Égypte : les frères pris en tenailles

Grand favori des législatives égyptiennes de septembre, le Parti de la liberté et de la justice doit désormais compter avec deux courants islamistes concurrents : les salafistes et ses propres dissidents. Alors que les laïques envisagent de mettre sur pied un front commun.

Le porte-parole des Frères musulmans Mohammed Mursi (centre) en novembre 2010. © AFP

Le porte-parole des Frères musulmans Mohammed Mursi (centre) en novembre 2010. © AFP

Publié le 14 juillet 2011 Lecture : 8 minutes.

L’ hôtel Shepheard, situé sur les berges du Nil, est pris d’assaut par une foule d’Égyptiens qui tentent tant bien que mal de convaincre les membres du service de sécurité de les laisser entrer pour assister au meeting qui affiche complet. Sous les lambris d’une salle de bal, plusieurs leaders politiques laïques sont venus présenter leur stratégie. Leur espoir est de voir leurs partis fraîchement fondés réunis dans un front commun lors des élections législatives de septembre.

L’assistance, essentiellement issue de l’élite, applaudit avec ferveur les déclarations fustigeant les Frères musulmans, dont l’émanation politique, le tout nouveau Parti de la liberté et de la justice (PLJ), a plusieurs longueurs d’avance sur les forces laïques en termes de logistique.

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L’audience s’inquiète de savoir si les islamistes tiendront leurs engagements et instaureront un État de droit séculier. Et si les forces laïques seront capables de s’unir pour présenter une liste unique aux élections. « Nous devons conjuguer nos efforts. Les Frères musulmans devancent tous les partis, explique un jeune homme. Seule l’union permettra aux laïques et à la société civile de contre-attaquer. »

Plus de quatre mois après la chute du président Moubarak, le pays le plus peuplé du monde arabe est le théâtre d’une lutte acharnée pour le pouvoir. Alors que l’objectif commun de la révolution a cédé la place aux réalités contrastées d’une démocratie naissante, les lignes de fracture entre laïques et islamistes, qui caractérisent toutes les transitions démocratiques que connaît la région, ont déjà été tracées.

Tensions internes

La révolution égyptienne du 25 janvier n’avait pas de couleur politique particulière. Les islamistes n’étaient que l’une des composantes d’un vaste mouvement de forces sociales emmenées par la jeunesse. Mais la confrérie des Frères musulmans, qui a survécu à quatre-vingts ans de répression grâce à son pragmatisme et à une stratégie à long terme de prédication discrète et de travail social, a plus d’expérience que les autres forces de la contestation.

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Longtemps rassurés par la présence d’un ami, Moubarak, à la tête du pays, les dirigeants du monde suivent avec une attention particulière la transition. Même s’il est très difficile de déterminer les intentions de vote dans un pays sortant d’une dictature, beaucoup pensent que l’influence des Frères musulmans se traduira par une politique étrangère plus populiste, plus anti-israélienne, moins accommodante vis-à-vis de l’Occident et plus indulgente envers l’Iran. D’autres s’inquiètent de l’effet d’entraînement que pourrait avoir la plus ancienne et plus importante organisation politique islamiste du monde arabe sur ses homologues de la région, au moment où le Moyen-Orient connaît des bouleversements historiques. Plus rares, en revanche, sont ceux qui évoquent les tensions apparues au sein du mouvement qui, à l’heure où il célébrait la fin de la répression, s’est retrouvé confronté à une fronde de ses jeunes militants, qui remettent en question sa structure rigide et réclament une démocratisation interne (et qui ont fini par faire scission, le 22 juin, en créant le Parti du courant égyptien).

Dans l’Égypte nouvelle, le PLJ, soutenu par les Frères, doit aussi compter avec l’émergence de nouvelles forces islamistes radicales, alors que s’accroissent les tensions interconfessionnelles. Le mouvement salafiste, qui prêche un islam plus rigoriste, est en train de sortir de la clandestinité pour se préparer à entrer en politique. La course aux voix islamistes qui se profile reflète, dans un pays économiquement paralysé par la révolution, la fracture entre les classes moyennes, soutiens traditionnels des Frères musulmans, et les couches défavorisées, davantage attirées par le courant salafiste.

