Maroc : une révolte sans crainte, sans trêve et sans leader
Près de quatre mois après leur première marche, les protestataires au Maroc refusent de désarmer. Retour sur un mouvement qui fait écho au « printemps arabe » tout en affirmant une singularité marocaine.
En cent jours, la rue s’est imposée, parvenant à structurer le débat politique. Étudiants, chômeurs, militants – improvisés ou politisés –, utilisateurs de Facebook, petits-bourgeois des beaux quartiers, cadres aux profils lisses, gauchistes encartés ou encore barbus dogmatiques… Leurs parcours n’ont rien en commun, mais leur cri de ralliement est le même : « Mamfakinch ! » (« Pas de répit ! »).
Comment la mobilisation a-t-elle débuté ?
Née autour d’un slogan lancé sur la Toile, « Liberté, dignité, justice sociale ! », une coalition de militants de gauche, d’islamistes, de jeunes et d’indépendants appelle à manifester le 20 février. Forte du succès de cette première marche, qui lui donnera son nom, elle décide très vite de poursuivre la mobilisation « jusqu’à la satisfaction des revendications » et fixe un nouveau rendez-vous un mois plus tard. Entre-temps, des coordinations fleurissent un peu partout à travers le royaume, et le roi, Mohammed VI, annonce une réforme constitutionnelle dans son discours du 9 mars.
Un seul cri de ralliement : "Mamfakinch !"
Cette promesse ne met pas fin au mouvement, qui rassemble de plus en plus de monde, y compris des membres de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), parti gouvernemental, qui apporte un soutien logistique. Dimanche 24 avril, les marcheurs maintiennent la pression dans plus de 80 localités. Mais quatre jours plus tard, l’attentat contre le café Argana, à Marrakech, rebat les cartes. L’agitation sociale a-t-elle favorisé les salafistes ? Y a-t-il risque de confiscation du mouvement par les islamistes d’Al Adl wal Ihsane (Justice et Bienfaisance) ? Le 15 mai, la police disperse violemment un sit-in devant le siège de la Direction de la surveillance du territoire (DST), à Témara. Les 22 et 29 mai, les manifestations projetées dans les grandes villes sont étouffées dans l’œuf, et par la force. Depuis, les mobilisations ont renoué avec l’esprit bon enfant des débuts.
Pourquoi aucun leader n’émerge-t-il ?
Parti de Facebook, le Mouvement du 20 février n’a pas cherché à former de structure légale ou hiérarchique. Ses militants revendiquent cet esprit libertaire, condition d’existence, pour eux, de cette très large coalition couvrant tout le spectre politique, des conservateurs islamistes d’Al Adl wal Ihsane aux républicains de gauche d’Annahj Addimocrati (La voie démocratique). « Tous ceux, partis ou associations, qui nous ont soutenus se sont engagés à mettre de côté leur étiquette, explique Hakim Sikouk, membre de la coordination de Rabat. C’était notre condition. Ils l’ont respectée. » L’union s’est faite autour d’une plateforme sommaire que résume le jeune professeur de philosophie : « Nous voulons une Constitution démocratique, la fin de l’impunité. Nous voulons un gouvernement qui serve nos intérêts et un Parlement qui nous représente. »
Ces revendications sont exprimées, d’abord, dans une vidéo diffusée sur YouTube quelques jours avant le 20 février. Véritable acte de naissance médiatique, la vidéo fait le buzz sur les réseaux sociaux. Les militants qui y apparaissent deviennent des stars, vite proclamées leaders par des médias en quête de figures de proue. Aujourd’hui, si les membres de la coalition se défendent de tout carriérisme, la concurrence des ego attise les tensions, visibles à chacune des assemblées générales et déclinées dans les quelque 120 antennes locales.
Sans leader identifié, l’organisation ne fait cependant pas défaut pour éviter les débordements, qui sont restés limités. Les marcheurs ont ainsi formé un service d’ordre chargé d’expulser les casseurs. Ces chaînes humaines protégeant vitrines et agences bancaires ont même un côté ostentatoire, folklorique.
Qui sont les marcheurs ?
Derrière les quelques têtes connues, des milliers de soldats inconnus forment la piétaille du mouvement, qui brasse large en termes de recrutement : beaucoup de jeunes, d’étudiants et de représentants de cette classe moyenne disparate (fonctionnaires, commerçants, employés…) ont répondu à l’appel des internautes. Tous ne sont pas militants au sens classique du terme, tous n’ont même pas lu la dizaine de points qui fait office de cahier de doléances de la coordination.
L’acte fondateur : une vidéo sur YouTube qui a fait le buzz sur Internet.
Dimanche 20 février, les premiers manifestants étaient timides, tout comme les forces de l’ordre chargées de les encadrer. Recyclage d’activistes ou nouvelle génération ? Les avis sont partagés ; les itinéraires personnels aussi. « C’est la première fois que je vis une vraie expérience politique », confie Ahmed. Le cœur de cet étudiant casablancais bat à gauche, mais il n’est pas allé voter lors des législatives de 2007. « Je n’y croyais pas. Maintenant, le changement est possible. » Autre son de cloche du côté de cette quadragénaire voilée, qui revendique un passé militant à la fac : « Ce qui se passe n’est que le résultat de décennies de luttes. Les gens se sont libérés de la peur, mais ils en avaient marre depuis longtemps. »
Faut-il craindre une récupération par les islamistes ?
