Tunisie : la société civile vent debout
Avocats, syndicalistes, enseignants, militants associatifs, ces Tunisiens étaient en première ligne le 14 janvier. À quatre mois de l’élection de la Constituante, ils entendent peser dans le débat national pour sauvegarder les acquis de la révolution et concrétiser ses objectifs.
Sous pression pendant vingt-trois ans, la Cocotte-Minute tunisienne a fini par exploser à la figure de la dictature. Au nom de la justice sociale, de la liberté et de la démocratie, les Tunisiens ont fait une révolution aussi inattendue que rapide. Et presque chirurgicale. En à peine un mois, ils ont décapité un système gangrené par la corruption, mis un terme à l’hégémonie des clans proches du régime et relégué aux oubliettes de l’Histoire l’ex-parti présidentiel, le tout-puissant Rassemblement constitutionnel démocratique (RDC), désormais dissous.
La peur d’une révolution confisquée
Mais, ce faisant, la révolution tunisienne n’a paradoxalement opéré que partiellement les grands changements que suppose une révolution ; les hommes, les institutions, les médias et le monde des affaires sont toujours là. La redistribution des cartes par les trois gouvernements de transition successifs a été lente, maladroite et peu visible ; certains y ont même décelé au mieux un changement dans la continuité, au pire l’effet d’une contre-révolution en marche. Ceux qui tenaient le haut du pavé le 14 janvier craignent qu’on ne leur confisque leur révolution.
Même si la mouvance islamiste a réussi à essaimer au sein de la classe moyenne et parmi les plus démunis, la majorité des Tunisiens oppose une grande méfiance aux discours des 91 partis politiques, à qui ils reprochent de n’avoir d’yeux que pour les sièges de la future Constituante. Ils sont tout aussi perplexes face aux dérives populistes des médias, qui font l’apprentissage du quatrième pouvoir, et à l’activisme tous azimuts des syndicats, qui ont paralysé certains secteurs et plongé la vie sociale et économique dans le chaos.
Après l’euphorie et la ferveur nées du 14 janvier, les Tunisiens ont été rapidement rattrapés par les dures réalités de la reconstruction, qui ont révélé les mutations, les atermoiements et les erreurs nécessaires à l’accomplissement de la démocratie. Cet équilibre instable n’est pas seulement dû à une transition toujours incertaine, mais également au hiatus – né de la révolution sans chef – entre le pouvoir exécutif et la légitimité révolutionnaire, sans oublier l’impact de la crise libyenne, qui a gravement affecté le sud du pays. Mais la « révolution sans chef » n’en a pas moins des acteurs, des porte-parole et des fers de lance, notamment au sein de la société civile, qui redécouvre progressivement les vertus de la citoyenneté, sa nature, ses prérogatives et ses limites.
