Tunisie : Ben Ali, un procès pour l’Histoire

Pas moins de 93 chefs d’accusation ont été retenus contre l’ex-couple présidentiel et les ténors du clan familial. Mais seuls leurs complices sont sur le banc des accusés.

L’absence des Ben Ali au procès est la cause du manque d’enthousiasme autour du procès. © Emilio Morenatti/Sipa

L’absence des Ben Ali au procès est la cause du manque d’enthousiasme autour du procès. © Emilio Morenatti/Sipa

Publié le 27 juin 2011 Lecture : 6 minutes.

Le 20 juin, date de l’ouverture du procès tant attendu du président déchu, Zine el-Abidine Ben Ali, de sa famille et de ses proches collaborateurs, devait être une date historique pour nombre de Tunisiens. Mais depuis sa fuite, le 14 janvier, sous la pression de la révolte populaire, l’ex-couple présidentiel se trouve en Arabie saoudite, qui, non contente de lui avoir offert refuge et protection, a ignoré jusque-là la demande d’extradition tunisienne. Contrairement à l’ex-président égyptien Hosni Moubarak, qui a préféré rester dans son pays quitte à être jugé, Ben Ali a choisi de s’octroyer l’impunité par l’expatriation plutôt que d’affronter la justice. Le procès, ouvert le 20 juin devant la cour criminelle du tribunal de première instance de Tunis, est donc faussé en raison de l’absence dans la salle d’audience des principaux accusés : Ben Ali, son épouse Leïla Trabelsi, ainsi que les ténors du clan familial, Belhassen Trabelsi et Sakhr el-Materi.

Pas moins de 93 chefs d’accusation ont été retenus contre eux. Selon le porte-parole du ministère de la Justice, les prévenus encourent, aux termes de la loi, des peines allant de cinq ans à vingt ans de prison, voire la peine capitale dans les affaires de meurtre. Les tribunaux civils doivent examiner 58 dossiers, à commencer par celui relatif aux saisies opérées, à l’occasion de plusieurs « inspections », dans les palais présidentiels de Sidi Dhrif, qui est « privatif », et de Carthage, siège officiel de la présidence, tous deux dans la banlieue nord de Tunis. 

285 entreprises dans le brouillard

Le procès qui sest ouvert le 20 juin devrait enfin clarifier la situation des entreprises dont les principaux membres du clan Ben Ali avaient pris le contrôle et qui ont été placées sous la tutelle d’un comité de confiscation après le 14 janvier. Selon les dernières estimations, 285 entreprises sur les 350 identifiées sont désormais sous l’autorité d’administrateurs judiciaires. Les actifs de ces 285 sociétés totalisent 5 milliards de dinars (2,5 milliards d’euros) pour des engagements estimés à 3 milliards de dinars. Mais plus le temps passe, plus elles ont des difficultés, les administrateurs judiciaires n’étant pas à proprement parler des gestionnaires. « Il ne faut pas que l’incertitude sur le sort de ces entreprises dure plus longtemps, estime l’avocat Chawki Tabib. Le gouvernement aurait dû agir plus tôt et nationaliser les parts des prévenus pour les rendre à l’État, les gérer lui-même, ou encore les privatiser. »

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"Haute trahison" passible de peine de mort

À Sidi Dhrif, les enquêteurs ont découvert, dissimulées dans une bibliothèque factice, des liasses de dollars, d’euros et de dinars tunisiens pour un montant d’environ 41 millions de dinars (21 millions d’euros), sans oublier les parures serties de diamants et autres pierres précieuses, des montres de luxe et des objets de valeur. Au total, le « trésor » est estimé à 175 millions d’euros. Dans cette affaire, Ben Ali et son épouse sont poursuivis pour accaparement et détournement par un agent public pour son compte ou pour le compte d’un tiers de biens meubles et immeubles, titres et valeurs appartenant à l’État, ainsi que vol et transfert illicite de devises étrangères. Au palais de Carthage, l’inspection a permis de saisir des substances et objets qui valent à l’ex-chef de l’État d’être également poursuivi pour détention de stupéfiants à usage de consommation, acquisition, importation et trafic de stupéfiants, détention d’armes et de munitions, et recel de pièces archéologiques non déclarées.

Les 35 autres affaires – jugées en parallèle par la justice militaire, compétente lorsque des membres des forces de sécurité ou de l’armée sont impliqués – pourraient se révéler plus lourdes de conséquences pour Ben Ali, ses proches collaborateurs, les gradés et agents des forces de sécurité, soupçonnés d’être responsables du meurtre de manifestants pacifiques. Devant le tribunal militaire, les principaux chefs d’accusation sont l’homicide avec préméditation et la torture. En tant que premier responsable de l’État et dans l’hypothèse où l’accusation de « haute trahison » était confirmée, Ben Ali risque la peine de mort.

