Carnet de route : un printemps marocain

Impossible, quand on est un écrivain nourri au suc des réalités de son pays, de ne pas s’y replonger quand l’Histoire est au rendez-vous. C’est ce qu’a fait notre collaborateur Fouad Laroui, qui nous livre ici son carnet de notes d’un mois de mai au Maroc. Depuis son passage, le Mouvement du 20 février continue ses manifestations hebdomadaires, le projet de réforme de la Constitution a été remis au roi avant d’être soumis à référendum, et le climat d’effervescence à la fois féconde et maîtrisée ne se dément pas. Il fallait bien une chronique à ce royaume en mouvement pour en comprendre les pulsations. La voici.

Une manifestation pro-réformes à Al-Hoceima (nord), en février dernier. © AFP

Une manifestation pro-réformes à Al-Hoceima (nord), en février dernier. © AFP

Fouad Laroui © DR

Publié le 30 juin 2011 Lecture : 16 minutes.

Le ferry glisse sur une mer qu’on nous avait annoncée « agitée » mais qui se révèle plutôt placide. Des dauphins s’amusent à suivre le sillage du gros navire, puis ils plongent et surgissent de l’autre côté de la coque, émergeant deux par deux dans un ballet gracieux qu’on dirait réglé par l’office du tourisme. Bienvenue au Maroc ! Quelques voyageurs applaudissent. Les chauffeurs de camions qui font la traversée chaque semaine apprécient en connaisseurs, la cigarette au bec. Bientôt apparaît le port flambant neuf de Tanger Med, au nom trompeur puisqu’il se trouve à une bonne quarantaine de kilomètres à l’est de la ville mythique.

Autrefois, c’était dans sa baie qu’on arrivait d’Espagne mais le trafic a explosé depuis vingt ans et c’est maintenant à Tanger Med qu’on débarque. Les ferries en provenance d’Algésiras gagnent une heure et demie sur la durée de la traversée, et les automobilistes (en majorité des Marocains vivant en Europe) n’ont plus besoin de passer par un centre-ville encombré pour rejoindre l’autoroute qui les conduira à leur destination. Tanger deviendra un petit port de plaisance. Sic transit… On a déjà démonté la voie de chemin de fer qui défigurait la plage et rasé les cahutes bâties sans autorisation. Son front de mer est en train de prendre des allures de promenade des Anglais – Nice n’a qu’à bien se tenir…

Des dauphins exécutent un ballet gracieux qu’on dirait réglé par l’office du tourisme.

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À côté de moi, accoudé au bastingage, un Marocain d’âge mûr, qui se révélera être enseignant d’arabe en Espagne, n’en finit pas de s’extasier : « Incroyable ! Il n’y avait rien ici, il y a quelques années. Que des rochers et des chèvres ! Et regardez ça, maintenant : ces quais, ces grues, ces réservoirs ! » Et tout naturellement, il en vient à la question du jour, sans que je lui aie rien demandé : « Ces garnements [brahech, en version originale, NDLR] qui réclament que le roi cesse de gouverner et se contente de régner devraient venir faire un tour par ici. Sans sa gestion tatillonne de ce chantier, par l’intermédiaire de Meziane Belfqih [conseiller du roi, aujourd’hui disparu, NDLR], les députés seraient encore en train de se disputer sur l’emplacement du port… Monarchie parlementaire ? Peuh ! Jamais une commission de députés ne pourra prendre la moindre décision, encore moins la mettre en œuvre !

Il fut un temps où quiconque tenait un tel langage devant un inconnu était forcément un policier en civil ou un mouchard à l’affût. Mais non : Abderrahmane, c’est ainsi qu’il se prénomme, est vraiment ce qu’il prétend être. On lui objecte que la plupart des pays développés sont des régimes parlementaires et que cela n’empêche pas les grands projets… Peine perdue. Il n’en démord pas : les réformes qui s’annoncent sont de mauvais augure ; il faut de la poigne et de l’autorité au sommet de l’État ; il lui faut une légitimité à toute épreuve. Et qui peut avoir plus de légitimité que le roi ?

« Un Premier ministre qui vient de remporter des élections législatives ?

– Mais nous avons des dizaines de partis ! Et au moins cinq ou six d’entre eux sont de vrais partis, solides, avec une histoire, avec une vraie base électorale. Au mieux, le Premier ministre aura remporté 25 % ou 30 % des voix. C’est une légitimité, ça ? »

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Un chauffeur de camion, qui n’a rien perdu du dialogue, reste silencieux. Peut-être se dit-il que tout cela ne changera rien à son sort ? Peut-être ne comprend-il pas certains de ces mots d’arabe classique qui ont fait irruption dans les discussions depuis quelques mois (« légitimité », « constitutionnalisation », etc.) ?

