Les bonnes feuilles du dernier roman de Fouad Laroui

Avant la rentrée littéraire, J.A. vous propose chaque semaine, en exclusivité, l’extrait d’un ouvrage à paraître. Deuxième livraison avec le dernier roman de Fouad Laroui, La Vieille Dame du riad.

Photo aérienne de la place Jemaa el-Fna de Marrakech. © Abdelhak Senna/AFP

Photo aérienne de la place Jemaa el-Fna de Marrakech. © Abdelhak Senna/AFP

JOSEPHINE-DEDET_2024 Fouad Laroui © DR

Publié le 5 août 2011 Lecture : 5 minutes.

À Paris, un jeune couple « bobo » mène une vie tranquille. Trop tranquille, au goût de François qui, affalé devant sa télé, rêve d’horizons lointains. Et si on plantait tout et qu’on s’achetait un riad à Marrakech, comme Pierre Bergé ou Anne Sinclair ? D’abord dubitative, sa femme le prend au mot. Leurs tribulations en terra incognita atteindront le burlesque lorsqu’ils découvriront une vieille femme mutique, tapie dans un coin de leur nouvelle demeure. Que fait-elle là ? Comment s’en débarrasser ? Leur voisin Mansour leur livrera la clé de l’énigme au terme d’un voyage initiatique dans le passé colonial. Dans La Vieille Dame du riad, l’écrivain marocain navigue entre rire et larmes, farce et drame, petite et grande histoire. On en ressort… chaviré. Morceau choisi.

À la Ville [mairie de Paris], Cécile demanda discrètement à un de ses collègues, qui était d’origine marocaine, s’il voulait prendre un café avec elle : elle avait un conseil à lui demander. Dans un petit bistrot de la rue du Renard, elle finit par poser la question, un peu embarrassée : savait-il comment il fallait s’y prendre pour acheter un riad à Marrakech ?

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Abdelkader sourit, amusé.

– Vous croyez que j’en achète souvent ?

Elle eut un petit rire nerveux.

– Non, mais vous êtes de là-bas…

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– Si on veut. En fait, je suis de Tanger : c’est à cinq cents kilomètres à vol d’oiseau de Marrakech. Au moins. Mais je suppose qu’on y achète les riads et les maisons comme à Tanger… ou à Paris. On va voir un agent immobilier…

Elle l’interrompit sans réfléchir.

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– Il y a des agents immobiliers, là-bas ?

Abdelkader la regarda un instant, une lueur ironique dans les yeux.

– Probablement pas. Voyons voir… On entre dans tout lieu inoccupé, dans toute case vide, on y entre comme dans un moulin et au bout d’un an et un jour, on fait valoir le droit au sol… Enfin, de la terre battue.

Cécile fit une petite grimace de contrition.

– Excusez-moi, j’ai dit une bêtise. Je ne sais pas ce que j’ai aujourd’hui.

– Pas de problème, j’ai dit des bêtises encore plus grandes sur la France avant de m’y installer et de vraiment la connaître…

– C’est normal, au fond.

– Oui, c’est normal. Donc, à Marrakech, il y a des agents immobiliers qui ont pignon sur rue. On dit samsar en arabe, cela veut dire « courtier ».

– Sam-sar ?

– Oui.

– Vous en connaissez, peut-être ?

La lueur ironique réapparut dans les yeux d’Abdelkader.

– Vous connaissez un agent immobilier à, disons, Biarritz ? Ou Brest ? Puisque vous êtes d’ici ?

– Non… (Elle sourit.) J’ai encore dit une bêtise ?

– Oui, mais elle est classique. Tout le monde la commet, sur tous les continents. « Vous êtes de Mexico ? Alors vous devez connaître Pablo Sánchez ? »

Ils éclatèrent de rire, en même temps. Abdelkader fut pris d’une quinte de toux. Quand il eut retrouvé son souffle, il reprit :

– Cela dit, je vais vous étonner : je connais vraiment un agent immobilier à Marrakech. C’est un vague cousin, un peu hurluberlu, mais honnête comme tous les Soussis.

– C’est quoi, les Soussis ?

– Un synonyme de « problèmes. » (Il souriait.) Non, je plaisante. Ce sont les habitants de la région d’Agadir, au sud du Maroc.

– Et c’est votre cousin, l’agent immobilier ? Mais vous m’avez dit que vous veniez de Tanger. C’est bien au nord, Tanger, non ?

