Monde arabe : ils ont fait un rêve

Les révolutions en cours offrent aux Arabes une occasion historique de surmonter leurs différends pour enfin se regrouper dans une union politique. Sauront-ils la saisir ?

Par-delà les frontières, les peuples en révolte s’encouragent et se prennent en exemple. © Hasan Jamali/AP/Sipa

Par-delà les frontières, les peuples en révolte s’encouragent et se prennent en exemple. © Hasan Jamali/AP/Sipa

Publié le 25 mai 2011 Lecture : 5 minutes.

Bien que l’avenir soit incertain et que le danger continue de rôder à chaque coin de rue, la société arabe est peut-être en train de vivre une exaltante période de renouveau. Dans une euphorie contagieuse, les soulèvements populaires se propagent de pays en pays et offrent aux Arabes une occasion historique, comme il ne s’en présente que toutes les trois ou quatre générations. Il ne faut pas la gâcher. Beaucoup de sang a été versé – en Tunisie, en Égypte, en Libye, au Yémen, à Bahreïn, en Syrie et ailleurs –, mais, dans le même temps, du sang neuf a été injecté dans un système politique sénile et déclinant. Les méthodes de répression et de coercition, qui ont condamné les Arabes à la stagnation et au retard durant des décennies, sont en passe d’être abolies. Dans un élan irrésistible, le « pouvoir du peuple » a desserré l’étau des États sécuritaires. Les Arabes ont brisé leurs chaînes.

Dans toute la région, jeunes et moins jeunes sont unis par des aspirations longtemps réprimées. Partout, les mêmes exigences : liberté politique, perspectives économiques et, surtout, dignité. Par-delà les frontières, ils s’encouragent mutuellement, s’imitent. L’expérience des uns enhardit les autres. Les peuples arabes se font plus que jamais écho. La télévision par satellite et internet ont révélé des problèmes communs, rapproché le Maghreb et le Machrek, réveillant indéniablement un sentiment d’appartenance commune. Les réseaux sociaux tels que Facebook, YouTube et Twitter ont également joué un rôle fédérateur. Sans ces innovations, l’étincelle allumée en Tunisie par l’immolation d’un jeune marchand ambulant n’aurait peut-être pas mis le feu aux poudres en Égypte, laquelle, à son tour, a inspiré des révoltes en Libye, au Yémen, en Syrie et ailleurs.

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Exit l’autocratie

Mais quelque chose de plus profond est à l’œuvre. Avec l’effondrement des autocraties, la région semble connaître un nouvel épisode panarabe. Plus authentique que celui promu jadis par des leaders comme Gamal Abdel Nasser ou ses rivaux du parti Baas, ce panarabisme naissant est une union des peuples, et non celle de dirigeants au service d’ambitions géopolitiques, qui fut un échec. Le panarabisme populaire aura-t-il plus de succès ? La solidarité arabe sera-t-elle davantage qu’un slogan vide de sens ?

Dans les semaines et les mois à venir, les Arabes vont avoir l’occasion de retrouver une voix et une influence collectives, de surmonter leurs différends internes et de résoudre leurs conflits externes, de promouvoir leurs causes et de se débarrasser des prédateurs étrangers. L’occasion en somme de prendre en main leur propre destinée. Mais vont-ils la saisir ? De nouveaux leaders vont-ils émerger, inspirés par la volonté de conduire leurs peuples vers de nouveaux horizons, loin des impasses du passé ?

La dernière fois qu’un tel épisode s’est produit, c’était il y a un siècle, quand l’Empire ottoman fut défait lors de la Première Guerre mondiale. Après quatre siècles de règne ottoman, les Arabes avaient vu dans l’effondrement de l’empire l’occasion d’un réveil national. Ils avaient alors revendiqué la liberté, l’autodétermination et l’unité. Mais ce nationalisme arabe naissant fut brutalement anéanti par les ambitions impérialistes de la Grande-Bretagne et de la France, par la volonté du mouvement sioniste de fonder un État, mais aussi par les rivalités interarabes, qui restent à ce jour un facteur de faiblesse et de paralysie.

