Yadh Ben Achour : « Rien ne sera plus comme avant en Tunisie »
Le président de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, Yadh Ben Achour, revient sur les étapes conduisant aux premières élections libres de l’histoire de la Tunisie. Et appelle à la vigilance, alors que les partis se divisent sur la date de l’élection d’une Assemblée Constituante.
Humaniste d’une droiture exemplaire, éminent juriste, Yadh Ben Achour, 66 ans, a accepté, au lendemain de la révolution, d’assumer la lourde tâche de planter l’architecture juridique d’une transition démocratique en prenant la tête de la Commission des réformes politiques. Laquelle fusionnera ensuite avec le Comité de défense de la révolution pour donner naissance à la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. En février, il confiait sur son blog que « le peuple tunisien a révélé, au cours des derniers événements, que l’idée démocratique n’était ni occidentale ni orientale, ni du Nord ni du Sud, qu’elle dépassait les territoires et les frontières et qu’elle était constitutive de notre humanité ». Depuis, le président de la Haute Instance – véritable terreau de la démocratie tunisienne – veille avec fermeté et sans déroger à ses convictions au bon déroulement de la phase transitoire pour que la démocratie sorte vainqueur de l’élection de la future Constituante, premier scrutin transparent et pluraliste de l’histoire du pays.
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Jeune Afrique : La Haute Instance indépendante pour les élections (HIIE) a proposé de reporter au 16 octobre l’élection de la Constituante, tandis que le gouvernement voulait, dans un premier temps, maintenir la date du 24 juillet. Quelle est votre position ?
Yadh Ben Achour : J’observe que le gouvernement a simplement recommandé à la HIIE de s’en tenir au 24 juillet. Je soutiens la position de la HIIE, que nous avons élue et à qui nous faisons confiance. Il s’agit de personnalités indépendantes dont la probité ne peut être mise en doute. Elles disposent des données de terrain et leurs conclusions sur la faisabilité technique des élections doivent absolument être prises en compte. Il faut rappeler que la date du 24 juillet a été fixée quand il était question d’une élection présidentielle, beaucoup plus facile à organiser que celle d’une Constituante. Mais à l’impossible nul n’est tenu, surtout quand il s’agit d’assurer la réussite d’élections démocratiques. Il faut sensibiliser l’opinion publique à cet enjeu. Si on le lui explique honnêtement, un peuple qui a patienté vingt-trois ans n’aura aucune peine à attendre quelques semaines ou même quelques mois de plus. Il ne faut surtout pas laisser croire que ce report serait motivé par des finalités politiques.
De par sa composition – partis, membres de la société civile, indépendants –, la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution est-elle le premier espace d’expression démocratique de l’après-14 janvier ?
Oui, tout à fait, même si, initialement, elle n’était qu’une commission plutôt technique composée de juristes. Malgré les critiques, c’est réellement la première expérience démocratique de l’histoire de la Tunisie indépendante.
Je suis plus que jamais favorable au report de l’élection de la Constituante.
Les débuts de la Haute Instance ont été difficiles…
Le 17 mars, la première réunion de la Haute Instance a été ahurissante. Dès les premiers instants, nous avons essuyé un feu nourri de critiques. Les partis ont tiré à hue et à dia pour décrier la représentativité de l’assemblée et refuser de discuter le projet de la loi électorale qui leur avait été remis, ce qui nous a conduits à revoir la composition du conseil de la Haute Instance en renforçant la représentation des partis et de l’UGTT et en l’élargissant aux régions et aux jeunes. Après trois longues séances de critiques, nous avons réussi à entamer le travail autour de la loi électorale préparée par les juristes. Tous les décrets-lois ont été le produit de négociations pointilleuses où chacun a eu son mot à dire. Le 11 avril, par quatre votes séparés, nous avons adopté le texte de la loi électorale. Une réussite presque miraculeuse au vu des difficultés de démarrage.
Quelles sont les priorités de la Haute Instance ?
Il s’est agi, jusque-là, de préparer le code électoral et d’élaborer l’ensemble des textes se rapportant aux élections, dont un décret-loi relatif à la HIIE, un autre sur la loi électorale proprement dite, base des élections de juillet, et enfin les cinq décrets d’application de la loi électorale, dont l’un détermine les circonscriptions électorales. Nous avons ensuite passé le relais, pour la phase opérationnelle, à la HIIE, que nous avons élue le 18 mai. C’est elle qui organisera, surveillera et supervisera le scrutin. Actuellement, nous travaillons à un pacte républicain qui déterminera les principes et les règles d’une compétition démocratique. C’est un engagement sur le respect des principes d’une démocratie participative : parité hommes-femmes, prohibition absolue de la violence et de ses dérivés (chantage, pressions). Ce document est très important. Il existe des partis radicaux hostiles au principe même de la démocratie. Ces partis doivent être bannis.