Confidences d’un chauffeur de taxi
« Si mes sièges pouvaient parler, ils en raconteraient des choses. Depuis le 14 janvier, mes clients sont atteints de parlotte aiguë ; ils croient, le temps d’une course, être chez le psychiatre, raconte Ali. Au début, c’était l’euphorie et plus personne ne craignait de dire le fond de sa pensée à un banal chauffeur de taxi, souvent soupçonné du temps de Ben Ali, parfois à raison, d’être un indicateur. J’ai tout entendu : la peur des milices, les commentaires sur les mouvements pro- et anti-Casbah, la haine du RCD. Certains regrettent même Ben Ali pour la sécurité qui régnait. On voit aussi des barbus qui ne sont pas islamistes et des islamistes qui parlent de Dieu et reluquent les filles. Aujourd’hui, les gens sont dans la défiance et graignent pour leur avenir. La situation leur échappe. Ils cherchent à comprendre, mais personne ne se donne la peine d’expliquer la situation. Le Tunisien est un modéré que l’agitation politique désarçonne ; il ne sait pas construire dans l’angoisse et ne veut pas des extrêmes. Il souhaite tout simplement vivre tranquillement. »
"Institutionnaliser" la révolution
Toujours aussi combative, l’avocate Leila Ben Debba, cette pasionaria du 14 janvier qui brandissait le drapeau national devant le ministère de l’Intérieur, est intarissable quand elle évoque le chemin parcouru par le pays. « On avance lentement, presque sans s’en rendre compte, mais au fond, nous avons obtenu tant de résultats, se félicite-t-elle. Dernier en date, l’élection de la Constituante, fixée au 23 octobre. Mais n’oublions pas que c’est la pression populaire qui a mis fin aux tergiversations des deux gouvernements Ghannouchi et conduit à la tenue de ce scrutin. » L’économiste Mahmoud Ben Romdhane, du parti Ettajdid, émanation de l’ancien parti communiste, abonde dans le même sens : « Les avancées sont considérables. Nous sommes parvenus à “institutionnaliser” politiquement la révolution. La Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution a fixé des règles, parfois hardies, comme celle établissant la parité, et nous avons également préparé l’avenir en fixant la mémoire à travers l’action des commissions d’enquête sur les exactions de l’ancien régime. »
Une société civile en maturation
Hier unis contre Ben Ali, les Tunisiens sont aujourd’hui appelés à jeter ensemble les fondements d’une IIe République en faisant l’expérience du débat contradictoire. Car, au-delà de la cacophonie des partis politiques, c’est la société civile qui apparaît comme la garante de la transition démocratique et la pierre angulaire de l’unité nationale. Ainsi a-t-on vu, à son initiative, le débat sur certaines problématiques clés, telles que la laïcité, l’égalité, la parité, portées sur la place publique. Éditrice, très active dans le milieu associatif, Faouzia Skandrani s’emploie ainsi à mettre en réseau les associations citoyennes « pour donner plus d’impact à des réflexions sur des problèmes de fond, comme le principe d’égalité, qui sont d’un intérêt largement partagé et que les médias négligent d’aborder ». « La société civile retrouve sa liberté d’action, confirme Bochra Belhadj Hmida, avocate et militante des droits de la femme. Mais il est essentiel de s’assurer que le processus continue. Il faut également résoudre le problème sécuritaire pour mettre en avant nos acquis. Le nécessaire rétablissement des valeurs passe par un travail de prise de conscience générale des élites et des citoyens. Une partie du pays à elle seule ne peut le sauver. Il s’agit d’œuvrer ensemble à une réelle cohésion nationale. »
La montée en puissance d’une société civile en maturation fait office de contrepoids à la prolifération des partis, dont les programmes, les objectifs et les arcanes demeurent trop flous pour l’opinion publique. « Les partis sont déconnectés des réalités du terrain », analyse Radhi Meddeb, chef d’entreprise et initiateur du mouvement citoyen Action et développement solidaire. Leila Ben Debba, elle, exige des garde-fous, comme la transparence sur le financement des partis. Des lois doivent être rapidement mises en place à cet effet pour que la démocratie ne soit pas l’objet de tractations financières ni prise en otage par le pouvoir de l’argent, certaines forces politiques – les islamistes d’Ennahdha ou les anciens du RCD – disposant de moyens considérables.
Constituante souveraine, inconnue à variables multiples
La démultiplication des opinions et des tendances politiques est devenue palpable lors des discussions autour du code électoral et de la date à retenir pour l’élection de la Constituante. Si certains ont jugé les débats souvent superflus, d’autres ont soutenu au contraire que c’était un passage obligé pour parvenir à un consensus sur des questions fondamentales et que le report des élections était une bonne chose pour permettre d’identifier les différentes propositions politiques. Pourtant, une Constituante souveraine reste perçue comme une inconnue à variables multiples qui pourrait faire basculer le pays dans l’escarcelle des islamistes, les autres partis peinant à dégager les bases de fronts communs.