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Le ferry accoste à Tanger Med. Une navette nous dépose devant les services de douane et de police et, après les formalités administratives d’usage, nous voilà sur l’autoroute toute neuve qui surplombe la côte. Une vue panoramique s’offre au voyageur. Cette côte où rien ne s’est passé pendant des décennies est maintenant un immense chantier. Partout des grues virevoltent, des bulldozers nivellent les collines, des bétonnières manœuvrent… Tanger Med a déjà dépassé Algésiras en volume. Le second port à conteneurs devrait voir une première tranche livrée dès 2014. À terme, c’est une capacité de 2 millions de conteneurs par an qui devrait s’ajouter aux 3 millions de Tanger Med 1. Les appels d’offres pour le terminal pétrolier Nador West Med seront bientôt lancés.

L’autoroute qui nous emmène vers Rabat traverse un paysage en pleine transformation. Des zones franches ont été aménagées, des dizaines d’entreprises s’y sont déjà installées et, à en juger par les entrepôts en construction, le mouvement continue. On attend la mise en œuvre de la nouvelle usine Renault qui commencera à produire ses premiers modèles en 2012. À terme, la capacité sera de 400 000 automobiles par an. Les équipementiers sont déjà là. Moyennant quoi, le premier employeur dans le secteur industriel marocain est un… Japonais. On négocie l’installation de grands groupes européens. Le Maroc, pays émergent ? Le slogan semble devenir réalité.

Légitimité

Conférence à Casablanca, le soir, dans le très bel auditorium de la Fondation du roi Abdul-Aziz Al Saoud. Autour du buffet, je pose quelques questions sur le Mouvement du 20 février. Les réponses fusent, qui préfigurent les deux sons de cloche que j’entendrai pendant tout mon séjour : « Qu’est-ce qu’ils veulent, exactement ? Tout de même, nous ne sommes ni la Libye, où une espèce de fou tragique terrorise son peuple, ni Bahreïn, où deux communautés religieuses se regardent en chiens de faïence… » « Nous avons des institutions, nous n’avons pas de minorité opprimée. » « Et qui sont-ils, ces “jeunes” ? Quelles sont leurs compétences, que peuvent-ils faire ? Ils crient “dégage !” mais qui veut prendre les places ? Eux-mêmes ? »

Certains prennent la défense des jeunes qui sont descendus dans la rue. Il fallait dénoncer l’affairisme qui s’est emparé des cercles les plus proches du pouvoir, la corruption qui pourrit les rapports sociaux, l’omniprésence de quelques « amis du roi ». Si les partis traditionnels sont trop sclérosés ou trop timorés pour le faire, qu’ils laissent le champ libre à ces jeunes qui ne craignent pas de descendre dans la rue pour défendre leurs idéaux. On leur réplique vertement : « Ils sont manipulés par les islamistes du Adl. Si ceux-là avaient le pouvoir, serions-nous mieux lotis ? Aurions-nous une démocratie ? Les femmes auraient-elles le moindre droit, sinon de se taire et de rester à la maison ? » Quelques-uns font remarquer qu’il n’y a pas que le Adl dans les manifestations : il y a aussi l’extrême gauche. D’autres font la grimace : « Bravo ! on ne gagne pas au change. »

Si on leur parle de réformes souhaitables, de revendications légitimes, la plupart rétorquent que, de toute façon, le roi a traité de tout cela dans son discours du 9 mars. Les plus avertis citent des discours plus anciens où toutes les réformes apparaissaient en filigrane. Maintenant, c’est aux partis politiques de jouer, s’ils en sont capables. Qu’ils montrent « le henné de leurs mains », selon une métaphore locale. Quant aux jeunes, il faut qu’ils entrent dans l’arène politique, qu’ils présentent des programmes, qu’ils se frottent aux élections. Sinon, quelle est leur légitimité ?

De nouveau, ce mot qui semble être devenu une sorte de sésame…

Et Dieu dans tout ça ?

Conférence à Casablanca, à l’Université Aïn-Chok qui se trouve dans un quartier populaire, à l’invitation d’une association d’étudiants progressistes, Les Cosmopolites. Comme ils ont collé des affichettes dans tout le campus, le bruit a vite couru qu’un mécréant venait s’en prendre à notre langue sacrée (ce qui, d’ailleurs, n’est pas le cas), et les islamistes m’attendent de pied ferme. Peu importe qu’ils n’aient pas lu un mot du nouveau livre que je présente (Le Drame linguistique marocain), ils écoutent à peine l’introduction que je donne, et le débat, si l’on peut dire, commence. À toute analyse raisonnée de la situation actuelle, à l’exposé des dégâts qu’elle cause dans l’enseignement et dans l’éducation en général, à tous les arguments qu’on peut avancer en faveur d’une réforme linguistique, ils répliquent par… des versets du Coran.

