Sénégal – Libye : une journée à Benghazi
Jusqu’à présent, aucun chef d’État ne s’était rendu dans la capitale des insurgés libyens. Tranchant avec la frilosité de l’Union africaine, le président sénégalais Abdoulaye Wade a franchi le pas, le 9 juin.
Il est le premier chef d’État à se rendre à Benghazi, la capitale de la rébellion libyenne, où siège le Conseil national de transition (CNT) présidé par Moustapha Abdeljalil, l’ancien ministre de la Justice de Kadhafi. Il est aussi l’un des deux seuls chefs d’État africains (avec son homologue gambien) à avoir reconnu, le 27 mai, le CNT comme « seul représentant légitime du peuple libyen ». Le 9 juin, Abdoulaye Wade a passé environ sept heures dans le fief des insurgés, dont il avait déjà reçu une délégation, fin mai. Récit d’un voyage éclair effectué depuis Paris, et dont le président sénégalais est rentré fatigué mais ravi.
Paris, jeudi 9 juin, 6 heures du matin
Le départ pour l’aéroport doit être groupé. La délégation officielle et les représentants de la presse sénégalaise et française (une dizaine de journalistes au total) ont rendez-vous à la résidence de l’ambassadeur du Sénégal en France, rue Vineuse. La veille, le président Wade y a reçu la visite d’Alain Juppé, le ministre français des Affaires étrangères.
Sont du voyage : Karim Wade, le fils du chef de l’État, Madické Niang, son ministre des Affaires étrangères, Marie-Luce Skraburski, sa conseillère en communication (de l’agence française Image Sept) et d’autres conseillers. Côté libyen, est également présent le corpulent Mansour Sayf-Alnasr, un homme d’affaires francophone, membre du CNT. Plusieurs membres de la sécurité sénégalaise ainsi que quelques Français escortent le convoi jusqu’à l’aéroport du Bourget.
Le Bourget, vers 8 heures
La délégation embarque à bord de La Pointe de Sarène, l’ancien Airbus de Sarkozy devenu l’avion officiel de la République sénégalaise. Wade, costume gris clair et cravate rouge, vient saluer ses hôtes. On ne le reverra plus du voyage. Les traits tirés, il se retire dans sa cabine privée, équipée d’un lit.
Soudain, quelque part au-dessus de la Méditerranée, l’avion pénètre dans la zone d’exclusion aérienne. « Regardez à votre gauche, un Mirage nous escorte, et c’est une femme qui est aux commandes », indique le pilote. En réalité, ce sont deux Mirage français qui volent, un de chaque côté de l’Airbus présidentiel. Les appareils font leur show, montent, descendent, se rapprochent, puis, une fois passé la zone à risques, inclinent plusieurs fois les ailes en signe d’au revoir.
Benghazi, 11 h 20
Depuis l’avion, on devine les formes d’une ville très étendue. Benghazi, 631 000 habitants (1,1 million en comptant les faubourgs), la capitale de la Cyrénaïque, à 670 km à l’est de Tripoli.
Flanqué d’une petite délégation, Moustapha Abdeljalil, le président du Conseil national de transition, accueille Abdoulaye Wade à la descente de l’avion, sous une chaleur écrasante. Direction : le siège du CNT. On s’y rend entourés de voitures de police arborant le drapeau noir, rouge, vert des insurgés (celui qui avait cours avant la prise du pouvoir par Kadhafi en 1969), toutes sirènes hurlantes. La circulation a été bloquée. Les policiers, très souriants, font des signes de la main amicaux tout au long du chemin. Après avoir traversé des quartiers très pauvres, aux logements dégradés mais qui n’ont que fort peu été touchés par la guerre, les voitures s’arrêtent devant ce qui a dû être un gouvernorat et qui est, depuis environ un mois, le siège des rebelles.
Wade s’engouffre dans le hall, où l’attend une délégation restreinte, dirigée par Abdeljalil. Les Sénégalais et les Libyens s’enferment dans un salon pour une bonne heure de discussion. Suit une deuxième réunion, à peine plus courte, cette fois en présence du CNT élargi. On procède au traditionnel échange de cadeaux. Wade offre son livre, Une vie pour l’Afrique, traduit en arabe ; ses hôtes lui font présent d’un tableau représentant Omar al-Moktar, le héros de la résistance libyenne lors de la guerre avec l’Italie (1911).