À force de consensus, ce pacte républicain ne risque-t-il pas d’être sans substance ?
C’est le risque, mais nous devons avoir un standard minimum pour préserver les acquis de la liberté, la parité et prohiber la violence.
Comment sont les rapports de la Haute Instance avec le Premier ministre ?
Il y a eu des hauts et des bas. Ces derniers concernent des divergences sur l’article 15 de la loi électorale, portant sur l’inéligibilité des membres de l’ancien régime, qui divisait l’opinion publique et que le gouvernement a rejeté. Mais le Premier ministre, Béji Caïd Essebsi, a eu l’intelligence de venir s’expliquer devant le conseil. C’est une expérience extraordinaire de pratique démocratique que de pouvoir demander au gouvernement de justifier des prises de décision dans un esprit de critique constructive. Des hauts également, comme lorsque nous avons serré les rangs avec le peuple tunisien, l’armée et le gouvernement après les événements terroristes de Rouhia. Notre but n’est pas d’être en porte-à-faux par rapport à la politique du gouvernement, mais de l’aider à défendre les objectifs du 14 janvier.
Quelles difficultés a-t-il fallu surmonter pour établir la loi électorale pour la Constituante ?
Cette loi est la première loi démocratique en Tunisie et porte sur un acte majeur : l’élection d’une Constituante chargée d’élaborer la Constitution de la IInde République. La loi électorale, dans sa première version, a été préparée par les juristes. Des débats se sont engagés autour du mode de scrutin – qui a beaucoup divisé –, de la parité et de l’article 15. Il a fallu choisir, parmi les différents modes de scrutin, celui qui ne pénaliserait aucun des acteurs électoraux. Alors qu’il y avait un consensus sur la parité, il restait à déterminer si on en faisait une règle obligatoire ou facultative. On a décidé qu’elle serait obligatoire, ce qui est une première mondiale.
Quels sont les problèmes posés par l’article 15 ?
Celui-ci prévoyait que ne pourraient pas être candidats à l’élection de la Constituante tous ceux qui ont exercé des responsabilités dans les instances du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, ex-parti au pouvoir) au cours des vingt-trois dernières années, ainsi que les anciens ministres RCD de Ben Ali. Cet article 15 a gêné le gouvernement. J’ai expliqué au Premier ministre et à d’autres ministres que c’était une mesure symbolique qui visait à faire assumer à ce parti la responsabilité historique qui était la sienne durant la dictature. Ce parti est objectivement responsable du délabrement social, de l’oppression et de la corruption généralisée. L’article 15 ne visait pas les militants, mais la direction du parti. Le débat créé par l’article 15 est significatif de la confrontation entre la légitimité révolutionnaire et l’ordre ancien. Pour une partie de l’opinion, le gouvernement a donné – involontairement – l’impression de défendre les droits de l’ordre ancien. Nous avons finalement réussi à trouver un modus vivendi sur cette question, et la loi électorale a fini par être promulguée.
La parité n’est-elle pas une avancée risquée, certains partis, déjà organisés, pouvant afficher une parité de façade ?
Elle risque de créer des difficultés pour quelques formations politiques, surtout dans certaines régions. Mais c’est un parti pris qui s’inscrit dans la droite ligne des grands acquis du pays et de la pensée réformiste tunisienne, comme celle de Tahar Haddad. Il ne faut pas oublier que cette révolution démocratique a été précédée d’une révolution sociale, celle des réformes apportées par le code du statut personnel et de la famille, car c’est bien le noyau de la famille qui impulse la réussite d’une société.
Le mode de scrutin semble assez complexe. Comment le rendre compréhensible par tous ?
Nous avons adopté le système de liste à la proportionnelle avec répartition au plus fort reste. Il donne aux partis ainsi qu’aux indépendants un maximum de chances. Il faudra que l’électeur choisisse entre plusieurs listes. Le gouvernement, les partis et la société civile ont un rôle à jouer dans la sensibilisation aux enjeux des élections, mais aussi dans leur déroulement.
Comment garantir des élections transparentes ?