« Vous répondez ? me souffle la modératrice.

– Répondre à qui ? À Dieu ? »

Un professeur se lève pour faire un éloge enflammé de l’arabe classique, de sa capacité à exprimer n’importe quelle idée, dans n’importe quelle discipline, et conclut en affirmant avec force qu’il ne faut surtout pas y toucher, qu’il doit rester langue officielle, langue de l’enseignement, de l’éducation, de la télévision, etc. Sur l’estrade, mon voisin se penche vers moi : « Quelle éloquence ! Mais tous ses enfants sont à la Mission [française]… »

Faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais. C’est une attitude hélas courante au Maroc quand il s’agit de l’enseignement ou de la question linguistique. Après cet intermède cocasse, les islamistes reprennent la parole pour… pour dire quoi, au juste ? On ne sait trop. Ils semblent dénoncer un complot mondial (air connu), blâmer le gouvernement pour tout ce qui va mal et s’en remettre à Dieu pour le reste. Les étudiants progressistes ont du mal à se faire entendre dans la cacophonie générale. Où va l’université, si on ne peut plus débattre sans convoquer Dieu à tout instant et hors de propos ? Certains professeurs sont aussi atterrés que moi. L’emprise de la secte islamiste la plus bornée sur la majorité des étudiants est aussi patente qu’incompréhensible. Que s’est-il passé dans ce pays pour qu’on en soit arrivé là ? Dans la salle des professeurs, chacun y va de sa réponse : l’arabisation mal menée des années 1970, l’islamisation des années 1980 (qui a vu le remplacement catastrophique de la philosophie par l’éducation islamique), la ruralisation des villes, la massification de l’enseignement supérieur, le contexte international avec l’Iran, Al-Qaïda, l’Afghanistan…

L’emprise de la secte islamiste la plus bornée sur la majorité des étudiants est aussi patente qu’incompréhensible.

Le lendemain, rencontre beaucoup plus calme avec des étudiants à l’université d’El Jadida. Curieux de tout, polis, intelligents, c’est une bouffée d’air après Casablanca… Quelques Subsahariens et deux Françaises en programme d’échange font partie du groupe. Cette fois-ci, pas d’irruption d’étudiants du Adl. Il est vrai qu’on discute de théorie littéraire. Difficile de glisser quelques sourates quand on se penche sur l’œuvre de Bourdieu ou de Barthes. Encore que…

Marrakech, pour un séminaire sur la sécurité alimentaire mondiale à l’horizon 2030. Pourra-t-on nourrir les 9 milliards d’habitants que comptera la planète à ce moment-là ? Un expert nous montre, chiffres à l’appui, que les sols s’épuisent ; un autre, que la déforestation, conséquence de la mise en culture de nouvelles terres, est grosse de menaces pour l’humanité. Un démographe affirme que, cette fois-ci, l’Afrique subsaharienne est vraiment mal partie : la seule région du monde qui ne réduit pas sa fécondité pourra-t-elle se nourrir dans vingt ans ? Ou devra-t-elle tendre la sébile au reste du monde ? Voilà les vrais défis des vingt ou trente prochaines années. Les débats sur les réformes institutionnelles semblent bien loin. L’homme ne se nourrit pas que de pain, certes, mais c’est d’abord de pain qu’il se nourrit.

Quelques jours plus tard, à Rabat, j’essaierai de parler d’économie avec ce qu’il est convenu d’appeler des « jeunes du 20 février ». À côté d’analyses très pertinentes chez certains, en particulier ceux qui font des études d’économie ou de sciences politiques, les mêmes illusions règnent (si l’on ose dire) chez d’autres, chez la majorité : les emplois, c’est le gouvernement qui les crée ; le Maroc est riche, mais ses richesses sont mal réparties ; la fin de la corruption entraînera un développement inouï, etc. « Laisse-les rêver », me dit un cinéaste très en vue.

Saint Edmond, le marabout de Tahanaout

Puisqu’on est à Marrakech, pourquoi ne pas aller faire un tour à Tahanaout, à trente kilomètres de la Cité ocre ? Depuis quelques années, artistes et bourgeois bohèmes se font construire des ateliers ou des résidences secondaires dans cette petite ville nichée dans les contreforts de l’Atlas. Des édiles locaux, flattés par cet intérêt inattendu, mais mal inspirés, y ont construit une avenue majestueuse qui gâche un peu le charme de l’endroit. Tant pis, on fera avec.