Retour dans le grand hall. Le discours d’Abdeljalil est suivi par une intervention plus longue de Wade. Après s’être félicité de ce que le Sénégal a atteint l’autosuffisance alimentaire et s’est doté d’infrastructures de qualité, il en vient au fait. S’adressant directement à Kadhafi – et le tutoyant – il lance : « Tu es arrivé au pouvoir par un coup d’État il y a plus de quarante ans, tu n’as jamais fait d’élections […]. Tout le monde sait que c’est une dictature que tu as établie. Je te regarde maintenant dans les yeux. Il faut arrêter les dégâts, les tueries et les massacres. Dans l’intérêt du peuple libyen, il faut te retirer de la politique. Plus tôt tu partiras, mieux ça vaudra. »
Peu auparavant, devant la presse, Wade avait asséné : « À l’Union africaine, je suis le seul qui peut lui parler, lui dire la vérité car je suis le seul qui ne lui doit rien. » Ses pairs apprécieront… Singulièrement complaisants à l’égard du « Guide » depuis le début de la crise, ils n’en commencent pas moins à tourner casaque, voire, pour le président mauritanien Mohamed Ould Abdelaziz, à lâcher carrément Kadhafi.
L’Afrique, justement, peut-elle servir de modèle à une Libye en pleine transition politique ? À Wade, qui cite en exemple les conférences nationales africaines, Abdeljalil répond que le CNT pourrait s’en inspirer. Wade a également proposé à ses interlocuteurs d’organiser un forum international sur le sol africain, qui s’intitulerait « La Libye aujourd’hui et demain », réunissant les amis du CNT et toutes les « bonnes volontés » désireuses de lui apporter un soutien politique et financier.
Place de la Révolution, 16 heures
Les affamés en seront pour leurs frais. Le président sénégalais ayant l’intention de prononcer un discours sur la place de la Révolution, le déjeuner est annulé. On a beau lui objecter qu’à cette heure et par cette chaleur il ne rencontrera pas grand monde, il insiste pour aller au contact de la population. En chemin, on passe devant une vaste demeure en ruines – « cette maison appartenait à Kadhafi, on s’est beaucoup battus autour avec sa police », raconte un membre du service de sécurité. La guerre a laissé peu de traces : quelques bâtiments endommagés, tout au plus. Partout, des grandes affiches à la gloire de la liberté, des tags et des graffitis en arabe et parfois en anglais : « We want real democracy », « No more tyrant », « Kadhafi, game is over ».
Lorsque Wade arrive sur les lieux, une poignée de jeunes, à l’évidence mobilisés à la hâte, brandissent des posters à son effigie et des petits drapeaux sénégalais. Entouré d’une nuée de gardes du corps, le président descend de sa voiture, constate qu’il n’y a pas foule, fait un salut de la main… et rentre dans sa voiture.
Dans l’avion du retour, vers 18 heures
C’est le moment des confidences. Après s’être reposé environ une heure, Wade reçoit les journalistes un à un. Depuis le 19 mars, date du début des frappes de la coalition occidentale, il a, dit-il, parlé trois fois au téléphone à Mouammar Kadhafi. « La dernière fois, c’était en mai, précise-t-il. Depuis, il n’a pas bougé d’un iota. Au début, il ne s’attendait pas à ce que les Occidentaux se montrent aussi déterminés et il pensait pouvoir écraser la rébellion. Maintenant, je sais, à l’entendre, qu’il est conscient qu’il n’y a pas de solution militaire. Mais je pense qu’il a fini par croire qu’il a une mission divine. Il attend un miracle pour se sortir de là. »
Nous rentrons dans la zone d’exclusion aérienne : comme lors du voyage aller, les Mirage français nous accompagnent un moment. Wade poursuit : « Quand le président français est monté en première ligne, Kadhafi m’a dit au téléphone : “Dis à Sarkozy que, s’il arrête tout ça, je lui achète des centrales nucléaires, je lui donne du pétrole, tout ce qu’il veut.” »
À propos de l’Union africaine, le chef de l’État sénégalais se montre sinon critique, du moins dubitatif. « J’ai conseillé à plusieurs reprises à Kadhafi de quitter le pouvoir avant que la Cour pénale internationale ne se saisisse de son cas, mais il ne m’a jamais répondu car il a toujours considéré qu’il était protégé par l’UA. » Si l’organisation avait, dès le début de la crise, demandé au numéro un libyen de partir, l’Otan aurait certainement suspendu ses frappes et laissé une chance à une médiation africaine, estime le président sénégalais. Lors du sommet de Malabo, à la fin de juin, il n’envisage pas de prendre une initiative générale, inefficace à ses yeux, mais « d’aller convaincre certains chefs d’État africains de reconnaître le CNT ».
Évoquant ses initiatives diplomatiques et le « printemps arabe », Wade confie qu’il avait offert l’asile politique à Ali Abdallah Saleh, le président du Yémen, qui a été blessé quarante-huit heures après son coup de fil. Sollicité à plusieurs reprises, le Syrien Bachar al-Assad, lui, n’a pas jugé bon de décrocher son téléphone.
Sur le tarmac du Bourget, où son avion a atterri vers 21 heures, le chef de l’État sénégalais s’éloigne pour téléphoner au roi Abdallah d’Arabie saoudite. Le soir tombe, tandis qu’il lui annonce qu’il se rendra bientôt dans son pays pour y faire sa omra, le « petit pèlerinage ».
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Vincent Fournier, envoyé spécial, avec Joséphine Dedet
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