Tunisie : Les 7 défis capitaux d’une économie fragilisée

Insécurité, mouvements sociaux, conflit libyen… L’économie de la Tunisie est mise à rude épreuve. Jeune Afrique fait le point sur les dossiers chauds traités par le gouvernement provisoire.

Le Prermier ministre Béji Caïd Essebsi (c.), le 27 mai, au sommet du G8 à Deauville. © Virginia Mayo/AP Photo

Le Prermier ministre Béji Caïd Essebsi (c.), le 27 mai, au sommet du G8 à Deauville. © Virginia Mayo/AP Photo

Julien_Clemencot

Publié le 21 juin 2011 Lecture : 10 minutes.

Début juin, les chiffres de la croissance tunisienne sont tombés, dressant un implacable constat : sur les quatre premiers mois de 2011, le PIB enregistre un recul de 7,8 % par rapport au dernier trimestre 2010. Un manque à gagner de 5 milliards de dollars (environ 3,4 milliards d’euros) se profile déjà pour la fin de l’année. Si le gouvernement provisoire, dont la mission vient d’être prolongée jusqu’au 23 octobre, a déjà mobilisé 2 milliards de dollars auprès de divers bailleurs – Banque mondiale, Banque africaine de développement (BAD), Agence française de développement, Union européenne… –, le Premier ministre Béji Caïd Essebsi a avoué, le 8 juin, être à la recherche d’un soutien immédiat de plus de 1 milliard de dollars. Une situation financière délicate qui n’empêche pas les observateurs d’envisager l’avenir avec optimisme. « Dans les deux à quatre ans, le potentiel du pays peut être exceptionnel », assure Jacob Kolster, directeur des opérations en Afrique du Nord à la BAD.

Pour sa politique de relance, le gouvernement tunisien estime ses besoins sur les cinq prochaines années à 125 milliards de dollars. Un montant qui comprend une aide extérieure de 25 milliards de dollars dont le principe a été défendu par Béji Caïd Essebsi lors du G8 organisé en France en mai. Message entendu : 40 milliards de dollars devraient être débloqués au profit de l’Égypte et de la Tunisie sur la période 2011-2013. Reste maintenant à entériner cet accord de principe, sur la base de propositions concrètes qui seront examinées le 12 juillet à Bruxelles, lors d’une réunion regroupant les ministres des Finances et les ministres des Affaires étrangères du G8.

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1. Satisfaire les attentes sociales

Le 17 décembre 2010, le sacrifice de Mohamed Bouazizi marque le début d’une révolution portée par la jeunesse. Au cœur des revendications : davantage de dignité et, surtout, des emplois, que la Tunisie est incapable de fournir malgré une croissance moyenne de 4 % à 5 % par an depuis une décennie. En 2010, 22,9 % des diplômés de l’enseignement supérieur étaient au chômage, selon le Bureau international du travail. Six mois après, la situation est pire que jamais : le ralentissement économique qui a suivi la fuite de Ben Ali, le 14 janvier, aura produit environ 200 000 chômeurs supplémentaires. Les demandeurs d’emploi seront plus de 700 000 en juillet, soit plus de 19 % de la population active.

Face à l’urgence, l’Etat entend créer 20 000 postes dans la fonction publique.

Face à l’urgence, le gouvernement entend créer 20 000 postes dans la fonction publique, et le secteur privé devrait en produire autant. L’État a en outre annoncé, fin février, la création d’un programme d’accompagnement des primo-demandeurs d’emploi diplômés de l’enseignement supérieur depuis moins d’un an, comprenant une allocation de 200 dinars (100 euros) par mois pendant une année et un suivi personnalisé. En mai, 150 000 personnes étaient déjà inscrites pour bénéficier de ce dispositif. « Les PME doivent être soutenues, car elles représentent un important réservoir d’emplois », estime Jacob Kolster, de la BAD. La gestion des revendications des salariés constitue un autre casse-tête pour le gouvernement et les entreprises. « Certaines sociétés recouraient de manière massive à des sous-traitants pour payer leurs salariés au rabais, reconnaît l’économiste Elyes Jouini, ancien ministre des Réformes économiques. Mais les syndicats doivent comprendre que la priorité est de donner du travail à ceux qui n’en ont pas. »

2. Surmonter le conflit libyen

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« La guerre en Libye est le plus grand accident qu’ait connu la Tunisie cette année », affirme Jacob Kolster. Le voisin est le deuxième partenaire économique du pays, derrière la France. L’enlisement du conflit pénalise fortement le rythme des exportations tunisiennes, et ce au plus mauvais moment. Industries mécaniques, phosphates, ciment, textile… Tous les secteurs sont touchés. Sur les quatre premiers mois de 2011, le commerce vers la Libye a chuté de 32 %. Une quarantaine de groupes tunisiens implantés de l’autre côté de la frontière, dont l’agro-industriel Poulina, sont concernés.

