Printemps arabe : rap against the regime
S’il fallait une bande-son au « printemps arabe », celle-ci aurait sûrement des accents hip-hop. Haut-parleurs de la contestation, les rappeurs nord-africains assument leur mission : donner de la force et de l’entrain au peuple.
La polémique est née aussitôt la nouvelle annoncée : Lotfi Bouchnak devait animer la soirée d’ouverture du 47e Festival international de Carthage, le 5 juillet. Comment la Tunisie postrévolutionnaire pouvait-elle accepter de confier, une fois de plus, cet honneur à un chanteur qui ne s’est pas vraiment illustré par sa vindicte à l’encontre de « Zaba », surnom de Zine el-Abidine Ben Ali ? Les temps ont changé : exit Bouchnak, remplacé in extremis par un concert intitulé « Salutations des jeunes de la révolution ». Si le site spécialisé tekiano.com a trouvé quelques « intrus » parmi les artistes présentés comme révolutionnaires, l’impossible est tout de même devenu réalité. Des rappeurs autrefois étouffés par la censure ont pu s’exprimer sur scène, en toute liberté.
Le changement est tel que, révélé sur Facebook et passé du statut d’inconnu au rang de star en quelques mois, El General semble aujourd’hui presque anachronique quand il se lance, dans son tube Raïs Lebled : « Président, ton peuple est mort / Regarde ce qui se passe / Les gens se nourrissent dans les poubelles / Partout des soucis, misère / Nulle part où dormir / Je parle au nom du peuple / Écrasé par le poids de l’injustice. » Depuis le 14 janvier, Zaba est un mauvais souvenir exilé en Arabie saoudite.
Ils réduisent ta voix au silence
Et ta maison est brûlée
Ils viennent de tuer ton frère
Et les autres sont torturés.
Ramy Donjewan (Egypte), Against the Government
Comme la génération Woodstock a eu Jimi Hendrix et son interprétation critique de l’hymne national américain (The Star Spangled Banner) à l’heure de la guerre du Vietnam, les enfants du « printemps arabe » garderont longtemps en tête les textes des rappeurs qui ont accompagné la fin d’interminables dictatures. Ceux des Tunisiens El General, DJ Costa, Psyco-M, L’Imbattable, Armada Bizerta et Lak3y ; des Égyptiens Ahmed Mekki, Ramy Donjewan, Arabian Knightz ; du Libanais Rayess Bek ; des jeunes Libyens Emad Abbar et Hamza Sisi…
Ostracisé
Si le rap existe dans cette région du monde depuis le milieu des années 1990, il restait jusque-là plutôt discret. Pour Thomas Blondeau, auteur de Combat rap (tomes I et II, éd. Castor Astral, 2008), « le rap est resté longtemps invisible car né sous le joug de pouvoirs autoritaires qui ont eu comme réaction première de l’occulter. Il a été ostracisé pour les mêmes raisons qu’en France ou aux États-Unis (musique de voyou, etc.), mais aussi parce qu’il attaquait le pouvoir avec une forme de fougue, de violence parfois, qui était intolérable pour ce dernier ». Une analyse que confirme Hamza, animateur sur la radio tunisienne Shems FM : « La scène rap existait avant le mouvement. Rares étaient les rappeurs qui osaient affronter ouvertement le régime, mais rares étaient aussi ceux qui s’y ralliaient, contrairement à certains chanteurs auteurs de textes à la gloire du pouvoir. »
Tu ne peux prendre ni notre âme ni notre liberté
Tu n’es pas celui qui dirige.
Khaled M. (États-Unis, Libye), Can’t Take Our Freedom
Si le vent de liberté qui a soufflé sur le Maghreb a permis aux langues de se délier, c’est essentiellement le développement des nouvelles technologies qui a autorisé une diffusion de grande ampleur. La miniaturisation des techniques de production – à savoir la possibilité d’enregistrer chez soi pour un prix modique – et la possibilité de s’adresser au monde via internet ont servi de tremplin à de nombreux artistes. « Grâce à ça, des types qui n’ont ni label ni structure ont pu surgir sur la scène nationale, voire internationale, explique Thomas Blondeau. Ainsi, le rap a chaque jour accompagné et commenté la révolution, à travers des morceaux qui ont en partie contribué à donner à la jeunesse la sensation d’être représentée et de participer à un mouvement. Le rap aura eu le rôle de n’importe quelle musique populaire dans ce genre de situation : donner de la force et de l’entrain au peuple. »
L’Égyptien Ramy Donjewan chante ainsi Against the Government : « Contre le gouvernement, les voleurs et l’injustice […] / Ils réduisent ta voix au silence / Et ta maison est brûlée / Ils viennent de tuer ton frère / Et les autres sont torturés… » Comme le rock autrefois, le rap est génétiquement contestataire. « C’est son essence, explique Thomas Blondeau. Mais l’éthique de départ a évolué. Aujourd’hui, le hip-hop est très polarisé, son spectre va de l’extrême gauche à l’ultralibéralisme. Dans le cas tunisien, ils étaient tous contre Ben Ali, mais entre les lignes, ils n’étaient pas tous pour la même alternative… »
De fait, en Tunisie, le rappeur Psyco-M est fustigé plus souvent qu’à son tour pour sa proximité avec les idées fondamentalistes, ses charges contre des intellectuels laïcs et ses textes qui confinent au prêche. « Ses positions datent d’avant la révolution, explique Hamza. Ce n’est pas très apprécié par les rappeurs et ce n’est pas un phénomène général. Même si nombre d’entre eux parlent de l’islam, critiquent la liberté des femmes… ils ont une vision plus conservatrice que fondamentaliste, tout en menant par ailleurs une vie assez libertine… »
El General, l’anti-Ben Ali
Des sourcils noirs, un regard buté… Hamada Ben Amor, alias El General, jeune homme introverti et rebelle, est devenu en quelques semaines l’une des figures emblématiques de la révolution. À défaut de producteur, c’est sur les réseaux sociaux que, depuis deux ans, il diffuse son rap. Le 7 novembre 2010, 23e anniversaire du « changement », El General défie l’autre général, Zine el-Abdine Ben Ali, en l’interpellant sur la situation du pays dans sa chanson Raïs Lebled (« le chef du pays »). Originaire des îles Kerkennah, le rappeur a pour premiers fans ses parents et son frère, qui savent les risques qu’il prend quand, à 21 ans, il scande la misère sociale du pays, la violence du régime et le chômage des jeunes. « On était arrivé à un point tel qu’il fallait tout essayer pour dire combien la Tunisie et son peuple allaient mal », confie Hamada.
