Ray Lema : « Les Congolais se sont repliés sur eux-mêmes »
À l’occasion de la sortie de son nouvel album, le pianiste Ray Lema revient sur sa musique, son pays d’adoption – la France –, mais aussi la République démocratique du Congo, où il ne s’est pas rendu depuis plus de trente ans… Sans complaisance.
Dans l’univers de la musique congolaise, Raymond Lema a Nsi, dit Ray Lema, est un cas à part. C’est le seul pianiste, et son art se nourrit de toutes les sèves du monde. En plus, il ne se prend pas pour une star, une vedette : il est tout simplement musicien. Établi en France depuis trois décennies, Ray Lema ne cesse de parcourir le monde et de multiplier les expériences avec ses frères en musique. Blues, jazz, classique, rock, rythmes congolais traditionnels ou modernes, rien ne lui est étranger. Pour lui, un instrumentiste doit faire la somme de nombreuses musiques en vue de connaître les arcanes d’un instrument. Il peut ainsi, en caressant les touches de son piano, trouver le son le plus pur, celui qui correspond à sa vision de l’art : la perfection. Dans son nouvel album, 99, Lema fait honneur à sa réputation de grand. Et son éclectisme, qui va des sons brésiliens au reggae, en passant par la rythmique congolaise ou le jazz, en sort renforcé. Et puis, en toute modestie, Ray Lema dévoile une autre facette : c’est un homme de convictions qui a horreur de la langue de bois.
Jeune Afrique : Votre nouvel album a pour titre un nombre : 99. En France, ce nombre désigne les étrangers. Qu’y a-t-il derrière ce titre ?
Ray Lema : Le nombre 99 ne s’applique pas uniquement aux étrangers qui sont établis en France. Il sert aussi à désigner les Français nés à l’étranger. J’ai choisi ce titre pour saluer ma famille 99 qui est vaste et diverse. Elle apporte beaucoup de richesses à la France, quoi qu’en pensent certains. Je dénonce un peu ce système français qui nous cause beaucoup de tracasseries. Nous avons acquis la nationalité française, nous travaillons dur, nous payons des impôts. Et nous contribuons à la richesse tant matérielle que culturelle de ce pays. Il est énervant de voir que le fait d’être 99 vous met à la merci de petits fonctionnaires qui abusent de leur pouvoir pour vous humilier sans état d’âme. D’où ce double sentiment : la fierté d’appartenir à la France et la frustration de constater qu’on n’est pas traité comme un Français à part entière.
En suivant votre parcours, on note que vous êtes parti du Zaïre, à l’époque, pour les États-Unis, avant de vous retrouver en France. Pourquoi n’êtes-vous pas resté aux États-Unis ?
Les États-Unis sont une sorte d’État-continent. Quand on y vit, on a l’impression de n’avoir aucun regard sur le monde extérieur. C’est un pays très narcissique. Le fait pour les Américains de se considérer comme les premiers au monde a une conséquence : ils ne sont pas attentifs à ce qui se passe ailleurs. Tout compte fait, ils se retrouvent non pas au centre du monde, mais plutôt à sa périphérie. Spirituellement, c’est une expérience que j’ai refusé de vivre.
Pourtant, vos racines musicales, tout en étant congolaises, sont aussi américaines…
C’est vrai. Mais elles sont également en partie européennes, parce que j’ai beaucoup travaillé la musique classique dans ma vie, arabes et asiatiques. Je suis simplement et humblement un humain qui vit de façon libre sa culture universelle. Il ne me coûte aucun effort de passer d’un mode gnawa à un mode blues, d’une harmonie classique à une rythmique traditionnelle congolaise. Lorsque j’étais le directeur musical du Ballet national du Zaïre, j’ai eu la chance de voyager à travers le pays et de pouvoir me rendre compte de son immense richesse musicale.
Dans 99, vous revenez à la musique traditionnelle du Kasaï. Qu’a-t-elle de particulier ?
L’ethnie luba du Kasaï est très importante pour moi, car elle est la seule à avoir les deux modes musicaux traditionnels. Ils ont des balafons, des sanzas, et ce sont des grands vocalistes. Du coup, les harmonies modales sont clairement énoncées. Pour diriger le Ballet national et comprendre les modes traditionnels, je me suis beaucoup fondé sur l’étude des Lubas. J’ai une dette culturelle envers eux et je ne rate pas la moindre occasion de la payer à travers mon travail.
Ouvert sur le monde, vous êtes pourtant méconnu du grand public congolais. Comment l’expliquer ?
Ce qu’on appelle la musique congolaise est le premier style musical à s’être exporté hors du pays. Les Congolais se sont repliés sur eux-mêmes, sur cette musique populaire, sans se rendre compte que le train du monde continue de rouler. Cela me dérange beaucoup. Moi qui ai travaillé avec une variété d’ethnies, qui connais leurs trésors musicaux, j’ai l’impression de n’avoir à faire qu’à une seule ethnie. La musique congolaise est basée sur trois accords. Dès que vous en ajoutez un quatrième, le chanteur est perdu parce que son oreille n’a pas été éduquée dans ce sens. C’est dommage !