La rumeur accusant une main invisible de tirer les ficelles est une constante des mobilisations politiques et populaires. Cette fois, elle cible spécifiquement Al Adl wal Ihsane. L’association (non reconnue) a soutenu le mouvement par la voix de son porte-parole Fathallah Arsalane, mais, selon ses détracteurs, elle avance aussi masquée. Son leader charismatique, le cheikh Abdessalam Yassine prédisait un soulèvement, une qawma, en 2006. Cinq ans plus tard, nombre de ses disciples estiment l’heure venue. Al Adl wal Ihsane a saisi l’occasion d’exhiber le nombre et la discipline de ses adeptes, rompus au harcèlement policier et à l’action de terrain. Son travail a payé là où son activisme social lui a fait gagner le soutien des milieux populaires.
Pourtant, pour certains analystes, cette alliance de circonstance entre laïcs et barbus ne serait pas le résultat d’une manipulation, mais plutôt les prémices d’une coexistence moins dogmatique. « Le mouvement du 20 février a montré que la gauche et les islamistes sont capables de mettre de côté leurs divergences, dans un moment de transition. Il s’agit de se mettre d’accord sur les règles d’une compétition politique démocratique », estime Youssef Belal, auteur de l’ouvrage Le Cheikh et le Calife, Sociologie religieuse de l’islam politique au Maroc (ENS Éditions, mai 2011).
Quels sont les liens avec l’extrême gauche ?
Contrairement à celle des islamistes, la présence de l’extrême gauche au sein du mouvement ne suscite pas de réelles craintes. Mais elle fournit une occasion de plus de le critiquer en accusant une partie (infime) de ses troupes d’agir au service d’un agenda républicain. Or l’hostilité au régime monarchique, si elle existe, est minoritaire même au sein de l’extrême gauche marocaine. « Plus intéressant est le rôle d’intermédiaire qu’a joué cette gauche non gouvernementale dans l’encadrement, l’accompagnement, voire la protection des “jeunes du 20” », comme les appelle affectueusement une militante des droits de l’homme. Et de rappeler le rôle de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), du Parti de l’avant-garde démocratique socialiste (PADS), du Parti socialiste unifié (PSU) et d’Annahj Addimocrati qui ont été les premiers à soutenir l’appel du 20 février.
Ces formations – rejointes par d’autres ONG de la galaxie « droit de l’hommiste » – forment dès le mois de février le Comité national d’appui au Mouvement du 20 février. Une façon de soutenir les « jeunes » sans empiéter sur leurs décisions. L’AMDH ouvre aux contestataires son siège central à Rabat pour la conférence de presse du 20 février. À Casablanca, c’est le siège local du PSU qui accueille leurs premières assemblées générales. Au-delà des officines, les leaders de la gauche non gouvernementale multiplient les prises de position, communiqués et tribunes pour défendre le changement, comme le fera l’appel « Pour une monarchie parlementaire maintenant ! », lancé le 29 mai.
Pourquoi le Sahara reste-t-il en marge ?
Aucune manifestation d’envergure dans les provinces du Sud depuis le début de l’année. Aucune antenne de la coordination à Laayoune, ville de 200 000 habitants où, il est vrai, les libertés associatives et politiques sont restreintes. Pourquoi le Sahara reste-t-il ainsi à l’écart de ce « printemps marocain » ? L’économiste Fouad Abdelmoumni, qui a travaillé comme expert sur la région, a une petite idée sur cette question, occultée par la couverture nationale et internationale du mouvement social. D’après lui, cette situation est le résultat d’une négociation entre Sahraouis et membres de la coalition. « Certains militants sahraouis projetaient de manifester à Agadir, explique-t-il. Après discussion avec les militants du 20 février sur place, ils ont accepté de se retirer parce que leur présence posait problème. » Comprenez : les indépendantistes sahraouis ont tout à gagner si le mouvement de protestation réussit, ils restent donc en marge pour éviter d’endosser le rôle d’épouvantail. En novembre 2010, les images des violences qui ont accompagné le démantèlement du campement de Gdeim Izik ont traumatisé les Marocains. Personne n’a intérêt à répéter ce scénario.
Qui est visé par les slogans ?
Même si le roi n’est pas ciblé par les manifestants, de proches collaborateurs de Mohammed VI sont ouvertement visés, dont Mohamed Mounir El Majidi, secrétaire particulier du souverain et patron du festival de musique Mawazine de Rabat, très critiqué dans des slogans aux relents populistes – « Où est parti l’argent du peuple ? Dans Mawazine et les fêtes ! »
Tous ceux qui nous ont soutenus se sont engagés à mettre de côté leur étiquette.
Les manifestants n’ont pas non plus épargné Fouad Ali El Himma, ami d’enfance du roi et fondateur du Parti Authenticité et Modernité (PAM). Accusé d’avoir voulu transposer le modèle du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) tunisien, il est devenu l’ennemi public numéro un du mouvement, qui lui a très tôt opposé un net : « El Himma, dégage ! » Depuis, l’homme a disparu de la scène publique et a même démissionné de ses responsabilités au sein de son parti. Très proche d’El Himma, Ilyas El Omari a aussi été stigmatisé. Le rejet du Premier ministre, Abbas El Fassi, ne mobilise plus autant depuis que ce dernier a lui-même appelé à des élections législatives anticipées. Tout le contraire de son ministre de la Jeunesse et des Sports, Moncef Belkhayat. Pour avoir, sur Facebook, traité les manifestants d’« ennemis de notre nation », il s’est créé des inimitiés tenaces. Depuis des semaines, blogueurs et militants se délectent des dénonciations de contrats et de marchés publics passés par son ministère, avec moult détails sur leurs bénéficiaires. Qui s’y frotte s’y pique.
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