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Partage du pouvoir

Personne ne s’attend à ce que le PLJ remporte la majorité aux législatives. Majorité que, de fait, les Frères ne recherchent pas, puisqu’ils ne briguent que 50 % des sièges, même s’il y a de fortes chances pour qu’ils deviennent la première force du Parlement. Mais, dans un pays où l’industrie fonctionne à 50 % de ses capacités, où 40 % de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté et où le taux de chômage, déjà très élevé, est en hausse constante, il n’est guère étonnant que les Frères déclarent vouloir partager le pouvoir et non le monopoliser.

« Il y a une nouvelle carte politique en Égypte, de nouveaux partis, de nouveaux sentiments. Les élections ne peuvent donc pas être analysées selon des grilles de lecture traditionnelles, explique Mohammed Qassas, une des jeunes figures dissidentes du mouvement islamiste. Tout change en Égypte, même les Frères musulmans. »

Les Ikhwan, comme on les appelle en arabe, ont en tout cas changé… d’adresse. Ils ont quitté leurs vieux bureaux pour emménager dans de nouveaux locaux aux sols en marbre et aux fauteuils Louis XV chers à la classe moyenne. Et le discours que tient Essam el-Erian, porte-parole du PLJ, à ses nombreux visiteurs laisse à penser que son parti n’a vraiment plus rien d’islamique. Le PLJ est ouvert à tous, précise-t-il, musulmans et chrétiens, femmes et hommes.

Contradictions

Dans son programme, le parti appelle à l’indépendance de la justice, à la protection du système démocratique, à une redistribution plus équitable des richesses et à la mise en place d’un État de droit. Exit certains points importants du programme de 2007, comme la mise en place d’un conseil religieux chargé de valider les décisions du Parlement, ou l’interdiction faite aux femmes et aux non-musulmans de briguer la présidence. Essam el-Erian assure que le soutien des Frères à son parti ne diffère en rien de celui qu’apportent les syndicats et les groupes financiers aux partis politiques en Occident. « C’est ce qui se passe avec tous les partis politiques partout dans le monde », insiste-t-il.

Qu’en est-il de l’objectif des Frères d’instaurer un État islamique ? Erian se réfère à ce « bel article » de la Constitution qui dispose que les sources du droit se trouvent dans les principes de la charia. De toute façon, pour Imad Gad, chercheur et fondateur du Parti social-démocrate égyptien, les Frères, malgré leur discours, rejettent de facto le concept de citoyenneté, puisqu’ils accordent toujours la primauté à la religion sur la loi. « Les déclarations de leurs chefs sont contradictoires, prévient-il. Ce qu’ils veulent, c’est arriver au pouvoir. Les principes n’ont rien à voir là-dedans. » Imad Gad, comme beaucoup d’hommes politiques laïques, soupçonne le Conseil suprême des forces armées, qui dirige actuellement la transition et refuse de reporter les élections, d’avoir scellé un pacte avec les Frères. En empêchant leurs supporteurs de descendre dans la rue, à l’heure où les mouvements sociaux minent les efforts de l’armée pour relancer l’économie, le PLJ s’assurerait un rôle plus important sur la future scène politique. Mais, se défendent les Frères, il n’y a jamais eu de pacte, tout au plus s’agit-il d’une simple convergence d’intérêts.

Curieusement, les laïques ne sont pas les seuls à nourrir des griefs à l’égard du PLJ. Qassas affirme que lui-même ainsi qu’un grand nombre de jeunes militants rejettent le mode de désignation de la direction du parti – qui a été nommée par d’anciens cadres et non pas élue par la base, d’où leur décision de faire scission. Nombreux également sont ceux qui se sentent mal à l’aise face aux rapports qu’entretient le PLJ avec la confrérie. « Le parti doit être indépendant, sinon il y aura confusion dans l’esprit des Égyptiens », explique Qassas. De tels désaccords sont le signe d’une bataille idéologique ouverte par les jeunes et les modérés, qui réclament une plus grande démocratie interne et qui, faute d’avoir été entendus, ont choisi de faire bande à part. « La confrérie a une structure pyramidale, cela doit changer », tranche Qassas.

