Alpha Condé : « Qui oserait me donner des leçons de démocratie ? »
Remise en ordre du pays, relance de l’économie, situation politique… Le nouveau chef de l’État guinéen parle sans détour pour sa première grande interview. Volontariste et énergique, « sur tous les fronts », il promet « la fin de l’anarchie ».
Alpha Condé, 73 ans, a pris son job de président comme il a embrassé, un demi-siècle durant, sa vie d’opposant : à bras-le-corps. Levé à 6 heures, couché passé minuit, il enchaîne les audiences au palais Sékoutoureya puis, le soir venu, dans sa villa de Kipé, mange peu, se fait occasionnellement masser le dos et ne se sépare jamais de ses trois téléphones portables avec lesquels il gère des affaires qui, ailleurs qu’en Guinée, pourraient paraître des détails.
Les importations de riz asiatique par exemple : l’entendre négocier lui-même le prix de la prochaine cargaison attendue dans le port de Conakry – « Je veux tout sauf du riz de Birmanie : les généraux là-bas ne sont pas des gens sérieux » – est un grand moment. Mais aussi la distribution d’eau et d’électricité dans les quartiers, la marque des véhicules de fonction, les états d’âme de la Grande Muette, des imams et des petits changeurs de francs guinéens, les bagarres de féticheurs au fin fond de la Guinée forestière et, surtout, le travail de chacun de ses ministres. Pour ce faire, « le Professeur », ou « kôrô Alpha » (« grand frère Alpha ») dispose d’une capacité d’écoute et d’un réseau parallèle d’information impressionnants. Il fait tout, voit tout, se mêle de tout, concentre toutes les décisions et ne ménage guère son corps couturé de tant de batailles, de condamnations à mort et de séjours en prison.
Dimanche 15 mai, le voici qui pose le pied sur le tarmac de l’aéroport, de retour d’une épuisante tournée de VRP en Afrique du Sud, en Turquie et dans le Golfe. Aussitôt : bain de foule, puis meeting dans une salle surchauffée du Palais du peuple au cours duquel il prononce un long discours en trois langues, français, soussou et malinké (il ne parle pas le peul), avant de tenir une séance de travail avec les chefs de l’armée puis avec son Premier ministre. « C’est vrai, je suis sur tous les fronts », confie le président élu le 7 novembre 2010 avec 52,5 % des voix et investi il y a à peine cinq mois, « mais tout ici est à reconstruire ».
À l’image de Conakry, capitale en lambeaux de deux millions d’habitants menacée d’AVC par des embouteillages cauchemardesques, le pays entier peine à sortir d’un coma de cinquante ans. La démocratie, les droits de l’homme, la bonne gouvernance y sont des notions nouvelles derrière lesquelles affleurent toujours les tensions ethniques, la violence et la corruption. C’est à cette tâche herculéenne qu’à sa manière – solitaire, déterminée, tranchante, militante, brouillonne en apparence mais dans le fond plutôt méthodique et évidemment sujette à critiques de la part d’une opposition mordante qu’il accuse désormais de vouloir recruter des mercenaires – le camarade Alpha s’est attaqué à corps perdu. Et peu importe si son sommeil est peuplé de sacs de farine, de conteneurs de riz, de barils d’huile et de kilomètres de rails…
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Jeune Afrique : Vous attendiez-vous à trouver la Guinée dans un tel état ?
Alpha Condé : Un peu, oui. Mais j’ai tout de même été surpris par l’ampleur des dégâts. Exemple : la quasi-totalité des contrats passés par l’État en 2009-2010 a été surfacturée. Certains de 200 %. La Banque centrale de Guinée était au bord de la faillite, à cause de l’utilisation abusive des avances au Trésor. Plus grave : le gouverneur de cette même banque s’est permis d’émettre des billets non sécurisés, rendant impossible la détection de la fausse monnaie ! Toute notre économie est dans un état de déliquescence avancée. Un vrai désastre.
Depuis cinq mois, qu’avez-vous fait pour tenter d’y remédier ?