Il récidive avec un autre titre, Tounes Bledna (« Tunisie, notre pays »), qui évoque la corruption du régime et la détresse du peuple. Il y passe au crible les défaillances du pouvoir, dénonce le manque de libertés et relaie des revendications islamistes. Aussitôt, ses pages Facebook sont censurées, il est surveillé et finalement mis en garde à vue, en décembre, par la brigade de la sécurité de l’État. La contestation sociale gronde, la révolution est dans l’air et ses titres engagés deviennent les hymnes de la jeunesse. El General est libéré au bout de trois jours, sans avoir été molesté. « Les insultes sont pires que les coups », affirme-t-il. Le jeune homme dit aussi : « On ne peut pas menotter les langues. » Depuis la révolution du 14 janvier, il a quitté les pages Facebook pour des concerts publics.
Frida Dahmani, à Tunis
Quant à l’aseptisation et la dérive capitaliste du rap qui pèse, par exemple, sur la création américaine, on en est loin. Si les rappeurs parviennent à s’exprimer sur scène, ce n’est pas pour autant qu’ils vont vendre des albums. « Le business de la musique n’existe pas vraiment dans ces pays, constate Thomas Blondeau. Sortir un disque en Algérie revient à perdre de l’argent, la législation sur le droit d’auteur étant extrêmement floue, les timbres facilement falsifiables et le piratage à son sommet. En Tunisie, c’est un peu pareil. »
La diaspora aussi
Faute de nourrir ses principaux acteurs, l’explosion du rap en Afrique du Nord inspire et essaime. Côté inspiration, les changements survenus en Égypte et en Tunisie suscitent un large écho auprès des diasporas. Fils d’un opposant libyen, installé à Chicago, Khaled M. s’adresse directement à Kadhafi dans Can’t Take Our Freedom : « Tu ne peux prendre ni notre liberté ni notre âme / Tu n’es pas celui qui dirige. » La chanson #Jan 25 Egypt – le mouvement égyptien ayant commencé le 25 janvier – regroupe l’Américano-Syrien Omar Offendum, l’Irako-Canadien The Narcicyst, le Palestino-Canadien Ayah, les Africains-Américains MC Freeway et Amir Sulaiman. Produite par l’Américano-Palestinien Sami Matar, elle dit : « Le pouvoir nous a été donné de parler / Et même si le futur est incertain / Man, enfin il n’est plus sombre / Si l’on peut élever nos enfants / Sur un sommet plutôt que dans une cage. »
En France, le fils de l’opposant algérien Ali Mecili assassiné en 1987, Igrek, lance avec 90 % une violente charge contre le président Bouteflika… Au Maroc, une véritable scène rap existe depuis la fin des années 1990, et certains artistes comme H-Kayne, Fnaïre, Don Bigg parviennent à se faire connaître. Pour Thomas Blondeau, « c’est un rap qui est parvenu à se faufiler, à se faire accepter en dépit de sa critique acerbe du régime, et il est très ancré dans la culture marocaine – bien plus que dans la culture américaine ».
En Afrique subsaharienne, les rappeurs aussi élèvent la voix. Notamment au Sénégal, à travers le collectif Y’en a marre. Une contestation plus douce, à vrai dire. Au journal Le Monde, le journaliste Cheikh Fadel Barro, coordonnateur du mouvement, déclarait ainsi : « Nous ne voulons pas vivre une situation à l’égyptienne ou à la tunisienne, où l’on fait partir un président et où l’on reste dans l’impasse. » Tout en promettant néanmoins : « Nous le ferons partir en 2012 ! » « Le rap africain est dans son ensemble beaucoup plus contestataire que le rap français, note Thomas Blondeau. Il est axé sur des notions de liberté, de démocratie, de besoins vitaux. Le Kenya, l’Afrique du Sud, la Côte d’Ivoire, le Sénégal, le Maroc, le Congo, le Burkina possèdent des scènes rap très développées. » Certains dirigeants devraient peut-être tendre l’oreille…
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