Dossier Télécoms : L’argent mobile, une valeur en hausse

D’abord adoptés par les opérateurs pour se différencier, les services financiers sur téléphone sont désormais considérés comme une source de revenus à fort potentiel.

Au Kenya, près de 20 % du chiffre d’affaires 2012 de Safaricom provenaient de sa plateforme de services financiers, connue sous le nom de M-Pesa. © AFP

Au Kenya, près de 20 % du chiffre d’affaires 2012 de Safaricom provenaient de sa plateforme de services financiers, connue sous le nom de M-Pesa. © AFP

Julien_Clemencot

Publié le 19 juin 2013 Lecture : 6 minutes.

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Télécoms : à la recherche de nouveaux revenus

Sommaire

« S’il y a un endroit au monde où l’argent mobile rivalise presque avec le cash, c’est au Somaliland », s’enthousiasme Seema Desai, directrice du programme Mobile Money for the Unbanked du lobby industriel GSM Association (GSMA). Dans cette petite République autoproclamée située à l’extrémité de la Corne de l’Afrique, 40 % des abonnés de l’opérateur public Telesom utilisent leur téléphone pour procéder à des transactions financières. Mieux : chaque mois, ils en effectuent environ 34, contre une à deux en moyenne dans la plupart des autres pays subsahariens. Si cette situation demeure exceptionnelle, elle illustre la montée en puissance de l’usage de l’argent mobile. « L’an dernier, Orange Money [le service de paiement mobile d’Orange] a connu une vraie accélération à l’échelle du continent : le nombre d’utilisateurs a été multiplié par 2,5, le nombre de transactions par 3, et les volumes financiers échangés par 4 », confirme Frédéric Bléhaut, responsable de ce service. Même constat pour MTN en Côte d’Ivoire, avec au premier trimestre 2013 un quasi-doublement du montant mensuel des transactions – environ 10 millions d’euros – par rapport à la même période l’an passé.

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Relais de croissance

Le phénomène impressionne jusqu’aux opérateurs. Au point que, dans les états-majors, le discours a largement évolué. Il y a cinq ans environ, les leaders du secteur se lançaient pour se différencier et cultiver une image innovante. Puis ils se sont rapidement rendu compte que ces services financiers permettaient de diviser par deux la perte d’abonnés. Désormais, beaucoup reconnaissent leur potentiel commercial. « Cela devient une véritable source de revenus », relève ainsi Hassanein Hiridjee, président de l’opérateur malgache Telma. Au Kenya, près de 20 % du chiffre d’affaires 2012 de Safaricom provenaient de sa plateforme de services financiers, connue sous le nom de M-Pesa. Et plusieurs autres opérateurs génèrent une partie importante de leurs revenus grâce au mobile banking. « À Madagascar, notre offre Orange Money rapporte plus que l’internet mobile. C’est un véritable relais de croissance », illustre Frédéric Bléhaut. Sans compter les bénéfices indirects induits par son utilisation. Au Kenya, 32 % des crédits téléphoniques sont achetés avec M-Pesa – autant de commissions que l’opérateur ne verse pas à son réseau de distribution. Au Somaliland, ce chiffre atteint même 60 %.

Habitudes sociales

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Le transfert d’argent, souvent des villes vers les campagnes, demeure l’usage principal du paiement mobile. Un certain nombre d’opérateurs offrent même la possibilité d’envoyer des fonds depuis l’étranger, concurrençant directement Western Union ou MoneyGram. Mais d’autres utilisations, comme le paiement de factures, se généralisent. « Au Niger, plus de 15 % des factures de la compagnie d’électricité Nigelec sont payées avec Orange Money », indique Frédéric Bléhaut. De plus en plus d’entreprises et d’administrations versent les salaires ou les retraites de leurs employés sur des comptes mobiles. « On note que les bénéficiaires qui échangeaient la quasi-intégralité de l’argent reçu contre des espèces en conservent désormais une petite partie sous forme de crédit », constate pour Madagascar Hassanein Hiridjee. Au Ghana, l’opérateur Tigo a innové dans le domaine de la prévoyance. Un million de ses abonnés ont souscrit une microassurance via leur compte mobile, faisant plus que doubler le nombre de personnes protégées par ce type de contrat dans le pays.L’attribution de microcrédits, même si elle reste encore limitée, se développe également. Après Safaricom, qui depuis fin 2012 permet aux fidèles utilisateurs de M-Pesa d’emprunter une centaine d’euros remboursables dans les trente jours, Orange pourrait se lancer dans les mois à venir.

Il existe plus de comptes téléphoniques que de comptes bancaires au Kénya, en Ouganda, à Madagascar et en Tanzanie.

