Tchad : crimes sans châtiment
Plusieurs milliers de personnes sont mortes dans les geôles tchadiennes du régime Habré, entre 1982 et 1990. Les archives de la sinistre Direction de la documentation et de la sécurité (DDS) ont parlé.
La date, Clément Abaifouta ne peut l’oublier. Le 12 juillet 1985, il fait encore nuit et une pluie fine tombe sur N’Djamena quand deux policiers en civil pénètrent dans sa chambre. Il est emmené au siège de la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS), la redoutable police politique de Hissène Habré, créée deux ans plus tôt et dont le siège se trouve à proximité de la présidence.
Pendant deux semaines, Abaifouta (aujourd’hui à la tête de l’Association des victimes des crimes du régime de Hissène Habré) est détenu dans une cellule minuscule, où s’entassent jusqu’à cinquante prisonniers, avant d’être transféré à la prison de N’Djamena. Là, il est fait fossoyeur. « Quatre ans durant, raconte-t-il, j’ai enterré des morts. Dix, parfois vingt, trente… On creusait les trous dans la journée, dans un terrain vague à la sortie nord de N’Djamena. Les corps arrivaient la nuit, à bord d’un gros Berliet, et on les ensevelissait comme on pouvait. »
En mai 2001, Reed Brody et Olivier Bercault, deux conseillers juridiques de la puissante ONG américaine Human Rights Watch (HRW), sont autorisés à pénétrer dans les anciens locaux de la DDS. Dans un bâtiment à l’abandon, ils découvrent des milliers de documents : des procès-verbaux d’interrogatoires, des listes de prisonniers, des certificats de décès, des notes directement adressées à Hissène Habré… Les archives de la DDS sont là, éparpillées à même le sol. Elles listent 1 208 décès de prisonniers mais, selon la commission d’enquête nationale mise sur pied en 1992 par l’actuel chef de l’État, Idriss Déby Itno, le régime de Habré aurait fait 40 000 victimes.
Répression
Sept prisons accueillent à l’époque tous ceux que la présidence soupçonne « d’activités contraires ou seulement nuisibles à l’intérêt national », selon les termes du décret portant création de la DDS. Parmi elles, la tristement célèbre « piscine », un ancien établissement de bains réservé aux familles des militaires français au temps de la colonisation. Habré l’a fait recouvrir d’une chape de béton et diviser en dix cellules surchauffées et infestées de vermine. On y meurt par dizaines, de soif, de dysenterie, d’hypertension. On y pratique indifféremment l’arbatachar (torture qui consistait à lier les quatre membres dans le dos de manière à provoquer une paralysie rapide), le supplice des baguettes, l’ingurgitation forcée d’eau, la torture dite du pot d’échappement… L’imagination des agents de la DDS est infinie.
Au pouvoir entre juin 1982 et décembre 1990, Habré plonge le Tchad dans un cauchemar de répression et de suspicion généralisée. Sont tour à tour visés les opposants (réels ou supposés), les populations du sud du Tchad en 1984, les Hadjerays en 1987, les Zaghawas en 1989, l’entourage même de Hissène Habré… Le président, qui craint un coup d’État, épure à tour de bras. Quant à Clément Abaifouta, c’est parce qu’il a décroché une bourse d’études en Allemagne de l’Est qu’il a été accusé « d’intelligence avec l’opposition ».
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