Reggae : « African vibration »
Inventé sur une terre d’esclavage et porteur d’un message de paix et de liberté, le reggae ne pouvait qu’essaimer en Afrique. Bien qu’influencé et transformé par les rythmes locaux, il reste le véhicule d’une pensée rebelle.
Bob Marley, 30 ans déjà…
Zone 4C, dans le sud d’Abidjan. Alors que la ville se remet difficilement des affrontements des derniers jours, le Parker Place, le temple du reggae, a rouvert ses portes. Dans cet antre sombre, où plane un épais nuage de fumée, l’air conditionné peine à rafraîchir l’atmosphère. Étudiants, ouvriers ou cadres d’entreprises, portant des chemises de marque comme des tee-shirts ornés de feuilles de cannabis, viennent communier tous les soirs au rythme du reggae.
Parfois le poing levé, souvent les yeux mi-clos, cette foule hétéroclite reprend avec ferveur les refrains des chansons. Jusqu’au bout de la nuit, le groupe qui officie, les Wisemen, interprète les morceaux les plus célèbres des grands du reggae. Bien sûr le légendaire Bob Marley, U-Roy, IJahman… mais aussi Alpha Blondy et Lucky Dube, deux précurseurs africains du genre inventé dans les Caraïbes.
S’il a mis du temps à se faire une place en Afrique francophone, ce mélange de ska, de calypso et de soul, né en Jamaïque, s’est très vite adapté au désir de liberté des peuples du continent. Bob Marley, icône mondiale de cette musique, personnage charismatique disparu dans l’élan de la jeunesse, prônait dans ses chansons l’unité africaine, le retour aux sources et à la terre d’origine, l’Afrique. « Unis-toi Afrique, car nous quittons Babylone, nous retournons à la terre de nos ancêtres » (« Africa Unite », 1978) ; « Chaque homme a le droit de décider de sa destinée, main dans la main nous vaincrons les obstacles » (« Zimbabwe », 1979) ; « Tant qu’une idéologie placera une race au-dessus de l’autre, ce sera la guerre partout » (« War », 1976). Dans ce dernier titre, le reggaeman reprend une partie du discours de l’empereur Haïlé Sélassié Ier à la tribune de l’Organisation des Nations unies, en 1963. Le monarque éthiopien est un dieu vivant pour les rastas, et son pays, la terre promise, n’a qu’à peine été foulé par les pieds impurs des Babyloniens.
Babylone
En ce milieu des années 1970, la fièvre des indépendances est passée. La jeunesse des anciennes colonies françaises d’Afrique occidentale fait l’amère expérience de la pensée unique et perd ses illusions sur la liberté promise par ses nouveaux dirigeants. Le transfert est vite fait : dans les esprits, le capitalisme se substitue à Babylone et le pouvoir devient synonyme d’oppression. « Qu’ils soient africains ou jamaïcains, les jeunes aspiraient à vivre en paix et dans la dignité sur un continent prospère », explique Hélène Lee, spécialiste du reggae et auteure de plusieurs ouvrages sur la question. Des artistes comme l’Ivoirien Alpha Blondy et le Sud-Africain Lucky Dube incarnent cette génération de « jeunes » en révolte. Ils se sont emparés du reggae et y ont insufflé leur propre culture, leur identité, pour lui donner une vraie saveur africaine.
