Pendant ce temps, à Tripoli…
Après deux mois de bombardements de l’Otan et cent jours d’une insurrection armée désormais encadrée par des conseillers militaires occidentaux, Kadhafi est toujours là.
Tripoli, 2 mai 2011, cimetière Hani. Quelque deux mille Libyens sont venus assister aux obsèques de Seif el-Arab, 28 ans, le fils le plus jeune du "Guide", tué dans la nuit du 30 avril au 1er mai, comme son épouse et trois de ses nièces et neveu (la fille d’Aïcha, celle de Hannibal et le fils de Mohamed), par un bombardement aérien de l’Otan. En tête de la foule en colère, la famille est presque au complet. Tradition musulmane oblige, Aïcha et sa mère, Safia, n’assistent pas aux funérailles. Mouammar Kadhafi n’est pas là – il viendra se recueillir sur la tombe de Seif el-Arab le surlendemain –, ni son fils Khamis, 35 ans, patron des troupes d’élite, accaparé par "le champ de bataille". Hannibal et Saadi ont la mine défaite. Seif el-Islam, en tenue traditionnelle, semble le plus affecté. "Il est clair que l’opération visait à assassiner le dirigeant de ce pays" déclare Moussa Ibrahim, porte-parole du gouvernement, qui assure que le "Guide" et son épouse se trouvaient dans la maison bombardée. Khaled Kaïm, vice-ministre des Affaires étrangères, a assuré, le 4 mai, que "le leader va bien". Une information confirmée par Leon Panetta, directeur de la CIA, sur la chaîne américaine PBS. "Nos cibles sont de nature militaire. Nous ne visons pas les individus", affirme, de son côté, le général canadien Charles Bouchard, commandant en chef de Protecteur unifié, nom de code de l’opération que mène l’Otan au nom de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU.
Le pilonnage quotidien du complexe militaire de Bab el-Aziziya, qui abrite, au cœur de Tripoli, la résidence de Kadhafi, vise, selon le général Bouchard, à "perturber et détruire la chaîne de commandement des forces qui continuent de s’en prendre aux populations civiles, et ce conformément au mandat de l’ONU". La maison de Seif el-Arab abritait-elle un centre de commandement militaire ? Rien n’est moins sûr. Le jeune homme résidait depuis cinq ans à Munich, où il était inscrit à l’université. Menant grand train – bien qu’on ne lui connaisse pas de frasques –, il n’était pas réputé proche des cercles du pouvoir. Il a quitté Munich le 24 février 2011, une semaine après le début de l’insurrection armée en Cyrénaïque, pour rallier Tripoli et rejoindre ses parents à Bab el-Aziziya. Sa mort et celle d’un de ses neveux et de deux de ses nièces seront probablement "instrumentalisées" par un Kadhafi plus coriace que prévu et qui, bien qu’ayant perdu aux yeux de la communauté internationale tout statut d’interlocuteur en vue d’une solution politique, peut encore compter sur quelques soutiens intérieurs et extérieurs. Le pays a beau être sous blocus naval et aérien (même les avions de la compagnie Afriqiyah sont cloués au sol, au grand dam des capitales africaines qu’elle dessert) et en proie à la guerre, le "Guide" tient encore le choc. Pour combien de temps ?
Posture de victime
Après celles du sinistre Moussa Koussa, ex-chef de la diplomatie, et de l’africaniste Ali Abdessalam Triki, les défections semblent s’être arrêtées. Quant à celle de son homme de confiance et cousin, Ahmed Gueddaf Eddam, elle est sujette à caution depuis que le Conseil national de transition (CNT, direction politique des insurgés basée à Benghazi) le soupçonne d’organiser, depuis son exil cairote, le soutien logistique aux troupes de Kadhafi. On peut imaginer que les défections se sont raréfiées à la suite de pressions sur les familles de responsables politiques et militaires du régime, mais il est indéniable que le facteur tribal est plus favorable au "Guide" qu’on ne le prétend. Kadhafi n’a pas perdu l’appui des tribus, notamment en Tripolitaine et dans le Fezzan. Au lendemain de la mort de son fils, la télévision nationale a diffusé des images montrant des chefs tribaux venus à Bab el-Aziziya présenter leurs condoléances au colonel. Selon Abdelkader Ghouqa, ancien ambassadeur à Beyrouth, aujourd’hui numéro deux et porte-parole du CNT, ce soutien s’explique par les nombreuses pertes parmi les soldats et officiers loyalistes issus de ces tribus. "Sans parler des victimes civiles, dégât collatéral des bombardements de l’Otan", ajoute Aïcha Kadhafi dans une lettre ouverte au peuple français rendue publique le 29 avril… la veille de la mort de sa fille.