Première chose : enrayer la corruption en créant l’unicité des caisses de l’État. Tous les comptes auparavant dispersés entre divers pôles autonomes – port, mines, fonds routier, etc. –, dont les titulaires usaient et abusaient à leur discrétion, ont été rapatriés au ministère des Finances. Deuxième mesure : la Banque centrale ne fait plus aucune avance au Trésor sans contrepartie des recettes correspondantes. Troisième acte de rupture avec le passé : la suppression de l’impôt de capitation, extrêmement impopulaire, et la gratuité des soins pour les femmes enceintes. La réduction drastique du déficit budgétaire aussi, ramené de 13 % du produit intérieur brut à 2 %. La révision des accords miniers, scandaleusement désavantageux pour la Guinée. La création de bureaux de change agréés et l’interdiction du change sauvage et clandestin. J’en passe. Ici, le bouleversement est quotidien.
Vous avez renégocié, avec succès, plusieurs gros contrats conclus avec des géants miniers comme Vale et surtout Rio Tinto. Comment y êtes-vous parvenu ?
C’est très simple. Rio Tinto a revendu, en 2010, 47 % de ses actions aux Chinois de Chinalco sans en informer l’État guinéen, ce qui est en contradiction avec le code minier. Et cela d’autant que sa concession expirait en février 2010. Nous avons donc exigé et obtenu de Rio Tinto une indemnisation à hauteur de 700 millions de dollars, plus 15 % d’actions gratuites et 20 % d’actions payantes, soit 35 % au total. Je crois que c’est une première en Afrique. La négociation a été ardue dans la mesure où les groupes miniers avaient pris en Guinée de mauvaises habitudes – il leur suffisait de verser des dessous-de-table pour arriver à leurs fins. Désormais, ce genre de pratiques n’a plus droit de cité. Un nouveau code minier est en préparation. Quand il sera achevé, d’ici à juillet, nous discuterons avec les autres sociétés, dont Rusal, pour qu’elles s’y conforment. Un article essentiel y figurera : toute société qui se rendra coupable de corruption se verra contrainte de payer une forte amende. Dans les cas les plus graves, le contrat sera tout simplement annulé.
La Chine a octroyé des prêts très importants et à très bas taux à l’Angola et à la RDC en échange de concessions minières. Ce raccourci ne vous tente pas ?
Non. Nous dissocions les prêts des contrats. Le contraire n’est ni sain ni transparent.
Vous avez promis de faire des audits de la gestion passée et de poursuivre ceux qui ont détourné des biens publics. Où en êtes-vous ?
Pas de chasse aux sorcières, mais une volonté forte de clarifier les choses. Les présumés coupables seront convoqués devant la justice, ils se défendront, et les juges apprécieront. Des audits ont été effectués avant notre arrivée au pouvoir, d’autres sont en cours. Pour le reste, nous avons décidé de récupérer tous les biens – terrains, villas, immeubles – appartenant à l’État et indûment accaparés par d’anciens ministres. Idem pour les commerçants qui ont osé spéculer sur les dons étrangers : ils devront rembourser ou faire face aux rigueurs de la loi.
Quand vous critiquez les commerçants véreux, la communauté peule a l’impression que vous la stigmatisez…
À tort. Ce sont quelques commerçants ayant abusé de leur monopole d’importation de certaines denrées, le riz ou la farine par exemple, que nous visons. En aucun cas les Peuls dans leur ensemble. Il faut casser les monopoles. Je l’ai dit aux commerçants peuls et libanais, je l’ai dit aux paysans, aux artisans : dans la nouvelle Guinée, il n’y aura plus de privilèges indus. Si nous voulons produire ce que nous consommons et consommer ce que nous produisons, chacun doit être égal devant la loi.
Pourquoi avoir rendu publique la liste des quarante-deux plus gros débiteurs de l’État ? N’est-ce pas les désigner à la vindicte ?