Certains prétendent que la musique congolaise est en déclin. Qu’en pensez-vous ?
Quand on devient artiste, on a des rêves personnels. Selon ce que je sais, il y a au Congo des artistes dont le seul rêve est d’acquérir, à Paris, une veste griffée. Je regarde cela avec beaucoup de fascination parce qu’au moment où certains jeunes rêvent d’aller sur Mars, d’autres ne pensent qu’à des fringues de marque ! C’est juste un problème d’éducation.
Parmi les objets qu’on trouve dans votre studio, il y a une photo de Joseph Kabasele Tshamala, l’auteur d’Indépendance Cha Cha. Que représente-t-il pour vous ?
Ce monsieur fait partie de mes débuts en musique. J’ai pu l’approcher. Il m’a beaucoup impressionné car il ne vivait pas la musique comme les vedettes congolaises d’aujourd’hui. Il était instruit et pouvait discuter de n’importe quel sujet avec beaucoup de maturité. C’était un humain épanoui. J’allais souvent chez lui à Limete [l’une des communes de Kinshasa, NDLR] pour discuter. Il m’a appris un tas de choses. Il reste un modèle.
Vous n’êtes plus rentré au Congo depuis trente-deux ans. Est-ce une rupture ?
Pas du tout. Je me sens toujours, sinon davantage, congolais. Mais j’aimerais pouvoir être utile au Congo sans prendre de risques inutiles.
C’est-à-dire ?
Les pouvoirs africains sont très énervés dès que vous leur posez des problèmes auxquels ils ne sont pas habitués. Ils ont alors l’impression que vous ne les aimez pas, que vous voulez les renverser… C’est là que mon côté français se manifeste. Ici, nous avons l’habitude de discuter, de poser des questions, sans haine. J’aime tourner le couteau dans la plaie sans avoir peur. En Afrique, les hommes au pouvoir sont encore très susceptibles. Ils pensent que leur tenir tête est un crime de lèse-majesté. À cause de cela, beaucoup de cerveaux africains, dans tous les domaines, préfèrent quitter le continent.
Ce que vous refusez, c’est de devenir, comme certains de vos confrères, un « griot » ?
Le griot, donc, le chantre du patron. Chanter le chef, c’est presque dans notre culture. Nous ne pouvons pas, nous Africains, refuser de nous ouvrir à la culture internationale et rester confinés dans nos réalités, surtout au niveau de la conception du pouvoir. Souvent, nos chefs pensent qu’ils sont le choix de Dieu. Du coup, le peuple se confond en salamalecs. Ce qui nuit au bon fonctionnement des pays.
Votre discours est très politique…
Ce n’est même pas de la politique. J’estime qu’à 65 ans j’ai assez vécu pour me sentir responsable. J’aimerais que nos dirigeants nous considèrent comme tels. Si vous refusez de vous prosterner devant eux, ils pensent que vous êtes un problème.
En République démocratique du Congo, la Constitution a été modifiée pour que la présidentielle soit à un tour. Il y a un grand besoin de financements extérieurs. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
De l’énervement. Je pense que le jeune homme qui est au pouvoir n’est pas au courant de la marche du monde. Il n’a aucun rêve, aucune ambition pour son pays. Je n’ai pas l’impression qu’il ait compris que c’est un pays énorme, avec beaucoup de richesses, notamment culturelles. Il ne laissera pas un souvenir impérissable aux Congolais.
À 65 ans, avez-vous encore des rêves ?
Je rêve de devenir un meilleur humain.
Sur votre album, vous avez repris Ata ndele, une chanson d’Adou Elenga qui date de la colonisation, dans une version de Mayaula Mayoni. Ata ndele signifie « tôt ou tard, le monde changera ». C’est aussi votre message ?
Je voudrais que les Congolais se mettent cela dans la tête. Il y a une autre chanson où je dis que je n’ai jamais entendu parler d’une journée éternelle. Par conséquent, il n’y a pas de nuit éternelle. La vie est faite de cette dualité : la nuit n’est belle que par rapport au jour et vice versa. Il faut vivre au lieu de subir.
Quels sont vos projets ?
Mon prochain album, je le ferai avec un orchestre symphonique brésilien. Les Brésiliens m’ont mis dans la tête que ma manière de composer sied bien à un orchestre symphonique.
À quand un concert à Kinshasa ?
Je ne cherche pas à m’imposer à qui que ce soit. Si les Congolais ont besoin de moi et qu’il y a un piano, j’irai jouer à Kinshasa. Ce sera un grand honneur et un grand plaisir.
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Propos recueillis par Tshitenge Lubabu M.K.
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