Le fait d’être une cible de l’Otan ("après son bureau, son fils", scandait la foule lors de l’enterrement de Seif el-Arab) confère à Kadhafi, aux yeux des chefs tribaux, le statut de victime plutôt que celui de bourreau. L’intervention étrangère conforte la propagande du "Guide", qui dénonce les visées coloniales de Paris, Londres et Washington. Un discours qui rencontre un écho auprès des chefs de tribu, de plus en plus agacés par la multiplication des appels du CNT à l’Otan pour qu’elle intensifie ses bombardements.
Officiellement, la Jamahiriya ne dispose pas d’une armée, mais d’une structure paramilitaire baptisée Chaab el-Moussalah ("le peuple en armes"). Mais il existe un corps d’élite chargé de la sécurité du « Guide » et des sites stratégiques, notamment les structures de stockage de carburant et de produits alimentaires : la brigade Khamis, du nom de son commandant, Khamis Kadhafi. Contrairement à une idée largement répandue, la brigade Khamis (autour de 15 000 hommes bien entraînés et équipés) n’est pas engagée directement dans les affrontements contre les insurgés, sans doute pour être préservée. Pour la guerre, Kadhafi a choisi de faire appel aux 300 000 miliciens du Mouvement des comités révolutionnaires (MCR), dirigé par le tristement célèbre Ahmed Ibrahim. S’agissant d’un conflit caractérisé par une guérilla urbaine et un front éclaté, le MCR est bien plus efficace qu’une armée régulière. Aux miliciens d’Ahmed Ibrahim s’ajoute un flot ininterrompu de mercenaires, évalué à 6 000 hommes. On compte parmi eux de nombreux « chiens de guerre » venus notamment d’Europe de l’Est, mais l’essentiel des "combattants étrangers de Kadhafi" est d’origine subsaharienne. Ils se sont engagés aux côtés du héraut des États-Unis d’Afrique plus par conviction que par veulerie.
La carte africaine
Autre moyen pour Kadhafi d’entretenir le soutien des tribus : assurer les services dans les agglomérations sous contrôle des loyalistes. De l’aveu de Khaled Kaïm, le colonel passe plus de temps à vérifier l’efficacité de l’administration dans l’approvisionnement des grandes surfaces et des stations-service qu’à s’informer sur l’évolution de la situation militaire. Mais les stocks stratégiques baissant à vue d’œil, Kadhafi devra préparer son opinion aux pénuries à venir.
À l’extérieur, le "Guide" compte, une nouvelle fois, sur le continent africain pour retrouver son statut d’incontournable "parrain". Opposés à l’intervention étrangère, l’Union africaine (UA) et son Conseil de paix et de sécurité (CPS) préconisent l’arrêt des bombardements de l’Otan, un cessez-le-feu entre les belligérants et l’instauration de couloirs humanitaires. Un point de vue que défend le Jordanien Abdelilah Khalil, envoyé spécial de Ban Ki-moon en Libye. Le soutien des instances panafricaines est loin d’être négligeable. D’autant que, depuis le 1er mai, l’Afrique du Sud de Jacob Zuma, qui a eu des mots très durs après le bombardement de la maison de Seif el-Arab, a pris la présidence en exercice du CPS, succédant au Rwanda de Paul Kagamé, seul chef d’État africain à avoir cautionné l’intervention de l’Otan en Libye.
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