Non. Avant de publier cette liste, nous avons donné un mois à ces gens pour qu’ils se mettent en règle, sous peine de voir leur nom étalé au grand jour. Certains l’ont fait et ont proposé à l’agent judiciaire des calendriers de remboursement. Nous en avons tenu compte et ils ne figurent pas sur la liste. Quant aux autres, ils ont pris leurs responsabilités. Ils ont pillé ce pays. Qu’ils assument.
En tête de cette liste, on trouve l’homme d’affaires Mamadou Sylla, qui, pourtant, vous a soutenu lors de la présidentielle de 2010. Il a dû être surpris…
Ce n’est pas moi qui ai confectionné cette liste, mais le ministère en charge des Audits et du Contrôle économique et financier. J’ai simplement dit : publiez-la, quelle qu’elle soit. J’avais d’ailleurs été clair à ce sujet pendant ma campagne en annonçant que je ferais tous les audits nécessaires. Lorsqu’il s’agit des intérêts du peuple et du pays, je n’ai pas d’états d’âme : je ne protège personne sous prétexte qu’il m’a soutenu.
L’Alliance Arc-en-Ciel, qui vous a porté au pouvoir, semble battre de l’aile. Certaines personnalités comme Lansana Kouyaté, Kassory Fofana, Mamadou Sylla bien sûr, s’estiment plutôt mal récompensés. Cela vous ennuie ?
Je ne m’occupe pas de cela, mais de l’application du programme sur lequel j’ai été élu. Le copinage et l’ethnocentrisme ne font pas partie de mes méthodes. Ceux qui sont d’accord avec moi me suivent. Les autres… Je me suis engagé devant le peuple, pas devant les politiciens, fussent-ils de mes alliés.
Pourtant, c’est bien d’ethnocentrisme qu’on vous a accusé entre les deux tours du scrutin présidentiel de 2010. Plus exactement, d’avoir joué la carte du « tout sauf un Peul au pouvoir »…
Écoutez. J’ai été longtemps président de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France [Feanf]. Je suis un militant de l’unité africaine. Ce n’est pas à mon âge que je vais commencer une carrière de tribaliste. Qui a mené une campagne ethnique ? Qui a dit « c’est notre tour », « c’est le tour des Peuls » ? Cellou Dalein Diallo. Beaucoup de leaders de cette communauté m’ont rejoint et m’ont soutenu, ce qui leur a valu d’être intimidés et menacés par mon adversaire. Moi, je n’ai jamais menacé un Malinké ou un Soussou parce qu’il avait rallié Cellou ! Sékou Touré était un Malinké comme moi, je l’ai combattu. Lansana Conté était un Soussou, je l’ai combattu. Mon combat n’est pas pour ou contre une tribu, il est pour la bonne gouvernance et contre ceux qui ont mis ce pays à genoux.
S’il a accepté le résultat de la présidentielle, Cellou Dalein Diallo répète que l’élection n’a pas été juste, qu’il a sauvé la Guinée de la guerre civile et qu’il ne collaborera jamais avec vous. Cela vous pose problème ?
Non. Parce que le problème ce n’est pas lui, mais l’eau, l’électricité, la pauvreté, l’autosuffisance alimentaire, bref l’essentiel. Je ne réagis pas à ce que dit ce monsieur depuis Dakar, quitte à ce qu’on me le reproche.
Lors de son bref retour à Conakry, le 3 avril, il y a eu de sérieux affrontements entre ses partisans et les forces de l’ordre.
Ses gens ont refusé de changer l’itinéraire de leur manifestation comme cela leur avait été signifié. La Guinée est devenue un État de droit, chacun doit s’y conformer. Le temps de l’anarchie, de la pagaille, des pierres jetées sur les voitures, c’est fini ! Le général français qui est venu nous aider à mettre en place le service civique pour les jeunes a été agressé et blessé dans son véhicule. C’est inacceptable. Alors oui, nous avons arrêté les casseurs. Désormais, nul n’est au-dessus des lois en Guinée.