Sur le plan intérieur, les conséquences ne sont pas moins importantes : ce sont près de 2 millions de visiteurs libyens – et notamment les adeptes du tourisme médical – qui ne se rendront pas en Tunisie cette année. Sans parler des 80 000 réfugiés à gérer et du retour de près de 120 000 expatriés, désormais à la charge de leurs familles, notamment dans les régions les plus pauvres.

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Mais l’horizon pourrait s’éclaircir dans les mois à venir si la Libye s’engage, après le départ inéluctable de Kadhafi, vers une transition démocratique. « Un changement de régime offrira de nombreuses opportunités aux sociétés tunisiennes dans le secteur des biens et services », juge l’économiste Moncef Cheikh-Rouhou. Entreprises du bâtiment, sociétés médicales et informatiques pourraient en effet trouver chez le voisin un réservoir de croissance encore largement inexploité.

3. Désenclaver les régions

Jadis grenier de l’empire romain, le centre de la Tunisie fait aujourd’hui pâle figure. Ses habitants ont été les principales victimes de la politique de l’ex-président Ben Ali, qui ne leur consacrait que 20 % du budget de l’État. Routes défoncées ou inexistantes, hôpitaux à l’abandon, accès à l’eau potable non généralisé… Les gouvernorats de Kasserine, de Sidi Bouzid ou du Kef vivent une incurie permanente. Déjà en 2008, la population du bassin minier de Gafsa avait courageusement manifesté son ras-le-bol.

80% du budget de l’Etat était réservé aux régions côtières.

Conscient du retard pris par les provinces intérieures et de l’exaspération de leurs habitants, le gouvernement provisoire a annoncé au printemps qu’il allait inverser dès cette année l’ancienne répartition des deniers publics. Mais à plus long terme, seule une décentralisation du pouvoir semble en mesure de changer les choses. Pour Elyes Jouini, « ce principe pourrait être inscrit dans la Constitution pour que les régions puissent se prendre en main ». Quant à favoriser l’implantation de nouvelles entreprises grâce à des cadeaux fiscaux, « cela ne suffira pas », prévient-il. Pour l’ancien ministre, la priorité doit être donnée au désenclavement des zones défavorisées. Un chantier soutenu notamment par la BAD, dont les financements serviront à la construction de l’autoroute entre Gabès et Ras el-Jdir, à la frontière libyenne. Pour Mehdi Tekaya, associé de la société d’informatique Oxia, « il faut peut-être réfléchir à une spécialisation par région. Pour nos métiers, s’implanter en pionnier dans une zone reculée est impossible. Nous avons besoin de tout un écosystème ».

4. Relancer le secteur touristique

Insécurité, mouvements sociaux, conflit libyen et attentat de Marrakech… Rien n’aura été épargné cette année au secteur touristique tunisien. Les réservations seraient en repli de 60 % pour la saison estivale. Pis, selon Elyes Jouini, les recettes accuseraient une chute dramatique de 80 % par rapport à 2010. Une catastrophe sans précédent pour une industrie qui fait vivre directement et indirectement plus de 1,5 million de Tunisiens. Au centre des récriminations des professionnels : la lenteur du gouvernement à débloquer des aides pour assurer la survie des entreprises. « Sur 104 hôtels à Sousse et Port el-Kantaoui, 30 ont fermé ; 5 000 emplois sont menacés, alors que 5 000 autres personnes n’ont toujours pas repris le travail à cause de la conjoncture », affirme Boubaker Bouzrara, de la Fédération régionale de l’hôtellerie. Et ce malgré les campagnes de promotion de l’Office national du tourisme tunisien (30 millions d’euros en 2011).

« Le secteur touristique est à revoir de fond en comble », avoue Mehdi Houas, ministre du Commerce et du Tourisme. L’industrie touristique tunisienne souffre d’une maladie chronique. Concentrée sur les activités balnéaires, elle n’a cessé, au cours des dernières années, de montrer ses limites en proposant une offre low cost. Incapable de se réformer, elle a vu sa rentabilité se dégrader, plaçant les hôteliers sous la coupe des voyagistes internationaux, toujours prompts à demander de plus fortes réductions. Diversifier l’offre en proposant des séjours à plus forte valeur ajoutée et intégrer une dimension culturelle aux circuits touristiques sont devenus des priorités. Un chantier dont les premiers effets sont espérés dès 2012.

5. Rassurer les investisseurs

Secoué par l’onde de choc de la révolution, le pays n’a pas encore donné tous les gages de stabilité attendus par les entreprises étrangères en quête de nouvelles opportunités. Sur les quatre premiers mois de 2011, les investissements directs étrangers ont enregistré une chute sans précédent de 24,5 % par rapport à la même période l’an passé, alors que les entreprises étrangères emploient plus de 300 000 salariés. Mais pour les dirigeants tunisiens, la situation n’est que transitoire. Après une période de flottement, le retour de la sécurité aurait rassuré nombre d’entreprises. « Je reçois tous les jours des appels de l’étranger pour me demander quelles sont les perspectives », assure Jacob Kolster, de la BAD. D’ailleurs, 65 sociétés à capitaux étrangers auraient entamé des projets d’extension.

