n’a pas lieu d’être. « Les associations et organisations de la société civile comptent des membres issus de toutes les tendances politiques et franges de la société. Elles n’ont jamais demandé à intégrer le Benno Siggil Senegal [coalition de l’opposition, NDLR] ou un autre collectif de partis. Les choses sont claires », affirme-t-il, rappelant que ces organisations n’ont désigné aucun candidat à la présidentielle de 2012. Mais le doute persiste.
Hostilité au régime
Il est notamment entretenu par la participation à la course électorale de personnalités se réclamant de la société civile, ou perçues comme telles, à l’instar de la professeure de droit Amsatou Sow Sidibé, de l’ex-ministre des Affaires étrangères Cheikh Tidiane Gadio ou de l’ancien fonctionnaire international Ibrahima Fall. Face à des formations aussi bien rodées que le Parti socialiste (au pouvoir jusqu’en 2000) ou le Parti démocratique sénégalais (PDS, d’Abdoulaye Wade), il est toutefois improbable qu’un de ces candidats, manquant de popularité et d’expérience, accède à la magistrature suprême. Dans les rangs des mouvements citoyens, on est convaincu de pouvoir influer sur le vote des électeurs. Mais de là à dire qu’on fera basculer les résultats en faveur d’un camp ou d’un autre, il n’y a qu’un pas… qu’il ne faut toutefois pas franchir. Pour l’instant en tout cas.
Quoi qu’il en soit, les opposants, dans leur grande majorité, soutiennent que le fauteuil présidentiel échappera au clan Wade et soignent leurs relations avec la société civile. Surtout, ils n’hésitent pas à profiter du succès des manifestations qu’elle initie. Le 23 juillet, des têtes d’affiche comme Ousmane Tanor Dieng, Abdoulaye Bathily, Amath Dansokho ou Cheikh Bamba Dièye étaient présentes. Même les anciens Premiers ministres Macky Sall et Idrissa Seck ont saisi cette occasion de crier leur hostilité au régime. Ce qui n’a pas empêché une partie de la foule de les chahuter. Pour beaucoup, ils sont comptables du bilan de Wade.
Y’en a marre
En y regardant de plus près, on constate toutefois que les vedettes du M23 sont les jeunes, dont bon nombre admirent les rappeurs fondateurs du mouvement Y’en a marre. Selon le sociologue Malick Ndiaye, ce dernier « est un interprète du mécontentement social au Sénégal » et mène son action « au nez et à la barbe des cadres traditionnels » de contestation que sont les partis et les syndicats. Pour Y’en a marre, qui refuse d’être instrumentalisé par une quelconque formation politique, le changement passe toutefois par les urnes. Le mouvement a mené en juin et juillet de vastes campagnes pour inciter les Sénégalais à s’inscrire sur les listes électorales. Mais face aux critiques, les autorités se crispent : l’un des cofondateurs de Y’en a marre, Cyril Touré, alias Thiat, a été convoqué fin juillet par la Division des investigations criminelles et retenu pendant trente heures. On lui reprochait d’avoir tenu des propos jugés discourtois à l’encontre du chef de l’État. Partis politiques et organisations de défense des droits de l’homme s’étaient mobilisés pour sa libération.
Les quelques mois à venir avant la présidentielle (prévue le 26 février 2012) s’annoncent riches en rebondissements. Le pouvoir, s’il a retiré en juin son projet de modification de la Constitution, ne cédera pas toujours aux pressions de la société civile et de l’opposition. Ces dernières exigeaient le limogeage du ministre de l’Intérieur, Ousmane Ngom, responsable de l’organisation des scrutins et militant zélé du PDS ; elles ont obtenu le 25 juillet… la création d’un ministère chargé des Élections, confié à Cheikh Guèye, à la tête depuis 1998 de la Direction générale des élections. Un choix qu’elles contestent. La question du découpage administratif, opéré récemment, est un autre point de discorde. Et la liste est encore longue.
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