– Exact. Mais les Soussis ont essaimé dans tout le Maroc dans les années 60, pour truster le commerce de détail. On peut donc être soussi et de Tanger : c’est mon cas. Et mon vague cousin Hmoudane, il est soussi et marrakchi. Nobody’s perfect.

– Et vous me garantissez l’honnêteté et le sérieux de, comment s’appelle-t-il… Mou d’âne ?

– Hhhhhhhhmoudane. Très important, le hhhhhh. Faites hhhhhhhh.

– Hhhhhhhhhhhh.

– Non : hhhhhhhhhhhhhhhhh. Concentrez-vous !

– Mais c’est ce que je fais : hhhhhhhhhhhhhh ! Ce n’est pas sorcier !

– Non, ce n’est pas bon, vous faites un h mouillé, il faut faire un h sec.

– Hhhhhhhhhh. (« On se croirait dans When Harry Met Sally, les gens nous regardent… »). Hhhhhhhmoudane ? C’est bon ?

– Parfait. Je vais essayer de retrouver son adresse. Mais je vous préviens…

Abdelkader avait levé l’index, comme s’il allait révéler quelque chose de très important. Elle fronça les sourcils. (« Nous y voilà, il y avait un hic, c’était trop beau… »)

– Vous aurez parfois des problèmes de communication avec Hmoudane.

– Il ne parle pas français ?

– Au contraire. Il parle… comment dire ? Il parle trop bien le français… Mais il le parle à sa manière. Il l’a appris quasiment tout seul, dans son village, du côté de Tafraout, avant de « monter » à Marrakech.

– Ça doit être assez rudimentaire.

– Je ne dirais pas ça… Il a dévoré des centaines de vieux bouquins, tout ce qu’il pouvait trouver. Dans la famille, il était connu pour ça, quand il était adolescent. On lui envoyait tout ce qui était imprimé. Il attendait patiemment le car quotidien de la CTM, au bord de la route… Il y avait toujours du vieux papier pour Hmoudane.

– Enfin, est-ce que oui ou non, il parle français ?

– Vous verrez. On y va ? J’ai une après-midi très chargée.

Ce soir-là, François et Cécile firent le point sur les préparatifs de leur équipée dans l’Atlas.

– La question financière est réglée, annonça-t-il d’un ton étrangement mélancolique.

(On n’imagine pas que les jolies conseillères de la BNP puissent avoir une vie en dehors de leur bureau, ou, pire, qu’elles puissent être mariées…)

– J’ai fait plus fort, lui assena-t-elle. Enfin, presque plus fort. (Prudence, c’est son argent.) Je nous ai dégotté un agent immobilier à Marrakech.

– Sur Internet ? Ils ont Internet ?

– Non, non, c’est le cousin d’un de mes collègues. Un Marocain.

– T’as un collègue marocain ? Pourquoi tu ne me l’as jamais dit ?

– Mais j’ai des dizaines, des centaines de collègues… L’occasion ne s’était jamais présentée. Justement, elle se présente maintenant. Abdelkader…

– Il s’appelle Abdelkader ?

Elle hausse les épaules.

– Non, il s’appelle Paul-Henri et je le prénomme Abdelkader par caprice… Je peux continuer ? Donc Ab-del-ka-der a un cousin, un type très fiable paraît-il, qui est agent immobilier à Marrakech.

– Ouais… Il paraît que tous les Marocains ont un « cousin » miraculeux qui apparaît toujours au bon moment et qui exerce, comme par hasard, le métier dont le touriste a justement besoin à ce moment-là… Le gars est marchand de beignets mais, pas de problème, il dépanne aussi les 4×4. Et il sait tout sur les tapis berbères…

– Tu en as des préjugés, mon petit vieux.

– C’est dans Lonely Planet.

Je me fiche bien de ta planète. Moi, je fais confiance à Abdelkader, il est docteur en… euh, j’sais pas, économétrie ou gestion ou sociologie, un truc de ce genre, et il a un job super-important à la Ville… Son cousin s’appelle Hmoudane.

– Mou d’âne ?

– Mais non, tu es sourd ? Hhhhmoudane.

– Hhhhmoudane ?

– Non, mais là, tu fais un h mouillé, il faut un h sec. Laisse tomber, chéri, tu n’y arriveras pas.

– Bon, ben, appelons-le Benoît, au lieu de s’arracher la gorge à chaque fois qu’on parle de lui.

– OK. En tout cas, c’est un type très bien, Benoît l’agent immobilier. Il paraît qu’il y a un tout petit souci : il ne parle pas un mot de français.

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