Tunisie : un été en état d’urgence
En une semaine, la confusion s’est muée en inquiétude. Des rassemblements de contestataires ont eu lieu dans plusieurs villes et dégénéré en épisodes violents. Qui les orchestre ? Pourquoi le gouvernement et les politiques ne s’expriment-ils pas plus clairement sur le sujet ?
Outre l’inévitable période de flou inhérente à toute phase de transition, les répliques de la secousse du 14 janvier se font désormais nettement sentir. Après des incidents à Gafsa, les 12 et 13 juillet, le mouvement de contestation la Kasbah 3 (dont les sit-in, en février, ont renversé les deux gouvernements Ghannouchi), parti de Tunis vendredi 15 juillet, met le feu aux poudres. Il revendique pêle-mêle la démission du gouvernement, la dissolution de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, le changement de la date des élections à l’Assemblée constituante (fixées au 23 octobre)… Réprimées par une police dont les méthodes musclées prêtent à controverse (même si le pays est toujours en état d’urgence), ces manifestations « spontanées » ont dégénéré en violences et contaminé en moins de vingt-quatre heures les villes de Menzel Bourguiba, Sidi Bouzid, Bizerte, ainsi que des quartiers populaires de la capitale. Le 19 juillet, une explosion s’est produite sur un gazoduc à Zaghouan (Nord-Est) : un « acte criminel », selon le ministère de l’Intérieur.
Depuis, des foyers d’agitation s’allument un peu partout, assortis de couvre-feux locaux. Le scénario est toujours le même. Des rassemblements, obéissant aux ordres d’on ne sait qui – notamment à travers les réseaux sociaux –, finissent en confrontation avec les forces de l’ordre. Le Premier ministre, Béji Caïd Essebsi, n’est intervenu que le lundi 18 juillet. Bien trop tard, selon certains. D’autant qu’il y a des victimes : de nombreux blessés hospitalisés et, surtout, un garçon de 14 ans tué par une balle perdue à Sidi Bouzid.
Coïncidences ?
En moins d’une semaine, le climat a basculé. « Les actions qui entravent la démarche démocratique se multiplient. Les gens sont naïfs, facilement manipulables. Ils réagissent au quart de tour, car rien n’est clair », résume Aziz, un blogueur. Ce qui est certain, c’est que les Tunisiens ne savent plus où ils en sont. Faute de pouvoir identifier les réels instigateurs de cette instabilité et à défaut d’explications, l’opinion publique verse dans la théorie du complot et émet l’hypothèse d’une contre-révolution en marche, persuadée que cette instabilité profite à la fois aux anciens de l’ex-parti au pouvoir, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), qui ne veulent pas lâcher prise, et aux islamistes.
Depuis le 20 juillet, le nombre de partis politiques légaux est passé à 100, contre 9 avant la révolution.
Chaque étape importante (publication du code électoral, liste des anciens du RCD exclus de la vie politique, pacte national) est controversée par les islamistes et accompagnée de troubles. Chaque fois que la Haute Instance s’achemine vers des décisions qui ne conviennent pas à tous les partis (notamment le décret-loi sur le financement des partis politiques), certains s’érigent en porte-parole du peuple et attisent la contestation.
Aujourd’hui, les troubles s’intensifient alors que vient de commencer l’enregistrement des électeurs pour les élections d’octobre. Les inscriptions sur les listes électorales ont été ouvertes le 11 juillet et seront, normalement, closes le 2 août. Au cours de la première semaine, seulement 165 000 électeurs se sont inscrits sur près de 7 millions de votants potentiels. Une démobilisation qui illustre combien est grande la perplexité des Tunisiens. « La rue s’agite, elle peut dire ce qu’elle veut. Ce que dira le scrutin est une autre affaire, qui semble bien mal engagée… Les intentions d’abstention commencent à prendre des proportions très inquiétantes », déplore Moufida Benzeina, agent d’assurance.
Déconcertés
L’attitude pusillanime du gouvernement et des partis politiques exacerbe l’irritation d’une opinion publique déconcertée par un gouvernement qui met plus de trois jours à s’exprimer sur des événements majeurs et loupe sa sortie en se contentant d’approximations, alors que le peuple cherche à comprendre d’où viennent ces tentatives de déstabilisation.
Le Premier ministre entretient le flou puisqu’il désigne, sans les nommer, les extrémistes religieux ainsi que des mouvements de droite et de gauche. La même confusion émane des partis politiques, dont les prises de position se sont aussi fait attendre. « C’est quand même curieux que ceux qui veulent nous diriger demain ne s’expriment pas, s’indigne un avocat. Aucun leader crédible ne prend la parole à chaud alors que l’avis des politiques est très attendu dans un moment pareil. » Si tous ont condamné la violence, la plupart des partis restent en effet terrés dans une très discrète réserve. « Nous connaissons bel et bien les tendances politiques qui commanditent ces violences et nous les mettons en garde… », rétorque, toujours sans les nommer, Ahmed Néjib Chebbi, du Parti démocrate progressiste (PDP). Quant au parti islamiste Ennahdha, il réfute toute implication.
Les dieux sont tombés sur la tête
À défaut de leader, la révolution tunisienne avait ses héros, parmi lesquels le général Rachid Ammar, qui avait tenu tête à Ben Ali en refusant de tirer sur le peuple lors des émeutes de janvier – du moins le croyait-on. La bravoure de l’armée avait alors été saluée unanimement par les Tunisiens. Mais les icônes, contrairement aux mythes, ne font pas long feu. « L’armée n’a jamais reçu d’ordre de tirer ou d’intervenir… Ce n’était pas un mensonge, c’était une ruse, pour déstabiliser le régime de Ben Ali », révèle Yassine Ayari, cyberdissident et fils du colonel Tahar Ayari (décédé en mai lors d’un accrochage avec des salafistes), qui affirme avoir créé de toutes pièces cette information. Les justifications qu’il avance choquent une opinion publique qui y voit une manipulation de plus, de la part d’un Robin des Bois autoproclamé. Et pendant ce temps, la Grande Muette se tait.
Que comprendre et qui croire ? La question est bien là et reste donc entière pour les Tunisiens, que la confiance abandonne. Ce que confirme un sondage de la radio Shems FM, selon lequel près de 70 % des Tunisiens se disent méfiants à l’égard des politiciens. « Où sont-ils quand ils doivent être là ? » interroge Hamza, l’animateur de la revue politique quotidienne de la radio, qui révèle que, sur 155 membres siégeant à la Haute Instance, seuls 50 étaient présents lors du dernier débat sur le financement des partis, le 15 juillet. Décret-loi qui a finalement été adopté le 20 juillet (87 présents, 86 pour et 1 contre).
En plus de l’augmentation du coût de la vie, du chômage qui persiste, de la pression du conflit libyen et des incertitudes qu’ils acceptaient jusqu’à présent comme étant un passage incontournable, la plupart des Tunisiens ne se sentent plus en sécurité. Ni en confiance.
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