Cette dissidence à visage découvert est d’ailleurs en soi le signe que le changement a déjà commencé. Helmi el-Gazzar, un cadre de la confrérie, a affirmé que pour éviter une levée de boucliers internationale il a été décidé de ne pas présenter de candidat à l’élection présidentielle, qui devrait avoir lieu peu après les législatives. « Nous avons des relations avec les gouvernements occidentaux, explique Gazzar. Nous savons qu’ils apportent un soutien financier à l’Égypte et nous ne voudrions pas que le peuple soit puni. »

Dilemme

Cela n’a pourtant pas empêché Abdelmoneim Aboulfoutouh, l’une des figures de l’aile réformatrice des Frères, de se présenter à la présidentielle en tant qu’indépendant. Il affirme qu’il peut parfaitement être candidat sans le soutien de la confrérie, tout en lui restant fidèle et tout en défendant la diversité confessionnelle de la société. Mais le PLJ, lui, ne l’entendait pas de cette oreille et a exclu Aboulfoutouh, ce qui a accéléré la création du Parti du courant égyptien.

Les Frères sont aujourd’hui face à un dilemme : emprunter la voie réformatrice, d’autant qu’ils sont désormais débordés sur leur gauche par leurs dissidents, ou se radicaliser pour faire échec aux salafistes. Mais si ces derniers jouissent d’une nouvelle liberté après des décennies d’oppression sous Moubarak, certains spécialistes assurent qu’ils sont désorganisés en dehors de leur place forte d’Alexandrie, deuxième ville du pays. Cela n’empêche pas certains candidats de courtiser l’électorat salafiste. Parmi eux, d’anciens membres d’organisations terroristes tels qu’Abboud el-Zommor, ancien leader du Djihad islamique, qui vient de purger une peine de trente ans de prison pour sa participation à l’assassinat du président Anouar al-Sadate en 1981. Comme les Frères, ce salafiste prévoit la création d’un parti « séculier » et assure vouloir respecter les règles du jeu démocratique. « Parce qu’il n’y avait pas de lutte pacifique possible, les jeunes ont cru que la violence était le seul moyen de parvenir à leurs fins », explique-t-il. Il n’empêche que les salafistes demeurent un mouvement très controversé. Certains de leurs sermons et de leurs initiatives ont détérioré les liens qui unissaient chrétiens et musulmans. Et plusieurs membres de leur mouvement sont impliqués dans des incendies d’églises. Le cheikh Abdelmoneim el-Shahat, un des porte-parole de la mouvance, juge que les Frères musulmans, à force de pragmatisme, ont perdu de vue « l’idéal musulman ». Un idéal qui implique la relégation de la femme à la maison, l’interdiction de l’alcool et la fermeture des casinos, même si cela doit nuire à l’économie. « La religion est plus importante que le tourisme », assène-t-il.

De leur côté, les Frères considèrent les salafistes comme des « réactionnaires » immatures. « Nous sommes en contact avec des cheikhs salafistes et, même si on ne le dit pas publiquement, nous avons essayé d’atténuer nos différends, explique un dirigeant de la confrérie. Les salafistes veulent intégrer le monde politique, mais la politique n’est pas compatible avec le dogmatisme, car elle requiert de la flexibilité. »

Un grand nombre d’Égyptiens, inquiets par la tournure prise par la transition, espèrent qu’au contact des salafistes les Frères seront amenés à se tempérer pour devenir un mouvement réformateur, à l’image de l’AKP turc. Aboulfoutouh est malgré tout convaincu que c’est la voie que finira par emprunter le parti. « N’importe quelle organisation, surtout si elle est construite sur une idéologie, devient plus pragmatique et plus réaliste au contact de la réalité. » 

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Roula Khalaf ©Financial Times et Jeune Afrique 2011. Tous droits réservés.

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