Le 10 mai, c’est le domicile de Cellou Dalein Diallo qui aurait été perquisitionné en son absence par des militaires de la garde présidentielle. Pourquoi cet acharnement ?
Vous savez, le mensonge est chez certains Guinéens une seconde nature. Il n’y a jamais eu de perquisition, mais un problème interne à la garde personnelle de Cellou. L’argent qu’il distribue à ses hommes, dont certains sont des Bérets rouges, a été mal réparti, et l’un d’entre eux, mécontent, est venu exiger son dû les armes à la main. Tout ce qu’on a raconté dans les médias à ce sujet est faux. D’ailleurs, ce ne sont ni les agences de presse, ni les radios étrangères, ni les journaux, encore moins internet qui guident mes actions. Vous me connaissez suffisamment pour le savoir.
Tout de même. Quand la rumeur se répand, lors de votre récent voyage en Afrique du Sud, que vous vous y êtes rendu pour vous faire opérer en urgence, vous réagissez…
Oui, mais avec le sourire. Je sais que cela aurait fait plaisir à certaines personnes, celles qui vont voir les marabouts pour que je tombe malade. Si cela les amuse de dépenser leur argent pour rien… Je suis allé en Afrique du Sud à l’invitation du président Zuma ; de là je me suis envolé pour la Turquie, Dubaï, puis Abou Dhabi afin de vendre la destination Guinée aux investisseurs, le tout en une semaine. À peine revenu à Conakry, vous m’avez vu tenir une réunion publique. Je crois que le malade se porte plutôt bien, non ?
Quand auront lieu les élections législatives ? Apparemment, vous n’êtes pas pressé de les organiser. Or, selon les accords de Ouagadougou de janvier 2010, elles auraient dû se tenir au maximum six mois après la présidentielle, un délai déjà dépassé. Pourquoi ce retard ?
Elles auront lieu vers la fin du mois de novembre 2011. Mais je veux qu’elles soient le plus irréprochables possible. Il faut donc procéder à un nouveau recensement électoral afin que les paysans, dont beaucoup refusaient de s’inscrire sur les listes afin d’échapper à l’impôt de capitation, puissent le faire. Prenons notre temps, pour permettre à tous les Guinéens de voter et pour réduire au minimum tous les risques de fraude. Les cartes d’électeur et les cartes d’identité seront distribuées conjointement pour éviter les doubles inscriptions, le vote des mineurs et autres aberrations. Vous savez, les choses sont claires : je me suis battu pendant cinquante ans pour la démocratie dans ce pays et je n’ai aucune leçon à recevoir dans ce domaine de la part de ceux qui étaient de l’autre côté de la barrière. J’ai gagné la présidentielle face à des gens qui disposaient de soutiens financiers énormes. Aucun homme d’affaires ne m’a aidé. Je défie quiconque de prouver le contraire.
Vous êtes à la fois le chef de l’État et le ministre de la Défense, car vous avez voulu conduire vous-même la réforme de l’armée. Pendant un quart de siècle, les militaires guinéens ont pris de très mauvaises habitudes. Comment les en guérir ?
Je suis fier de l’armée guinéenne. Elle ne sort plus dans les rues, elle a accepté que toutes ses armes lourdes soient délocalisées à l’intérieur du pays, on ne la voit plus déambuler dans les bars en tenue ni tenir des barrages dans la capitale. Un programme de refonte est en cours qui prévoit notamment une réorientation du génie militaire vers les activités de développement.
Avec les principaux généraux, le 15 mai au palais présidentiel.
©Vincent Fournier/J.A.