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Le bien commun

Les pères et les grands-pères de la génération actuelle se sont battus pour arracher leur liberté aux puissances coloniales : contre les Britanniques en Égypte, en Irak et au Yémen du Sud ; contre les Français en Syrie et en Afrique du Nord ; contre les Italiens en Libye ; contre les sionistes en Palestine. Mais la révolution actuelle vise surtout des « colons intérieurs ».

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La période postrévolutionnaire sera chaotique. Elle sera marquée par l’instabilité, par des querelles intestines féroces à l’heure où émergent de nouveaux partis et forces politiques, et par des tentatives de contre-révolution ici et là. Confrontés aux soulèvements populaires, les gouvernants en place vont inévitablement chercher à se défendre. Mais ils ne devraient pas négliger l’importance de cette nouvelle tendance. Plutôt que de la combattre, ils devraient l’épouser.

En ce moment historique, trois conditions doivent être réunies pour garantir le succès de la révolution arabe. D’abord, les pays du Golfe, jusqu’ici épargnés, hormis Bahreïn, par les soulèvements populaires, doivent lancer de profondes réformes et ouvrir leurs rangs aux citoyens ordinaires. Des institutions représentatives doivent être créées. Les Conseils de la Choura (ou les Parlements) doivent jouir de prérogatives réelles. Il faut mettre l’accent sur une gouvernance qui rende des comptes, juguler la corruption, mettre un terme aux arrestations arbitraires et aux brutalités policières. En un mot, le pouvoir doit être partagé et l’énergie populaire mise au service de la poursuite du bien commun.

Peut-être plus importante, la deuxième condition est un défi encore plus grand. Le sectarisme est la malédiction des sociétés arabes. Quelle importance cela peut-il avoir qu’un tel soit sunnite, chiite, alaouite, ismaélien, druze, chrétien ou musulman ? Les autorités politiques et religieuses de la région doivent à tout prix reléguer aux oubliettes les différences et les conflits communautaires. Ce qui importe vraiment, c’est que les Arabes – hommes et femmes, riches et pauvres, de quelque origine et croyance qu’ils soient – se considèrent et se comportent en citoyens arabes. Le temps est donc venu de lancer une union arabe fondée sur une citoyenneté commune, à l’instar de l’union que les Européens ont mis un demi-siècle à créer.

La troisième condition est d’admettre que la manne pétrolière n’appartient pas à une minorité d’Arabes privilégiés, mais à tous. Elle doit profiter à l’ensemble de la région. La générosité n’est-elle pas la vertu arabe cardinale ? Les pays privés de pétrole, ou qui en ont peu, ont besoin de l’aide de leurs frères mieux lotis. Sans puissance de frappe financière, la solidarité n’a aucun sens. De même que l’Europe de l’Ouest a injecté des milliards dans les régions les plus démunies d’Europe de l’Est après l’effondrement soviétique, les pays arabes qui se sont enrichis grâce au pétrole doivent de toute urgence venir en aide à leurs voisins les plus pauvres. Au moment où les cours du brut atteignent des niveaux records, il est scandaleux de constater qu’une grande majorité d’Arabes se débat pour vivre avec 2 dollars [1,39 euro, NDLR] par jour, parfois même moins.

Problème numéro un du monde arabe, le chômage des jeunes a été le vrai moteur de la révolution. Il faut créer une grande banque ou un fonds dédié à la création d’emplois dans la région et qui serait alimenté par les fonds souverains arabes. Des pays comme l’Égypte, la Tunisie, le Yémen, la Syrie et d’autres ont besoin d’une aide massive, bien gérée et bien orientée pour éviter de voir le mouvement démocratique s’effondrer et sombrer dans la désillusion et le désespoir. Car si tel est le cas, personne ne sera épargné.

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