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Dans son « Étude mondiale 2012 sur l’adoption des services d’argent mobile », publiée en février, GSMA a identifié les principaux critères expliquant la réussite du mobile banking en partant de l’expérience de quatorze acteurs, dont la majorité opère en Afrique. « L’implication de la direction générale est un élément essentiel pour impulser la dynamique », explique Seema Desai. Autre élément clé : la promotion. Dans la plupart des cas, les campagnes de communication sont d’autant plus efficaces qu’elles sont didactiques et mettent en avant des usages simples et concrets comme le transfert d’argent. Passer de l’utilisation de cash à celle de crédits électroniques représente une véritable évolution des mentalités pour la plupart des économies africaines. Plusieurs études montrent que les habitudes sociales liées à la gestion de l’argent peuvent, si on ne les prend pas en compte, ralentir l’adoption des comptes mobiles. « Pour augmenter la base d’utilisateurs du paiement mobile, nous allons automatiquement ouvrir un compte à nos nouveaux clients et les inciter à faire immédiatement une transaction », explique Marie Bitty, responsable du mobile banking pour MTN Côte d’Ivoire. L’adoption d’une organisation interne spécifique est aussi un facteur de succès, notamment pour la mise en place du réseau de distribution, dont le niveau qualitatif est déterminant. Si l’étude de GSMA n’établit pas de corrélation évidente, certains opérateurs estiment également que la réussite de ce service est liée à la place occupée sur le marché, les leaders bénéficiant d’un avantage lié à la taille de leur base de clients.

Contraintes réglementaires

Parmi les facteurs extérieurs aux opérateurs, les contraintes réglementaires sont celles qui pèsent le plus sur le développement de l’argent mobile. C’est le cas au Nigeria, où la Banque centrale a refusé en 2012 d’agréer les compagnies de télécoms pour privilégier les banques. Sans qu’il soit possible d’évaluer l’impact de cette décision, force est de constater que le pays végète en queue de peloton dans ce domaine. D’après une étude menée l’an dernier par Enhancing Financial Innovation & Access, une organisation financée par la Fondation Bill & Melinda Gates, le pays compte seulement 400 000 abonnés à ces services, sur une population totale de 167 millions d’habitants. Selon Karim Koundi, ancien cadre dirigeant de Tunisie Télécom et tout nouveau directeur associé responsable des technologies, des médias et des télécoms pour l’Afrique francophone au sein du cabinet Deloitte, l’absence de réglementation claire en matière de paiement mobile expliquerait également le retard de ces services au Maghreb. « Les besoins sont certes différents par rapport aux pays subsahariens car la bancarisation est plus forte, mais la demande est là », assure-t-il.

Ces situations de blocage demeurent néanmoins exceptionnelles. « De plus en plus de décideurs politiques et de banques centrales reconnaissent l’opportunité d’utiliser les technologies de la téléphonie mobile pour promouvoir l’inclusion financière », précise Seema Desai. Selon GSMA, 72 % des services de mobile banking dans le monde seraient exploités par des opérateurs. Et même si certains possèdent les autorisations pour gérer seuls ces services, presque tous travaillent avec un ou plusieurs partenaires bancaires qui garantissent le respect des règles financières. « Nous n’avons pas la volonté de changer de métier et de devenir une banque », assure à ce sujet Frédéric Bléhaut.

Parce qu’il offre de plus en plus de services, aux populations qui ne sont pas bancarisées comme à celles qui le sont, l’argent mobile fait l’objet d’un engouement qui devrait se poursuivre dans les années à venir. Mais pour qu’il s’impose comme une alternative quotidienne à l’argent liquide, il manque encore un véritable écosystème marchand. Franchir ce cap exigera notamment une interconnexion des différentes offres – opérateurs, banques, etc. Ce sujet provoque d’ailleurs déjà des discussions au sein de GSMA et de certaines banques centrales. « Les opérateurs télécoms n’y arriveront pas seuls », estime Karim Koundi. Selon lui, seuls de nouveaux intermédiaires sauront créer les services répondant au mieux aux attentes des consommateurs, en tirant notamment parti du géomarketing pour offrir grâce au téléphone le bon produit, au bon endroit, au bon moment.

Des investissements modérés

Le modèle économique est en général le même dans tous les pays. L’opérateur met sur un compte bancaire l’équivalent des crédits électroniques en circulation. L’argent profite à la banque et l’opérateur ne touche pas (ou rarement) d’intérêts. Il se rémunère sur les commissions encaissées dans son réseau à chaque transaction sur la base d’une clé de répartition définie avec ses distributeurs. Les services d’argent mobile ne demandent pas d’investissements très lourds. Le gros du budget est consacré aux salaires et au marketing. Selon le lobby GSM Association (GSMA), les dépenses engagées représentent rarement plus de 1 million de dollars. De fait, même avec un nombre d’utilisateurs restreints, le point d’équilibre est vite atteint. J.C.

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