Maroc : les soufis de Sa Majesté
Les adeptes de la puissante confrérie Boudchichiya ont fait irruption dans la campagne référendaire au Maroc en marchant massivement pour le oui au projet de Constitution. Preuve, s’il en est, que la monarchie dispose de plusieurs cordes à son arc religieux.
Dimanche 26 juin, les rues de Casablanca accueillent des marcheurs d’un genre nouveau. Alors que, depuis quatre mois, la capitale économique du royaume vivait au rythme des manifestations hebdomadaires à l’appel du mouvement de contestation du 20 février, ce jour-là, ce sont les fidèles de Cheikh Hamza qui battent le pavé en plein Derb Soltane. Dans ce quartier populaire au nom évocateur (littéralement le « quartier du sultan ») et à proximité du palais royal, les partisans de la Tariqa qadiriya boudchichiya viennent affirmer leur appui au projet de Constitution présenté par le roi Mohammed VI le 17 juin. Des milliers de fidèles ont afflué en bus de toutes les régions. Dès les premières heures de ce dimanche de canicule, ils se rassemblent par petits groupes de discussion pour tuer le temps, le départ de la marche ayant été repoussé à l’après-midi. Beaucoup ne connaissent pas la ville et n’osent pas s’aventurer seuls. Quelques téméraires tentent des expéditions commerciales. En vain : les milliers de vendeurs ambulants animant habituellement les alentours ont mystérieusement disparu. Pas de quoi décourager les adeptes de Cheikh Hamza.
La voie de son maître
La démonstration est spectaculaire, non pas tant par la force des slogans, qui mêlent soutien au texte constitutionnel et litanies (dhikr) soufies, que par la pluralité visible des manifestants. La Boudchichiya brasse des profils divers, citadins et ruraux, jeunes et moins jeunes, artisans et universitaires, tous unis par la fidélité au guide. Ce dernier réaffirme son allégeance au pouvoir monarchique – une sorte de bay‘a renouvelée publiquement – par l’intermédiaire de ses adeptes. L’événement, c’est la sortie massive d’une confrérie religieuse qui n’a jamais laissé planer le doute sur sa proximité avec le pouvoir, au moment où les plus grands partis, y compris les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD), ont tous appelé à voter oui au projet de Constitution. Pour l’historien Maati Monjib, « c’est la première fois qu’on utilise une confrérie pour une affaire de politique interne qui concerne toute la société marocaine et toute la classe politique, alors que ce rôle était joué par les partis ». Ce constat ne doit pas occulter les sorties publiques précédentes de la Boudchichiya pendant lesquelles ses adeptes ont été souvent présentés comme la voix soufie concurrente d’Al Adl Wal Ihsane d’Abdessalam Yassine, qui a gonflé les rangs du Mouvement du 20 février et défendu le boycott du référendum.
Une « zawiya » qui monte
« Comme les autres zawiya [« confrérie », NDLR], la Boudchichiya a toujours joué un rôle politique. C’était déjà le cas du temps de Hassan II et même pendant le protectorat », rappelle le politologue Youssef Belal, spécialiste de l’islam politique. Une tradition certaine, qui se renforce depuis l’accession au trône de Mohammed VI. Sous son règne, la Tariqa boudchichiya s’est imposée comme l’étoile montante des confréries du royaume. Longtemps en retrait par rapport à des zawiya plus organisées, plus riches, rassemblant davantage d’adeptes, la confrérie est devenue un des leviers privilégiés de la politique religieuse de la monarchie. Plus libéral que son père en la matière, Mohammed VI a su imposer la Moudawana (code du statut personnel et de la famille) à un champ religieux hostile. Dès novembre 2002, il remplace Abdelkebir Alaoui M’daghri, ministre des Affaires islamiques depuis dix-huit ans. Pour succéder à ce salafiste austère qu’on dit proche du wahhabisme saoudien, il choisit Ahmed Taoufiq, historien et homme de lettres réputé pour son esprit d’ouverture. Surtout, Taoufiq est un soufi, adepte de la Tariqa boudchichiya. On raconte qu’il demanda alors à Cheikh Hamza l’autorisation de prendre ses fonctions. Une requête de pure forme. À la tête du puissant ministère, Ahmed Taoufiq plaide la réhabilitation de l’islam soufi, maraboutique et populaire, honni de l’orthodoxie salafiste.