Abdelaziz Mzoughi, un indépendant qui a claqué la porte de la Haute Instance, ne cache pas son désappointement : « Il est important d’avoir des élections dans la paix civile, mais la Constituante n’est pas un bon choix ; nous risquons de sortir du despotisme d’un homme pour tomber dans celui d’une Constituante. » Faire front pour que le processus de démocratisation ne bénéficie pas aux antidémocrates est le défi auquel font face aujourd’hui les progressistes, toutes tendances confondues. À cet égard, la Haute Instance veut donner des assurances à travers un pacte national garantissant un seuil minimum de démocratie dans la future Constitution.
Un travail de fond pour l’exécutif
Le pluralisme est également une nouvelle donne avec laquelle doit composer le gouvernement, qui, sous la pression des uns et des autres, peine à agir et subit l’inertie d’un appareil administratif toujours en place. Très critiqué pour sa frilosité, il ne donne pas l’impression d’être animé par une volonté de rupture. L’opinion lui reproche de n’avoir pas su travailler dans la proximité et juge nécessaires des actions à effets immédiats. « L’armée, dans son rôle, a été remarquable, mais la police, toujours loyaliste, doit faire un travail de fond pour changer, écrit un internaute. Reconnaître des abus et des maladresses serait un signe fort que pourrait donner l’exécutif. Tout finit par se savoir. » Tandis que la blogueuse Lina Ben Mhenni s’insurge contre le gouvernement, « qui n’a pas à prendre certaines décisions ; les libertés reculent avec un retour de la violence policière et du silence dans les médias ». Pour sa part, Nafaa Ennaifar, chef d’entreprise, affirme que « chacun doit jouer son rôle. Le gouvernement, l’administration, la société civile, les médias et surtout les syndicats doivent sensibiliser l’opinion aux différents enjeux et assumer leurs responsabilités ».
Questions à Fadhel Moussa
Professeur, doyen de la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis
Jeune Afrique : Où en est la Tunisie cinq mois après la révolution ?
Fadhel Moussa : La Tunisie est en transition démocratique, économique et sociale. Démocratique par la suspension de la Constitution de 1959, la dissolution du RCD, qui a monopolisé le pouvoir, l’émergence de quelque 90 partis politiques, l’organisation, le 23 octobre, de l’élection d’une Constituante, la libéralisation des médias et l’éclosion des droits et libertés. Cette évolution démocratique et politique ne s’est pas accompagnée d’un développement économique et social en raison des revendications sociales. La Tunisie vit une situation paradoxale : un affaiblissement de la croissance économique et un renforcement de l’ouverture démocratique et politique. Mais cette dernière finira par stimuler la première.
Quel doit être le rôle de la société civile ?
La société civile s’est particulièrement illustrée. Le nombre des associations et autres initiatives et mouvements citoyens dépasse celui des partis politiques qui envient leur action sur le terrain, la mobilisation des citoyens, la sympathie et la confiance qu’elles suscitent. Au-delà de leur action apolitique, certaines semblent s’intéresser à la politique. On n’exclut pas de voir des listes indépendantes aux élections issues de certaines associations, ou leur regroupement en des fronts ou pôles électoraux avec des partis, ou encore leur soutien ciblé à des listes électorales.
Quelles sont les priorités dans la perspective des élections ?
La première priorité, c’est le renforcement de l’ordre et de la sécurité, sans quoi on ne peut organiser d’élections crédibles. Il y a ensuite la mise en place d’un système équitable de financement des partis politiques et des campagnes électorales. Les acteurs politiques doivent faire montre d’un grand sens des responsabilités et avoir une haute idée de l’intérêt général, afin d’assurer la réussite de cette révolution et du processus démocratique qui demande de la persévérance, car c’est un défi permanent.
