Musée du Quai Branly : entre passion et interrogations

Après cinq ans d’existence, l’institution voulue par Jacques Chirac a su s’imposer comme un acteur majeur de la vie culturelle parisienne. Mais au-delà de l’incontestable richesse des activités proposées, certains choix financiers et stratégiques posent question au Musée du Quai Branly.

Le musée du Quai Branly a attiré plus de 7 millions de visiteurs en 5 ans. © AFP

Le musée du Quai Branly a attiré plus de 7 millions de visiteurs en 5 ans. © AFP

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Publié le 29 juin 2011 Lecture : 7 minutes.

C’est Jacques Chirac qui l’affirme, dans le second volume de ses Mémoires1 : « L’inauguration du musée du Quai Branly, le 20 juin 2006, a été un des moments les plus heureux de ma présidence et l’une des grandes joies de ma vie. » À l’occasion des cinq ans de l’établissement public, son président, Stéphane Martin, n’a pas manqué, de son côté, de rendre un hommage appuyé à l’ancien chef de l’État français. Auteur d’un texte d’autopromotion2 où le visage de Chirac apparaît une bonne dizaine de fois, il a en effet profité de l’occasion pour suggérer que le musée prenne un jour son nom. Pourquoi pas ? Du centre Pompidou à la bibliothèque François-Mitterrand, il faut bien que la tradition hexagonale se perpétue…

Un superbe bâtiment signé de l’architecte français Jean Nouvel. Un jardin dont les verts rivalisent avec ceux du mur végétal couvrant la façade des locaux administratifs. Une situation touristique idéale, à l’ombre de la tour Eiffel, au bord de la Seine et à cinq minutes de marche du musée d’Art moderne de la Ville de Paris. À l’intérieur, des objets magnifiques collectés, à l’époque coloniale, dans le monde entier… Enfin presque, puisque l’Europe est à peine représentée « là où dialoguent les cultures », les objets européens qui appartenaient au musée de l’Homme et à celui des Arts et traditions populaires ayant pris la direction de Marseille.

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En cinq années d’existence, le musée du Quai Branly a su imposer le rythme de ses nombreuses et diverses manifestations – expositions, colloques, spectacles… – dans le calendrier déjà chargé des événements parisiens. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Depuis le 23 juin 2006, le musée affirme avoir reçu quelque 7 millions de visiteurs, soit une moyenne de 1,35 million par an, pour la plupart français (80 %) et résidant en région parisienne (50 %). L’exposition la plus visitée ayant été « Teotihuacán, cité des dieux » avec 235 723 visiteurs.

« Il y a de la part du public une demande très forte d’information »

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Même les chercheurs autrefois rattachés au musée de l’Homme reconnaissent ce succès public. Pour l’anthropologue spécialiste de l’Océanie Christian Coiffier, « il se passe beaucoup de choses au Quai Branly. C’est très dense, sur des questions variées et d’actualité. Je pense notamment au symposium sur la conservation et l’exposition des restes humains dans les musées ». De son côté, le spécialiste de l’Asie Bernard Dupaigne3 affirme : « On peut critiquer, mais beaucoup d’objets sont exposés et valorisés. Il y a beaucoup de publicité et, du coup, beaucoup de visiteurs. Le musée de l’Homme n’avait pas les mêmes moyens… » Il reste tout de même circonspect en ce qui concerne la présentation des pièces : « Je pense qu’il y a trop d’objets et pas assez d’explications, dit-il. C’était la philosophie du marchand d’art Jacques Kerchache : jouir devant l’objet, l’admirer, sans s’appuyer sur des «béquilles ethnographiques».»

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Si les services de communication du musée se réjouissent d’un taux de satisfaction particulièrement impressionnant (« 96 % des visiteurs se déclarent satisfaits de leur visite, et, plus particulièrement, 98 % de la qualité de l’accueil et 95 % de l’apport culturel »), la lecture du livre d’or de l’exposition « Dogon », qui se tient jusqu’au 24 juillet, laisse penser que de nombreux visiteurs ne sont pas exactement de cet avis. Certains jubilent (« magnifique et instructif, merci ! »), d’autres sont plus nuancés, voire violemment hostiles. « Manque d’explications pour les objets présentés », dit l’un. « Tant d’objets, dont certains extraordinaires. On aurait aimé en savoir plus sur les hommes et les femmes qui les ont faits, qui les ont vécus. On aurait aimé les entendre se dire eux-mêmes », dit l’autre. « Est-ce que le mot “collection” ne se traduit pas par “pillage” en dogosso ? » enchérit un troisième, quand un autre s’exclame simplement : « Rapatriation ! » (sic). La directrice du département de la recherche et de l’enseignement du musée, Anne-Christine Taylor, le reconnaît : « Il y a de la part du public une demande très forte d’information.  «On voudrait en savoir plus » est une revendication fréquente. »

Le quai Branly, un nouveau modèle de musée ?