Le problème de l’armée guinéenne aujourd’hui, ce n’est plus son comportement mais sa composition : il y a plus de gradés que d’hommes de troupe, et certains militaires sont d’active depuis – tenez-vous bien – 1952 ! Des mises à la retraite accompagnées s’imposent donc. Elles concernent pour l’instant 4 200 hommes et entrent dans le cadre général de l’assainissement de la fonction publique. Sachez qu’en à peine un mois d’enquête sur le terrain, 8 800 fonctionnaires touchant un double salaire et 1 000 fonctionnaires décédés dont les émoluments étaient toujours versés – et donc détournés – ont été détectés. Et sans doute n’est-ce là que la partie émergée de l’iceberg. Pour conclure sur l’armée guinéenne : le peuple n’en a plus peur. C’est un progrès décisif. Et elle se rend compte d’elle-même que la démocratie est la meilleure chose qui puisse lui arriver. Elle est à nouveau considérée, respectée, aimée.
Quelles sont vos relations avec votre prédécesseur, le général Sékouba Konaté ?
Je n’ai aucun contentieux avec le général. J’ai toujours dit et je répète qu’on lui doit les élections en Guinée. Certes, la gestion du pays lorsqu’il était président n’a pas toujours été au-dessus de tout soupçon. Mais Sékouba Konaté n’était pas Premier ministre et il ne cessait de dire : « Je ne suis pas un économiste, je signe tous les contrats que vous me présentez, mais vous vous expliquerez avec celui qui me succédera. » Il ne connaissait rien à ces histoires financières ou minières. Je ne le considère donc pas comme responsable de ces contrats léonins que nous remettons en cause aujourd’hui. Les vrais coupables, ceux qui ont guidé sa main, tentent de le dresser contre moi pour se protéger. Ils lui font croire que je le vise. À tort. Sékouba est sorti grandi de l’Histoire, je ne lui reproche rien et il le sait.
Vous avez rencontré le capitaine Dadis Camara à plusieurs reprises – la dernière fois le 7 avril, à Ouagadougou. Apparemment, il veut rentrer en Guinée et cette perspective vous gêne. Pourquoi ?
Beaucoup de gens parlent à la place de Dadis. Il n’a émis aucune exigence de ce type et je n’ai aucun problème avec lui. Il y a peu, certaines personnes ont voulu créer un mouvement pour le retour de Dadis Camara en Guinée. Savez-vous ce qu’il m’a dit ? « Il faut les faire arrêter, ils ne me représentent pas ! »
Dadis Camara est dans le collimateur de la Cour pénale internationale (CPI) pour sa responsabilité dans le massacre du 28 septembre 2009 à Conakry. Pour vous, c’est un vrai casse-tête…
Ce que je dis à qui veut l’entendre à ce sujet, c’est qu’il faut faire preuve de souplesse. La Guinée est fragile, elle sort de vingt-six ans de régime militaire, il faut être prudent, ne pas jeter des paroles en l’air.
Nous allons organiser, le moment venu, une conférence « vérité et réconciliation », je m’y suis engagé. Mais nous devons auparavant nous assurer que les Guinéens soient capables d’entendre et de pardonner.
Pour cela, des comités de sages et de religieux sont progressivement mis en place dans les préfectures afin de sensibiliser le peuple sur la nécessité de revisiter notre histoire et notre mémoire. Il n’y a pas eu que le 28 septembre, il y a eu Sékou Touré, le camp Boiro, les morts de la IIe République, etc. Tout cela incite à la circonspection, afin que l’exercice de réconciliation ne débouche pas sur son contraire : la haine et un surcroît de division.
La CPI entend-elle ce raisonnement ?
La CPI n’intervient que par défaut, quand la justice nationale ne joue pas son rôle. Ce qui, je l’espère, ne sera pas le cas.
Le franc guinéen ne repose plus sur grand-chose, et certains de vos pairs – Blaise Compaoré et Amadou Toumani Touré par exemple – vous recommandent d’intégrer la zone CFA. Comptez-vous suivre leur conseil ?
C’est un sujet délicat. Je ne me pose que les problèmes que je suis en mesure de résoudre. Pour l’instant, mon problème est de redresser l’économie et de rendre crédible notre monnaie.
Cependant vous n’écartez pas cette perspective…
Je vous dis que je m’attelle aux problèmes immédiats. Quand ils seront résolus, je réfléchirai au reste.