La loi électorale donne des garanties à tous les niveaux. Mais la principale garantie est que l’ensemble est placé sous la supervision d’une instance vraiment indépendante qui n’implique aucune administration classique. En dernier ressort, notre véritable garant est la vigilance de la société civile elle-même et de la presse.
La parité hommes-femmes s’inscrit dans la droite ligne de la pensée réformiste.
Comment voteront les expatriés ?
C’est une opération complexe, d’autant que nous n’y sommes pas habitués et que la présence des Tunisiens à l’étranger est très disparate. Si en France et en Italie nous pouvons constituer des circonscriptions électorales, aux États-Unis et au Canada la population tunisienne n’est pas en nombre suffisant pour une telle opération. C’est encore une fois un problème technique. Autre difficulté : la connexion des données électorales à l’étranger avec le système informatique national. Cela relève de l’ingénierie et non pas du politique.
A-t-on aujourd’hui les moyens de contrôler le financement des partis ? Le cadre juridique de ce financement ne doit-il pas être revu ?
Nous préparons une élection et, par conséquent, nous avons statué sur le financement de la campagne électorale. Nous n’avons pas approuvé de lois sur les partis politiques et leur financement. Cela aurait dû être fait. La commission des juristes a un projet en ce sens, ainsi que sur les associations et la liberté des médias. Nous pourrions les examiner si le conseil le décide. La règle pour le financement de la campagne électorale est que celui-ci est public, mais plafonné. Il reste à définir le taux de l’indemnité que recevra chaque liste.
Y aura-t-il des recours contre l’inéligibilité ?
Absolument. Nous avons prévu un contentieux des listes des candidats ; tout peut être contesté.
Quelle est votre position personnelle sur l’exclusion ?
La réconciliation nationale fait partie de nos objectifs. Beaucoup de militants RCD ont été menacés, trompés, achetés, induits en erreur. Le pardon est le secret de l’unité. Mais il faudra juger certains responsables, surtout ceux qui se sont rendus coupables d’actes criminels. Indépendamment de cette question du RCD, il va falloir ouvrir le dossier des tortionnaires. Le tortionnaire est la figure la plus abominable de l’humanité. Ce ne sera pas forcément sur le plan pénal, mais ils devront s’expliquer sur leurs crimes et demander le pardon devant des comités qui pourraient être de type « équité et réconciliation » [au Maroc, NDLR]. Il faut écouter les victimes et leurs familles, obliger les criminels à assumer leurs responsabilités, au moins dans l’aveu de leurs crimes.
Il faudra aussi assainir les pratiques policières, expliquer aux forces de sécurité que les choses ont changé et qu’elles ne pourront plus utiliser les mêmes méthodes, celles de la délation, des écoutes irrégulières, du harcèlement, de la fabrication de fausses preuves pour des procès iniques. Paradoxalement, Ben Ali aura réussi à faire d’une partie d’un corps chargé de protéger la société une institution criminelle.
Comment avez-vous vécu le 14 janvier ?
Le 14 janvier a été pour moi une date importante à double titre. Je mariais ma fille ce jour-là, et la fête familiale a tourné à une célébration patriotique qui s’est conclue par l’hymne national. L’émotion était démultipliée.
Comment jugez-vous les vingt-trois ans de règne de Ben Ali ? Que du négatif ?
Objectivement, il y a eu quelques réformes positives, comme celles touchant au code de la famille, mais son manque d’intelligence a fait que le négatif a englouti tout le reste. Dans la mémoire collective, c’est ce qui prédomine.
Faut-il juger Ben Ali ?
Oui, il faut qu’il réponde de ses actes. Il incombe au gouvernement d’user de tous les ressorts de la diplomatie et des liens d’amitiés avec l’Arabie saoudite pour obtenir l’extradition de Ben Ali, tout en garantissant une justice équilibrée, sans cruauté, pour que cet homme, responsable des maux de notre société, soit jugé en Tunisie.
La montée en puissance d’Ennahdha inquiète. Faut-il avoir peur des islamistes ?
Peur, non, mais il faut rester extrêmement vigilant. L’essentiel est acquis : le peuple ne laissera plus jamais faire les gouvernants à leur guise, et le gouvernant, quel qu’il soit, devra en tenir compte. Les mentalités ont radicalement changé et le peuple veille. Ce qui est sûr, c’est que nous ne laisserons plus faire, quels que soient les résultats de ces élections. Rien ne sera plus comme avant. La Tunisie en a définitivement fini avec la dictature.