« Pour nous qui aimions le reggae, Alpha Blondy a été une vraie révélation, se souvient l’Ivoirien Tiken Jah Fakoly. Nous avions un nouveau prophète, quelqu’un qui nous montrait que le reggae pouvait se chanter dans nos langues à nous. Et pour moi qui composais en dioula sans oser le montrer, ça a été le déclic. » De fait, en 1982, lorsque le jeune Alpha Blondy sort son album Jah Glory (1982) – sur lequel figure « Brigadier sabari » (« Pitié brigadier », en dioula) –, le reggae francophone est encore balbutiant. Pour la première fois, les mélomanes découvrent que cette musique en provenance de Jamaïque peut prendre une couleur locale. Sur cet album où la plupart des chansons sont en dioula, parlé aussi bien en Côte d’Ivoire, au Mali qu’au Burkina, le succès est immédiat. Et si son premier album donne à Alpha Blondy un statut de précurseur, le troisième, Apartheid Is Nazism (1985) le positionne comme un véritable leader d’opinion. À l’instar de son idole, Bob Marley, le reggaeman ivoirien dénonce les « crimes » de Babylone et de l’oppresseur blanc. Le Sud-Africain Lucky Dube (assassiné en 2007) est déjà censuré dans son pays lorsque sort son deuxième album reggae, Slave (1987), qui le fera connaître hors de son pays. Une renommée que la barrière de la langue n’empêche pas. « Up with Hope », « Different Colors », « Prisoner »… chacun de ses titres dénonce l’apartheid et fait de lui une icône de la lutte contre le régime.
Depuis, le reggae africain s’est enrichi du son de la cora, du balafon ou de la sanza. Il s’exprime dans toutes les langues : wolof, mooré, swahili, arabe… « Aujourd’hui ce reggae est écouté en Chine, aux États-Unis, partout dans le monde, s’enthousiasme Tiken Jah Fakoly. Ce qui montre que l’essentiel, c’est avant tout le message : paix et unité. » Un discours tellement universel qu’il a fait des émules jusque dans des pays où la culture est aux antipodes de celles des anciens esclaves africains de Jamaïque. Au Japon, Han-Kun donne dans le reggae/ragga. Le Marocain Momo Cat, installé en Finlande, se laisse aller à des envolées vocales arabisantes. Jah Division, en Russie, donne dans le reggae roots, tout comme le groupe chinois Long Shen Dao…
Signe de sa richesse et de son ouverture, le reggae a évolué en une multitude de styles et de genres. En Afrique aussi, où la relève, talentueuse, créative, enthousiaste, ne cesse d’innover. Une nouvelle génération de reggaemen doués émerge peu à peu. Élie Kamano et Abdoul Jaabar en Guinée, Dread Maxim, Black African Positive au Sénégal, Kajeem et Fadal Dey en Côte d’Ivoire, Jah Verity au Burkina, Ras Dumisani en Afrique du Sud… Comme leurs précurseurs, ils dénoncent les inégalités du système, la corruption, la privation des libertés. « C’est comme si les choses n’avaient pas changé d’un pouce, que Marley avait déjà tout vu et tout dit il y a trente ans, analyse le reggaeman guinéen Abdoul Jaabar. Et notre rôle, c’est de dénoncer tous ces travers jusqu’à ce que les choses changent. » Ne pas abandonner le combat contre Babylone, en quelque sorte.
Contre-pouvoirs
Dénonciation et rythmes enlevés, le cocktail finit par payer. Le Bénino-Burkinabé Jah Verity a animé les premières parties de Tiken Jah Fakoly lors de sa dernière tournée. Pour son dernier album, Rasta Government (sortie le 13 mai), le Guinéen Takana Zion s’est offert le luxe d’un enregistrement à Kingston, en Jamaïque, accueillant sur son album un invité de marque, le roi du dance hall Capleton.
Les artistes se veulent contre-pouvoirs et souhaitent participer aux progrès de leur pays. En revanche, si le succès est au rendez-vous, difficile pour eux de vivre de leur art. « Malheureusement pour ces jeunes, ils émergent au moment où l’industrie musicale connaît une crise sévère aggravée par le développement de la piraterie, se désole Tiken Jah Fakoly. Pour vivre, ils sont parfois obligés de combiner boulot et petits concerts. » Ce qui ne semble pas toujours leur poser de problème. « Je ne m’en plains pas, déclare Jah Verity. Jusqu’à présent, j’arrive à boucler mes fins de mois. Et grâce à Dieu, je fais la chose que j’aime le plus au monde : du reggae. »
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