Surprise : une jolie coupole blanche a surgi au milieu des oliviers et des figuiers ! La surprise est complète quand on apprend qu’elle est dédiée à l’écrivain Edmond Amran el-Maleh, décédé le 15 novembre de l’an dernier. Celui que ses amis surnommaient affectueusement El-Hadj est enterré ailleurs mais eux ont décidé qu’il aurait son cénotaphe ici, dans cette campagne où il aimait venir se reposer. Il ne manquait jamais d’aller regarder en connaisseur les toiles que produisent dans les ateliers adjacents ces peintres qu’on finira bien par désigner un jour sous le nom collectif d’« école de Tahanaout »…

L’intérieur de la coupole de ce drôle de saint – Juif arabe, agnostique, ex-communiste, grand blagueur devant l’Éternel… – est aussi frais que sobre. Sur un mur, un long texte d’« Edmond », sous une photo qui le montre enjoué, presque espiègle. Dans des niches, quelques œuvres d’un artiste de Tanger qu’il admirait, autant pour son talent que pour son étrange rapport au monde : il ne vendait pas ses œuvres, il les donnait, ce qui ne l’empêcha pas, d’ailleurs, de se retrouver un jour à la prestigieuse Documenta de Kassel.

Coïncidence : dans le dernier numéro de La revue, Jean Daniel déclare qu’il a découvert récemment « que tous les Marocains lettrés avaient lu les romans d’Edmond Amran el-Maleh et qu’ils avaient retrouvé une partie de l’âme de leur peuple ». Il serait sans doute ému de voir ce marabout laïque édifié pour un Juif en terre d’islam et sans doute le serait-il encore plus en apprenant que les deux amis fidèles qui veillèrent sur Edmond pendant les dernières semaines de sa vie s’appelaient Abdallah et Mohammed. Pendant le déjeuner, un des peintres qui ont ici leur atelier nous parle avec passion de cette dimension œcuménique, ouverte et tolérante du Maroc qu’il faudrait préserver, qu’il faudrait graver dans le marbre comme un principe fondamental qui vaut bien tous les autres.

Scandale à Essaouira

Le Women’s Tribune tient ses assises à Essaouira. C’est l’occasion d’aller voir ce que l’élite féminine du pays pense… Après la chaleur de Marrakech, la fraîcheur de la « cité du vent » est la bienvenue. Dans cette ville où j’ai passé une partie de mon enfance, le climat est doux toute l’année, grâce aux alizés. Les touristes ont fini par s’en apercevoir, bien qu’elle se situe à l’écart des circuits traditionnels (« Les villes impériales », « Montagne et désert », etc.). Les nuits sont fraîches, mais même en hiver les températures restent clémentes. On m’assure qu’un promoteur va lancer un quartier de villas réservées aux retraités français, sur le modèle d’un village similaire qui se trouve du côté d’Agadir. Attention tout de même à l’humidité, futurs nouveaux Souiris, et sachez qu’une petite laine est indispensable, de janvier à décembre.

Au cours de la séance qui leur est consacrée, les jeunes du 20 février, ou plutôt quelques-uns de leurs représentants les plus en vue, font un esclandre. C’est bien le moins qu’ils peuvent faire, étant jeunes et révoltés. Il faut dire que le modérateur a eu l’idée saugrenue de leur demander de rester assis dans la salle pendant que « la personnalité » avec laquelle ils devaient débattre était, elle, confortablement installée sur l’estrade. Finalement, tout s’arrange, jeunes et moins jeunes se retrouvent sur le podium, fraternellement mêlés dans un débat qui part dans tous les sens. On en retient que chacun a ses idées sur les réformes, qui tournent surtout autour des institutions.

« Il faut mettre fin à la corruption ! assène un jeune.

– Vaste programme », soupire ma voisine, journaliste chevronnée qui eut, en son temps, maille à partir avec Driss Basri, l’omniprésent ministre de Hassan II, qui n’appréciait pas l’hebdomadaire qu’elle avait créé à l’époque.

Plus un peuple est éduqué, plus le régime sera sophistiqué et subtil.

Le déjeuner se prend sur la place privée du Sofitel. Un historien local m’approche pour parler d’un scandale dont il m’assure qu’il faut le dénoncer dans Jeune Afrique. Il s’agit du musée Sidi Mohamed Ben Abdallah, qui a été inauguré en 1986 grâce aux efforts conjugués de la province, de la municipalité, qui a fourni le local, et du ministère de la Culture. Ce dernier a donné des objets de culte, des instruments de musique traditionnels des confréries gnawa et hmadcha, des caftans de cérémonie juifs et musulmans, etc.