Doté d’une subvention annuelle d’environ 50 millions d’euros (47 en 2010, 50,8 en 2009) versée par le ministère de la Culture et celui de l’Éducation, le musée du Quai Branly mise depuis ses débuts sur une communication tous azimuts. Ainsi, selon le rapport annuel 2010, la direction de la communication représente 9,4 % des dépenses de fonctionnement (soit 4,85 millions d’euros sur 51,7 millions4), quand celle de la recherche et de l’enseignement plafonne à 0,5 %. C’est là, sans doute, ce que l’on pourrait reprocher à l’établissement : un penchant pour le spectacle au détriment de la recherche et de la transmission.

« Le modèle du laboratoire du CNRS implanté dans un musée avec l’espoir de synergies automatiques a marché pendant une dizaine d’années après la création du musée de l’Homme, soutient Anne-Christine Taylor. Mais il s’est progressivement épuisé, de même que l’idée selon laquelle un musée devrait représenter une discipline. La  « mise en boîte des cultures » n’est plus défendable, notamment auprès d’un public saturé d’images de l’ailleurs. Il fallait trouver une autre forme d’articulation entre la communauté scientifique et le musée. » Stéphane Martin est plus virulent : lors de la conférence de presse « bilan » donnée le 6 juin 2011, il a passé de longues minutes à fustiger les supposées pratiques passées du musée de l’Homme – d’où proviennent la majorité des objets exposés au Quai Branly. Pour lui, « le rôle du musée est de faire penser et non de donner une leçon absolue qui serait censée apporter la clarté immédiate ». Dans son ouvrage, il insiste sur la perte de vitesse des musées ethnographiques, marqués « par le contexte colonial et le scientisme dominant », « par le goût de l’exotisme » et « par un fondamental pessimisme ». L’antienne est connue, sa virulence dérange à l’heure où bien des polémiques sont éteintes (et le musée de l’Homme fermé jusqu’en 2014, au moins…).

« On n’a pas vocation à remplacer le CNRS ! »

Pourquoi ce besoin de cogner un adversaire à terre ? Il existe peut-être une explication. Tout ne serait pas « formidable » – un mot que Stéphane Martin emploi à l’envi – sur le quai Branly. Ainsi, au-delà des 3 500 objets exposés de façon permanente, la riche collection du musée n’est pour l’heure guère étudiée. Les quelque huit bourses d’étude accordées chaque année ne portent pas, pour la majorité, sur les objets des réserves. « Nous n’avons pas cherché à instrumentaliser les boursiers en les faisant travailler sur nos collections », explique Anne-Christine Taylor, tout en reconnaissant par ailleurs que « les collections ne peuvent pas rester sans être valorisées par la recherche ». Trois bourses spécifiques devraient être créées dans l’année. C’est peu.

« J’avais espéré un travail important sur les collections et les objets, raconte un anthropologue ayant requis l’anonymat. Malheureusement, la structure voulue par le spécialiste de la Papouasie-Nouvelle-Guinée Maurice Godelier n’a pas été mise en place. Quelques étudiants débutants s’y collent, mais il faudrait un travail de fond mené par des spécialistes ayant un peu de bouteille. »

Les chercheurs employés au sein du département de la recherche ne sont pas payés pour faire de la recherche, mais pour « inventer des dispositifs de connexion avec le milieu scientifique », leur rôle étant plutôt « celui de concepteurs, de facilitateurs, de diplomates ». « On n’a pas vocation à remplacer le CNRS ! » affirme Anne-Christine Taylor. Le décret officiel précise tout de même que « le département de la recherche et de l’enseignement est chargé […] de contribuer au développement de la recherche scientifique fondamentale et appliquée se rapportant aux collections dont l’établissement a la garde ». En outre, si le travail de conservation et de récolement est remarquable, plusieurs scientifiques se plaignent de la difficulté qu’il y a, aujourd’hui, à avoir les objets sous les yeux.

Trop de proximité avec le marché de l’art ?

Pas étonnant dans ces conditions que les publications portant sur les collections soient plus que rares et que le musée préfère se concentrer sur les albums généralistes faisant la part belle à l’illustration, plus faciles à vendre. « Nous menons une politique très restrictive en matière de publication, reconnaît Anne-Christine Taylor. Nous coéditons des catalogues et des hors-séries liés aux expositions. L’idée d’éditer davantage d’ouvrages scientifiques est tentante, mais ce n’est pas la mission du musée. » Quelques articles de fond trouvent néanmoins place dans le journal Gradhiva (environ 800 exemplaires).

Au-delà, ce qui inquiète plus, c’est une certaine proximité du musée avec le marché de l’art. À titre d’exemple, la ­statue djennenké présentée en majesté à la fin de l’exposition « Dogon » a été achetée en 2004 grâce au mécénat de l’assureur Axa pour le Quai Branly. Une modeste somme de 4 millions d’euros payée à Hélène Leloup, marchande d’art. Laquelle se retrouve aujourd’hui commissaire de l’exposition « Dogon »… 

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1. Le Temps présidentiel : Mémoire, tome 2, de Jacques Chirac et Jean-Luc Barré, Nil éditions.

2. Musée du Quai Branly. Là où dialoguent les cultures, de Stéphane Martin, Découvertes Gallimard.

3. Auteur de Scandale des arts premiers : la véritable histoire du musée du Quai Branly, Mille et une nuits.

4. En dépit de nos demandes réitérées, le musée refuse de donner le détail de ces dépenses.

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