Le franc guinéen, c’est un peu un bijou de famille. Mais le bijou est passablement terni.
La monnaie concerne tout le peuple, c’est vrai, et toute décision la concernant doit être prise collectivement. Il faudra donc un débat national et c’est le peuple qui tranchera.
La polémique soulevée par la concession au groupe Bolloré du terminal à conteneurs du Port autonome de Conakry se poursuit. On vous reproche maintenant d’avoir accordé à Bolloré l’exclusivité sur l’ensemble des opérations portuaires, ce qui en fait de facto un monopole privé. Qu’avez-vous à répondre ?
Que tout cela est faux. Le directeur général du port a cru bon de signer avec le groupe Bolloré une convention d’assistance concernant la gestion du port autonome conventionnel et ce sans en informer le ministre des Transports. Quand nous nous en sommes aperçus, nous avons immédiatement annulé cette convention. Bolloré ne gère que l’activité conteneurs, le chemin de fer et un port sec, c’est tout. Pour le reste, il n’est même pas demandeur.
Vous vous êtes donné cinq ans pour sortir la Guinée de la grande pauvreté et assurer son autosuffisance alimentaire. N’est-ce pas ambitieux ?
Le meilleur plan de développement qui ait été conçu pour ce pays date de 1955. Il est l’œuvre du gouverneur français de l’époque, Roland Pré, qui, au sortir de la guerre d’Indochine, s’était juré de faire de la Guinée le grenier à riz de l’Union en remplacement du Tonkin. C’était donc possible. Par la suite, la paysannerie a été totalement abandonnée alors que la Guinée, comme l’avait bien perçu Roland Pré, est non seulement un scandale géologique mais aussi agricole.
J’ai conclu un pacte avec les paysans : l’État va les aider et ils vont produire jusqu’à l’autosuffisance et au-delà, afin que nous devenions exportateurs. Les sociétés étrangères sont les bienvenues si elles encadrent et soutiennent nos paysans, mais nous ne vendrons pas nos terres comme à Madagascar. Il faut que ce soit clair.
Comment relever un pays sans État ?
C’est tout le défi. Mais l’État guinéen renaît, on le voit chaque jour. Regardez l’aéroport Gbessia de Conakry. C’était un haut lieu de trafics et de rackets en tout genre. Aujourd’hui, l’ordre y règne. Autre plaie : le trafic de drogue, qui était organisé au plus haut niveau avec des hélicoptères venant de Guinée-Bissau. Désormais, avec l’aide technique des Américains et des Français, j’ai rattaché directement à la présidence la brigade antidrogue. Ils arrêtent jour et nuit des trafiquants et ne rendent compte qu’à moi. Sur un autre plan, nous sommes en train de payer tous nos arriérés auprès des organisations internationales et nous réglons les frais des ambassades, dont certains sont impayés depuis près d’un an. Je ne veux plus d’ambassadeurs guinéens clochards, à qui l’on coupe l’eau et l’électricité. C’est une question de dignité.
Vous êtes sur tous les fronts, vous voulez tout faire vous-même. Ne risquez-vous pas de vous épuiser rapidement ?
Je n’ai pas, pour l’instant, d’autre choix. J’ai un Premier ministre et un gouvernement qui travaillent, mais les mauvaises habitudes prises sont telles que je dois tout surveiller et tout vérifier. Je ne tolère aucune velléité de corruption, j’ai donc l’œil sur tout. C’est vrai que cela me fatigue, mais qui d’autre que moi peut mener cette bataille des mentalités ? Je ne gère pas des Guinéens venus de la planète Mars, je gère les Guinéens tels qu’ils sont.
« Je suis pour des solutions africaines excluant le recours à la force », aviez-vous dit à propos des crises ivoirienne et libyenne. Manifestement, vous n’avez pas été entendu…
Sur la Libye, ma position est celle de l’Union africaine : un cessez-le-feu suivi d’un débat national. Sur la Côte d’Ivoire, j’aurais préféré que la solution permettant au président élu Alassane Ouattara d’exercer son pouvoir soit purement africaine. Dans l’un et l’autre cas, notre incapacité à résoudre nous-mêmes nos problèmes est préoccupante.
