« Cessons de jouer le jeu du Sénégal. Extradons Hissène Habré »
Clément Abaifouta est président de l’Association des victimes des crimes du régime de Hissène Habré (AVCRHH). Devant les réticences du Sénégal à juger l’ancien dictateur tchadien, il demande son extradition vers la Belgique.
Au Tchad, pendant le régime de Hissène Habré, j’étais connu comme le « fossoyeur ». Tous les jours, pendant quatre ans, j’ai été contraint d’enterrer mes compagnons de cellule, morts dans les geôles de la dictature. Vingt et un ans se sont écoulés, pendant lesquels je n’ai vécu que pour que justice soit rendue.
En décidant de reporter sine die les discussions qui devaient se tenir du 30 mai au 3 juin avec l’Union africaine (UA) sur la création de la juridiction chargée de juger l’ex-dictateur tchadien, le Sénégal a dit clairement son refus de rendre justice aux victimes.
Depuis plus de vingt ans, nous nous battons sans relâche contre l’impunité. Mais au lieu de voir notre cause entendue, nous avons eu droit à ce que l’archevêque sud-africain et Prix Nobel de la paix Desmond Tutu a qualifié d’« interminable feuilleton politico-judiciaire ».
Retour en arrière
En 2000, un juge d’instruction sénégalais a inculpé Hissène Habré, mais les Nations unies ayant dénoncé certaines ingérences politiques, les tribunaux sénégalais se sont déclarés incompétents. Nous nous sommes donc tournés vers Bruxelles et, après quatre ans d’enquête, un juge belge a lancé, en 2005, un mandat d’arrêt international contre Habré. Le Sénégal, pourtant, a refusé de l’extrader. En 2006, le Comité des Nations unies contre la torture a condamné l’immobilisme de Dakar et lui a demandé de choisir entre poursuivre ou extrader Habré. La même année, l’UA a donné mandat au Sénégal pour juger Habré « au nom de l’Afrique ». Pourtant, jusqu’en 2010, le Sénégal a refusé de commencer l’instruction judiciaire tant que les fonds nécessaires au démarrage du procès ne seraient pas débloqués.
La Cour de justice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) avait demandé au Sénégal de juger Habré dans le cadre d’un tribunal « ad hoc à caractère international ». En réponse, l’UA a présenté, en janvier 2011, un projet de création de « chambres extraordinaires », composées de juges sénégalais et internationaux sur le modèle du tribunal qui juge les Khmers rouges au Cambodge. Ce projet a été rejeté par le Sénégal, qui entend faire juger Hissène Habré par un tribunal international déconnecté de son système judiciaire, alors qu’il est évident que le budget arrêté par la communauté internationale (8,59 millions d’euros) ne permet pas de couvrir la mise en place d’une telle juridiction. Et voilà qu’au moment où l’UA présentait un nouveau projet qui tentait de satisfaire ses exigences, la délégation sénégalaise a coupé court aux discussions !
L’Union africaine est trop indulgente. Juger l’ancien dictateur tchadien est une exigence juridique aussi bien que morale.
Maintenant, il faut dire stop. Cessons de jouer le jeu du Sénégal ! Comment serait-il encore possible de nier que nos doutes étaient fondés et que le Sénégal n’a, en réalité, jamais eu l’intention de juger Habré ? Comment pourrait-il en être autrement, dès lors que Habré a utilisé les millions qu’il a dérobés dans les caisses de l’État tchadien pour s’offrir un confortable réseau de protecteurs au Sénégal ? Que deux de ses anciens avocats occupent aujourd’hui des postes clés dans le gouvernement sénégalais ?
Si le Sénégal ne juge pas Habré, il doit, en vertu de ses engagements internationaux, procéder à son extradition vers la Belgique. Le système judiciaire belge a déjà rassemblé suffisamment de preuves pour poursuivre l’ancien tyran et ainsi rendre justice aux victimes.
Les manœuvres dilatoires du président sénégalais, Abdoulaye Wade, ne peuvent plus échapper ni à ses homologues africains ni à la communauté internationale. L’UA doit cesser d’être aussi indulgente.
Évidemment, nous aurions tous préféré que Habré soit jugé en Afrique. Mais le Sénégal refuse de le poursuivre et le Tchad ne peut pas lui garantir un procès équitable. Qu’on ne nous dise pas que les Blancs doivent juger les Blancs et les Noirs les Noirs. Ce n’est plus tenable au XXIe siècle, la justice n’a pas de couleur !
La Belgique a certes un passé colonial regrettable, mais elle a les moyens d’organiser un procès équitable. Après vingt et une années d’attente, le Sénégal et l’UA doivent nous permettre de nous retrouver un jour devant un tribunal. C’est une exigence juridique. C’est une exigence morale.
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