Deux amis s’étaient démenés pour que le musée voie le jour : le fameux sociologue Georges Lapassade, qui passait tous ses étés à Essaouira, et Boujemaa Lakhdar (1941-1989), pionnier de la peinture souirie. Ce musée, situé au cœur de la médina, était la seule fenêtre officielle sur la culture traditionnelle de la région. Or certains élus du conseil municipal veulent fermer le musée ! Et notre homme d’ajouter qu’un élu local a déjà récupéré le rez-de-chaussée pour en faire un bazar de tapis : « Il cherche maintenant à reprendre tout le bâtiment et menace de récupérer dans la foulée l’ancien consulat de France, siège actuel de l’Alliance franco-marocaine. »

Sur cette belle plage, où le thé à la menthe et le café ont été entretemps servis, la discussion s’engage sur cet incipit insolite : le musée du coin est menacé par les marchands du temple. De nouveau on va voir s’affronter les deux thèses que je ne cesserai de retrouver pendant mon séjour. Le premier à dégainer est un homme d’affaires de Casablanca, venu ici accompagner sa femme, et qui affirme que les peuples n’ont que les régimes qu’ils méritent (Comment en est-on arrivés si vite à parler de régime ?).

L’affaire du musée met en scène un élu, un soi-disant représentant du peuple, qui ne voit que son seul intérêt au détriment de l’intérêt général. Transposez cela à l’échelle du pays et vous êtes devant une situation ingérable. L’anarchie, la jungle ! Ergo, il ne faut pas « trop de démocratie » (sic). La tablée se récrie : comment ose-t-il dire cela ? Il insiste : « Plus un peuple est éduqué, plus le régime sera sophistiqué et subtil. » On lui oppose l’Inde, la plus grande démocratie du monde, où la moitié de la population ne sait ni lire ni écrire… « Mais nous, c’est pire ! Le pourcentage de gens qui lisent chaque jour le journal ne dépasse guère 1 %… »

À propos de journaux… Voilà qu’on se met à parler du journaliste Rachid Niny, sans doute le plus populaire du pays, et qui se trouve en prison en attente d’être jugé dans une bonne dizaine d’affaires. Niny saint et martyr, ou Niny populiste diffamateur, qui a bien cherché les ennuis qui se sont abattus sur lui ? La tablée se divise. La discussion se poursuit, enflammée, arrosée de thé et nourrie de cornes de gazelle.

Marrakech, de nouveau. Quelques jours après l’attentat, je me trouve devant les ruines du restaurant Argana. La façade éventrée n’a pas encore été recouverte d’une bâche. Des bouquets de fleurs ont été déposés contre un pilier. Une banderole dénonce le terrorisme. Le personnel de l’hôtel Saadi exprime ses condoléances qui se lisent en arabe et en français sur une couronne dressée devant le restaurant, ou ce qu’il en reste, comme un défi. La foule est silencieuse, comme frappée de stupeur. L’impression d’irréalité est accentuée par le fait qu’il fait très beau et que des touristes déambulent sur la place, s’arrêtant ici et là pour examiner un objet ou acheter un jus d’orange. Deux petites filles blondes esquissent un pas de danse sous l’œil vigilant de leurs parents. Des charmeurs de serpent essaient d’alpaguer le passant, qui se dérobe. Des singes flegmatiques contemplent la scène.

En bavardant avec les gens qui sont là, on observe de nouveau cette espèce de fracture qui semble courir dans la société marocaine d’aujourd’hui. Il y a ceux qui se disent soulagés par la rapidité avec laquelle la police a mis la main sur le terroriste et ses complices, et surtout par le fait qu’il s’agit de « paumés » locaux qui n’ont rien à voir avec une internationale terroriste. Et puis il y a ceux qui murmurent que tout cela arrange bien « le pouvoir », qui en profite pour réclamer l’union nationale et la fin des manifestations. On n’est pas loin de la théorie du complot, notre mal endémique.

Sur le chemin du retour, à mesure que les côtes de l’Afrique s’estompent et que celles de l’Espagne se précisent, ces centaines de voix qu’on a entendues, ces exhortations, ces dénonciations, ces questions s’entremêlent pour former une sorte de symphonie d’un nouveau Maroc, celui qui vit « une époque intéressante », comme le veut la malédiction chinoise. Sur quoi tout cela va-t-il déboucher ? Les prochains mois le diront… 

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