Il faut tout faire pour obtenir l’extradition de Ben Ali et le traduire en justice.
L’heure est à la méfiance généralisée, à la chasse aux sorcières et à la surenchère. Comment dépasser cette phase ?
La réussite d’une révolution comme celle de la Tunisie consiste, sans extirper l’ancien, à en modifier les représentations, les méthodes, les visions, les idées politiques. On ne peut éliminer une large frange de la population. Opérer un travail d’assainissement et de réaménagement au sein de la police, de la justice et de l’université ne peut se faire que sur le long terme, mais sans chasse aux sorcières, ni violence, ni vengeance.
Quel type de régime la future Constitution doit-elle, selon vous, consacrer ? Parlementaire ou présidentiel ? Comment éviter les écueils de l’instabilité chronique (dans le premier cas) et de la personnalisation du pouvoir (dans le second) ?
Ces deux types de régime sont équivalents. Le mieux pour la Tunisie serait un régime mixte, qui synthétise les avantages des deux systèmes, et assure la stabilité du pays et l’équilibre des pouvoirs.
Quel est le principal danger qui menace la transition démocratique ?
Les extrémismes et la violence. Certes, les perturbations sont inhérentes à toute phase transitoire. Une société ne sort pas indemne de plusieurs années de dictature. Les gens veulent leurs droits immédiatement et utilisent à tort et à travers des moyens radicaux, comme les grèves ininterrompues. L’ordre public n’est pas bien assuré, parce que le sort de la police est indéterminé. Mais, sur ce plan, d’énormes progrès ont été réalisés. Dans l’administration, dans la justice, dans la police, l’ordre ancien est toujours là. Il faut faire avec.
Il y a deux types de révolution : celle qui dispose d’une direction avec des leaders et celle, cas très rare dans l’Histoire, dont le seul acteur est le peuple, sans aucun encadrement. Dans la première, on fait tomber des têtes, comme l’a fait le Comité de salut public au cours de la Révolution française. Dans la seconde, l’ordre ancien est toujours là et gouverne. Mais la révolution tunisienne a une double exigence très claire : le recouvrement de la dignité et la démocratie. Le paradoxe est que le nouvel ordre politique n’est pas encore vraiment enraciné parce que l’ancien ordre, totalement discrédité, tient encore la barre en partie. Mais c’est quand même une révolution car tout cela est en train de changer. Pour preuve, les excuses publiques télévisées de ce haut gradé de la police, après des dérapages des forces de l’ordre, qui a expliqué qu’elles avaient besoin d’une période d’adaptation pour être plus professionnelles et opérationnelles. J’ai eu l’impression de rêver. C’est l’avènement d’une police républicaine et la fin d’une police dictatoriale. Avec les mêmes hommes, le nouvel ordre est en train de prendre forme, et il en est ainsi car nous avons tous, d’une manière ou d’une autre, appartenu à l’ordre ancien.
Nous devons assainir et réaménager, mais sans tomber dans la chasse aux sorcières.
Pensez-vous que les Tunisiens soient prêts à exercer leur citoyenneté ?
Un peuple qui, au nom de sa dignité, a renversé une dictature aussi féroce est un peuple prêt pour la citoyenneté démocratique. En outre, la jeunesse nous donne de grands motifs d’espoir, comme j’ai pu le constater à l’occasion de tous mes déplacements à travers le pays et au sein même de la Haute Instance, où siègent de jeunes représentants des régions.
La révolution tunisienne a-t-elle choisi une voie plus difficile que l’Égypte ?
Peut-être, mais c’est celle qui aboutira au meilleur résultat, car elle permettra une « grande lessive ». Sans vouloir critiquer l’Égypte, le fait est que le rôle de l’armée, depuis 1952, est prépondérant. La voie choisie par la Tunisie est difficile, mais c’est celle qui nous permettra de nous réconcilier avec nous-mêmes.
Ressentez-vous une responsabilité devant l’Histoire, la révolution tunisienne ayant réveillé le monde arabe ?
La Tunisie a été le premier pays arabe à déclencher une vraie révolution démocratique, qui, depuis, s’est propagée de manière vertigineuse. Mais il n’était pas dans l’intention des Tunisiens d’exporter leur révolution. L’Histoire en a décidé autrement.
La Tunisie dans deux ans ?
Un pays ayant réussi à négocier le passage vers la démocratie.
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Propos recueillis à Tunis par Frida Dahmani
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