Avec le Commandeur des croyants
En 2003, le profond traumatisme des attentats de Casablanca – inspirés par la version djihadiste de la salafiya – achève de consacrer le soufisme. Le roi Mohammed VI, pour libéral qu’il est, n’en a pas moins renforcé sa mainmise sur le champ religieux et assume pleinement l’exercice de sa fonction de Commandeur des croyants (Amir al-Mouminine). Le soufisme n’est pas seulement une option de « sécurité spirituelle » – concept forgé depuis 2003 pour désigner la défense du choix marocain d’un islam malékite modéré –, mais aussi une carte entre les mains du pouvoir lorsque la contestation de la légitimité du souverain se fait plus pressante. Le Palais entretient une relation de vassalité avec les confréries et leurs chefs : en échange d’une loyauté indéfectible, les zawiya reçoivent offrandes et bénédiction royales. « En privilégiant, depuis Cheikh Abbas [père de l’actuel guide, NDLR], la voie du quiétisme, prédication dénuée en apparence d’ambitions politiques, la Boudchichiya s’est rangée de facto dans le camp du roi Hassan II, contesté par des courants religieux divers, salafiya en tête », analyse Abdelhakim Aboullouz, chercheur associé au centre Jacques Berque de Rabat. Le recours à la puissante Boudchichiya « n’est pas surprenant en ce contexte de polarisation politique », ajoute Youssef Belal, qui voit dans la sortie de la zawiya une réactivation de l’ancienne lutte entre les deux pôles du soufisme marocain : Abdessalam Yassine et Cheikh Hamza. L’histoire d’une compétition vieille de quarante ans.
Duel historique à Madagh
Dans Le Cheikh et le Calife. Sociologie religieuse de l’islam politique au Maroc (éd. ENS Lyon, 2011), Youssef Belal rapporte le témoignage de Mohamed Chafik, ancien compagnon et ami d’Abdessalam Yassine entre 1965 et 1972, et qui sera plus tard directeur du Collège royal, puis l’un des chantres de l’amazighité à partir des années 1980. Les deux hommes sont alors inspecteurs de l’Éducation nationale à Rabat. En 1965, Yassine, jusqu’alors fasciné par l’Occident, fait la rencontre de Cheikh Abbas, chef de la Boudchichiya. Sa vie en est changée. Il sacrifie sa carrière et la poursuite de tous les biens terrestres pour suivre l’enseignement de celui qu’il appelle son maître et qu’il rejoint chaque semaine à Madagh. C’est le plus assidu, le plus érudit et le plus proche de tous les disciples de Cheikh Abbas. Ce dernier le laisse nourrir des ambitions. En 1972, Abbas meurt. Les adeptes attendent le testament, Yassine aussi. Chafik le met en garde : « Écoute, Abdessalam, vous allez sortir la jarre et en extraire le testament. Je mets ma main au feu que c’est le fils du cheikh qui est désigné. » Chafik a eu le nez creux, le testament est formel : « Nul ne peut s’y opposer ni émettre la moindre revendication. Il s’agit de mon fils pieux, El Hajj Hamza. »
Yassine a cru pouvoir contester les règles d’une institution traditionnelle héréditaire, car il estime posséder les signes de la succession. Inévitable, la rupture avec la confrérie survient deux ans plus tard. En 1974, Yassine adresse à Hassan II son épître « L’islam ou le déluge », par laquelle il annonce son projet de dissidence fondé sur la contestation de la légitimité religieuse de la monarchie. Tout l’inverse de la Boudchichiya.
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Youssef Aït Akdim, à Casablanca
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