Les noms des autres prévenus n’ont pas été révélés, mais il est vraisemblable que seront déférés devant la justice militaire Rafik Belhaj Kacem, ancien ministre de l’Intérieur, et Jalel Boudriga, ancien patron de la brigade d’intervention des forces de l’ordre. Tous deux étaient en poste lors de la répression sanglante des manifestations pacifiques dans plusieurs villes du pays en décembre-janvier et comparaissent en état d’arrestation. On ignore toutefois si le général Ali Seriati, ancien patron de la garde présidentielle, aujourd’hui sous les verrous et sur lequel pèse l’accusation d’atteinte à la sûreté de l’État pour le rôle obscur qu’il aurait joué dans la fuite de Ben Ali, comparaîtra avec ce groupe ou dans une affaire séparée. Le flou demeure aussi quant au statut des proches collaborateurs de Ben Ali en état d’arrestation, comme Abdelaziz Ben Dhia, Abdelwahab Abdallah, Abdallah Kallel, Mongi Safra, ou d’anciens ministres, comme Abderrahim Zouari. L’incertitude est également totale s’agissant des anciens hauts responsables qui ont comparu devant un juge d’instruction et que la justice a laissés en liberté dans l’attente de la fin des enquêtes les concernant.

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Ce procès est une mascarade dont le seul sens est d’illustrer une rupture symbolique avec le passé.

Jean-Yves Le Borgne, avocat de Ben Ali

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Deux avocats tenus au silence

Ben Ali a chargé deux avocats étrangers d’assurer sa défense : le Français Jean-Yves Le Borgne, vice-bâtonnier du barreau de Paris, et le Libanais Akram Azouri (ci-dessous, à gauche). L’ex-chef de l’État est d’ailleurs sorti de sa réserve en les chargeant de transmettre deux messages. « Ce procès est une mascarade dont le seul sens est d’illustrer une rupture symbolique avec le passé », a ainsi déclaré Me Le Borgne, tandis que Me Azouri assurait que « Ben Ali n’a pas d’argent déposé à l’étranger ». Aucun avocat du barreau tunisien, bête noire il y a encore cinq mois du président déchu, ne s’est porté volontaire pour défendre l’ex-raïs. Mais ni les uns ni les autres ne pourront de toute façon plaider, ou présenter des rapports et requêtes au tribunal, car, aux termes du code de procédure pénale tunisien, un prévenu jugé par contumace ne peut bénéficier de l’assistance d’un avocat. À Tunis, les procès étant en principe publics, Mes Le Borgne et Azouri pourront y assister, mais ils ne seront pas autorisés à prendre la parole.

Les autres prévenus traduits devant les juridictions civiles devront répondre des chefs d’accusation suivants : malversations financières, blanchiment d’argent, vol et transfert illicite de devises étrangères, trafic de pièces archéologiques, corruption immobilière, trafic d’influence et irrégularité dans la passation de marchés publics. Les 93 affaires concernent entre 100 et 150 personnes, dont on ignore l’identité, aucune liste officielle de prévenus n’ayant été publiée.

Frustration

Réclamée par une grande partie de l’opinion, qui exige la fin de l’impunité, l’annonce de l’ouverture du procès n’a toutefois pas suscité un enthousiasme débordant. L’absence de l’ex-couple présidentiel n’y est pas étrangère. « Je suis frustrée, déclare Hamida T., ingénieur informaticienne. J’aurais tant aimé voir Ben Ali et son épouse Leïla Trabelsi entrer au palais de justice menottes aux poignets et en sortir avec la condamnation la plus lourde. » Le fait qu’il ait fallu attendre cinq mois avant de pouvoir juger l’ex-couple présidentiel n’en continue pas moins d’étonner. « J’estime que ce procès arrive un peu tard, mais mieux vaut tard que jamais, déclare Chawki Tabib, avocat et président de la Ligue tunisienne pour la citoyenneté. Ce qui est certain, c’est que les manifestations et la pression de l’opinion publique ont été pour quelque chose dans le fait que les procédures judiciaires aient enfin commencé. » Ce retard a conforté bon nombre de Tunisiens dans la conviction que le gouvernement a sciemment fait traîner les choses.

Coïncidence ou non, aussitôt la date du procès du clan Ben Ali connue, Assabah, le quotidien du groupe du même nom, dont Sakhr el-Materi, gendre de Ben Ali, avait pris le contrôle à la suite d’une OPA orchestrée au sommet de l’État, s’est fendu d’un éditorial qui tranche avec les nombreux appels réclamant une sanction exemplaire pour les complices de Ben Ali. « Il ne saurait être question, lit-on dans ses colonnes, de mettre au chômage ou de déférer devant des tribunaux les centaines de milliers de personnes qui ont traité avec le pouvoir et l’État dans l’ancien régime, ni d’imposer des sanctions collectives à plus de 90 % des agents des forces de sécurité qui ont exécuté les ordres de leurs chefs… » 

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