-24,5%, c’est la chute des investissements directs à l’étranger.

Un enthousiasme que ne partage pas totalement Moncef Cheikh-Rouhou, inquiet des conséquences du report de la date de l’élection de l’Assemblée constituante au 23 octobre : « Les investisseurs réclament de la visibilité, ils ont besoin d’avoir face à eux un pouvoir légitime, élu par le peuple, pour sécuriser leur argent. Personne n’a envie de voir ses intérêts à la merci de juges corrompus. Et toutes les scories de l’ancien système n’ont pas encore disparu. » L’économiste estime en outre qu’il est urgent de stimuler l’entrepreneuriat local.

6. Renflouer les caisses de l’État

Ralentissement économique, cadeaux fiscaux, embauches dans la fonction publique… Le budget de l’État est mis à rude épreuve. « D’autant que le gouvernement a permis aux entreprises de réduire fortement le montant de leurs impôts prévisionnels, face à la perspective d’une croissance négative. Du coup, l’impact sur les rentrées fiscales est immédiat », précise Elyes Jouini. Autre sujet d’inquiétude pour l’économiste : une partie des fonds prévus pour les investissements est actuellement utilisée pour payer des dépenses courantes, dont la dette. D’où la nécessité de bénéficier d’une aide extérieure – 5 milliards de dollars par an pendant cinq ans – pour financer, entre autres, les grands projets d’infrastructures, estimés entre 10 milliards et 15 milliards de dollars.

La traque des avoirs de Ben Ali s’intensifie

Début juin, le Qatar et les Émirats arabes unis ont annoncé avoir gelé les avoirs de l’ex-président et de ses proches. L’Arabie saoudite examine l’opportunité de leur emboîter le pas. L’étau se resserre sur Ben Ali, réfugié à Djeddah où il pensait avoir trouvé un repaire inviolable. Les pays du Golfe rejoignent la longue liste des États où les biens du clan sont confisqués : France (12 millions d’euros et une trentaine de biens identifiés), Belgique (30 millions d’euros), Italie (un yacht), Suisse (49 millions d’euros), Canada (qui a adopté une nouvelle loi pour l’occasion)…Estimée entre 5 milliards et 10 milliards d’euros, la fortune du clan Ben Ali est dispersée aux quatre coins de la planète. Des avoirs auraient été repérés aux Seychelles, en Argentine et au Monténégro. Mais le plus gros du butin est probablement resté en Tunisie. Les enquêteurs y ont identifié plus de 180 entreprises appartenant à l’entourage de l’autocrate, 342 comptes bancaires et plus de 400 titres de propriétés foncières. Un état des lieux exhaustif devrait être communiqué à la mi-septembre.

Une perspective qui devrait permettre à l’État de respecter un ratio d’endettement satisfaisant, d’environ 50 % du PIB (contre 82 % pour la France). Selon Jacob Kolster, « le déficit budgétaire ne devrait pas excéder 5 % du PIB » (contre 4,5 % pour le Maroc). En outre, la Tunisie devrait aussi pouvoir compter sur la réorientation sur le bassin méditerranéen des activités de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement. Enfin, pour gérer de manière plus dynamique l’argent public et favoriser la mise en place de partenariats public-privé, le ministre des Finances Jelloul Ayed élabore actuellement le cadre réglementaire d’une future caisse des dépôts tunisienne.

7. Reconnecter les banques

Avec environ 20,5 milliards de dollars d’actifs en 2010, les principales banques tunisiennes sont loin derrière leurs consœurs égyptiennes (137 milliards) et marocaines (102 milliards). Le secteur est de plus très atomisé, avec 21 établissements, quand le Maroc en compte 25 pour une population trois fois supérieure. Compte tenu de leur taille, les banques se sont davantage concentrées sur le développement des crédits aux particuliers (+ 19,5 % par an sur la période 2003-2011) que sur le financement des entreprises (+ 4,8 % par an), explique l’ex-banquier Mohamed Chawki Abid. En outre, une partie d’entre elles ont privilégié des sociétés appartenant à l’entourage de l’ex-président Ben Ali et dont les mauvais résultats pèsent aujourd’hui sur le cours de la Bourse de Tunis, en repli de 19 % sur un an.

La rentabilité des projets soutenus pose aussi une question. « De gros investissements dans le secteur touristique n’ont pas apporté les retours attendus », explique Jacob Kolster, qui pointe également le manque de financements apportés aux PME. « Le secteur bancaire est devenu un secteur rentier. Il ne prend pas suffisamment de risques », regrette l’économiste Moncef Cheikh-Rouhou. « Il est parfois difficile de faire financer des formations ou du matériel informatique, car les banques exigent des garanties immobilières, alors qu’en France, par exemple, une entreprise peut lever de la dette uniquement sur la base de son business plan », confirme Mehdi Tekaya, d’Oxia.

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