Voir Laurent Gbagbo arrêté et filmé en maillot de corps, cela vous a choqué ?
Je préfère ne pas commenter cela.
« La Guinée est de retour », aimez-vous à dire. Mais la Côte d’Ivoire aussi. Comment exister à côté d’un tel voisin ?
Je ne me compare à personne. Je sais simplement qu’à la fin des années 1950 la Guinée était, de toutes les colonies françaises, celle qui paraissait promise au plus bel avenir. Nous n’avons pas su faire fructifier ce capital. Mais le capital est toujours là.
Vous n’êtes pas, chacun le sait, un homme d’argent. Mais que faites-vous pour éviter que votre entourage familial s’enrichisse indûment ?
Je connais ce risque et je sais que la famille est le talon d’Achille de beaucoup de chefs d’État. Aussi ai-je décidé, tous les Guinéens l’ont remarqué, que mon épouse vive dans un autre domicile que le mien. Elle est de Kankan, fief de nombreux gros commerçants malinkés, qui, tout naturellement, viennent lui rendre visite. Je ne veux pas que l’on dise que j’ai remplacé les commerçants peuls par des commerçants malinkés que je recevrais en catimini. Comme cela, les choses sont claires. Chez moi, je ne reçois que sur rendez-vous et vous n’y verrez pas d’hommes d’affaires.
Avec sa femme, Mme Condé Djènè Kaba, le 15 novembre, à Conakry.
©Youri Lenquette
Est-ce suffisant pour éviter les tentations, les influences ?
Vous voulez que je sois plus clair encore ? J’ai interdit à mon épouse de faire de la politique et des affaires. Le jour où elle m’apportera un dossier de faveur, je divorcerai sur-le-champ. Elle le sait et je l’ai dit assez fort pour que chacun le sache.
Il n’empêche : votre fils Mohamed serait, selon la rumeur, impliqué dans certains dossiers économiques…
C’est faux. Mon fils n’est pas un homme d’affaires ni un entrepreneur en quoi que ce soit. Il a fait des études aux États-Unis, il a travaillé au Brésil puis à Londres et il est revenu m’aider ici après le décès de mon frère. Je parle mal l’anglais, lui est anglophone, aussi lui ai-je demandé de me servir de traducteur et de suivre pour moi les dossiers de coopération avec l’Afrique du Sud de mon ami Jacob Zuma. Pour le reste, je n’ai aucun homme d’affaires dans ma famille et je ne donne de mandat à personne pour me représenter. Le temps des ambassadeurs itinérants exhibant des mandats de la présidence guinéenne pour se remplir les poches ou des trafiquants colombiens munis de passeports diplomatiques est définitivement révolu. Je reçois moi-même les investisseurs et tous savent que je suis incorruptible.
Dans cinq ans, à quoi ressemblera la Guinée ?
À ce qu’elle aurait dû être si nous avions réussi notre indépendance. Une Guinée avec des chemins de fer, des routes, des barrages, des logements sociaux. Une Guinée avec un nouveau Guinéen pour qui la valeur porteuse ne sera plus la magouille mais le travail. Une Guinée fière, débarrassée des mensonges, des jalousies et de l’autodépréciation. Avec l’aide de Dieu, le renouvellement des générations et le retour progressif de la diaspora, nous y parviendrons.
Vous ne rêvez pas un peu ?
Ce sont les rêveurs qui font avancer le monde.
Dernier livre lu ?
J’en ai lu un avant-hier dans l’avion de retour d’Abou Dhabi. Mais je ne vous dirai pas lequel.
Pourquoi ?
Laissez-moi une part de secret.
Même off the record ?
On se connaît depuis suffisamment longtemps. Vous savez bien que je ne crois pas au off avec les journalistes.
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Propos recueillis à Conakry par François Soudan.
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