Une économie fragilisée
La révolution, ou plutôt les tentatives de déstabilisation qui l’accompagnent, et la guerre civile libyenne coûtent cher à la Tunisie. L’aggravation du taux de chômage, qui est passé de 13 % à 19 %, la pression des syndicats, le net recul de la consommation, la chute du tourisme et la disparition du marché libyen affectent lourdement l’économie. En revanche – heureuse surprise –, les exportations des industries textiles et mécaniques sont en hausse. Beaucoup ont vu dans les mouvements sociaux et les grèves qui ont bloqué le pays des manœuvres de la direction de l’Union générale tunisienne du travail, la toute-puissante UGTT, qui a longtemps eu le monopole de l’action syndicale. Avec la création de deux nouvelles centrales, l’UGTT a dû mettre une sourdine à ses actions et entamer une profonde remise en question.
Si Radhi Meddeb juge l’explosion des revendications tout à fait légitime, Nafaa Ennaifar constate que « de nouveaux rapports constructifs se sont instaurés avec une nouvelle vision de la relation patrons-salariés, qui ont comme ennemi commun la précarité. Cette redéfinition crée une amélioration de la compétitivité, mais l’environnement de l’entreprise n’est pas exempt de turbulences, comme les grèves dans les institutions ». Faouzi Elloumi, patron du groupe Chakira, considère que « la politique a tenu mieux que prévu et l’économie a su résister dans certains secteurs, mais une transition trop longue aurait de graves conséquences sur l’investissement. Dans une économie de développement transparente, nous devons consolider nos acquis pour ne pas voir partir les investisseurs ». « Une révolution a un prix, tempère Mahmoud Ben Romdhane. Le principal défi est de surmonter cette phase pour que redémarre la machine économique », tandis que Nafaa Ennaifar soutient que « la reprise ne dépend que de nous et du retour de la confiance ».
Avenir incertain
En première ligne le 14 janvier, les jeunes apparaissent aujourd’hui, avec les populations des régions de l’intérieur, comme les oubliés de la révolution. Avides d’exercer leur citoyenneté, confrontés au chômage, ils sont nombreux à penser que les débats ne donnent pas à manger, d’autant qu’ils ont l’impression d’être négligés par les partis politiques, alors qu’ils représentent près de 40 % de la population. Au-delà des revendications, Lina Ben Mhenni exprime un certain désarroi : « Nous avions un ennemi commun et nous avons travaillé à le contrer. Mais depuis le 14 janvier, les intérêts divergent. Je suis aujourd’hui dans le flou. »
L’activiste Hamadi Kaloutcha surenchérit : « Nous avons beaucoup milité pour les libertés, mais certains partis se sont montrés ingrats et manœuvrent de façon malhonnête pour que des calculs politiciens prennent le pas sur la révolution. » Sami Ben Sassi, représentant de la société civile, est tout aussi amer : « La transition est floue, difficile. Nous voguons entre l’espoir et la déception. Je n’ai pas l’impression que les choses aient changé. »
Si l’homme et la femme de la rue ne cachent pas leur angoisse face à un avenir qui leur semble incertain, si les Tunisiennes sont inquiètes face aux velléités d’Ennahdha de revenir à la charia, d’autres se font une raison. « Nous avons fait une révolution et nous avons voulu la démocratie, ce n’est pas une mince affaire. Nous avons été naïfs de croire que cela pourrait être rapide. Tout est à mettre en place. Il faut solder le passé et apprendre à s’entendre », explique le gérant d’une boulangerie qui demeure optimiste quant au bon sens de ses concitoyens.
« Les Tunisiens ont inventé un nouveau concept, une révolution moderne, sans doute difficile à vivre, mais qui n’a rien de classique. Si l’Égypte a donné l’impression d’avancer plus vite en optant pour une présidentielle, elle n’en verra pas moins, de ce fait, le processus révolutionnaire ralentir. À long terme, la Tunisie s’en sortira mieux, car elle aura construit sa IIe République sur des bases solides : une nouvelle Constitution. Mais le plus dur reste à faire », conclut Leila Ben Debba.
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