Les excentriques : miroirs du monde

Frivolité ? Peut-être, mais pas seulement. Écrivains et plasticiens mettent au centre de leur œuvre ce que la société tient à l’écart. Un acte engagé.

Publié le 1 avril 2011 Lecture : 5 minutes.

Vous avez dit excentrique ?
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Vous avez dit excentrique ?

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« J’aime les personnages qui sortent de l’ordinaire, dépassent les limites de la réalité et naviguent entre le comique et le désespoir », explique l’écrivain Alain Mabanckou. Dans African Psycho, il se frotte avec humour à la perversité de son antihéros, Grégoire Nakobomayo, un carrossier orphelin qui cherche à être le « fils spirituel » d’Angoualima, le plus célèbre serial killer du pays. Mais n’est pas assassin qui veut… Grégoire Nakobomayo, doté d’« une culture qui ressemble un peu à de la mayonnaise mal tournée », cherche dans le crime un sens à sa vie ratée. Il est un excentrique parmi d’autres, qui aspire à exister via sa bizarrerie.

Démesure

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« Dans la littérature africaine, analyse Alain Mabanckou, plusieurs écrivains portent l’excentricité à son sommet dans leurs œuvres. Je pense à Sony Labou Tansi avec Martial ou le dictateur opiniâtre dans La Vie et demie, mais aussi à cette écriture qui, elle-même, devient excentrique. Je pense aux personnages d’Ahmadou Kourouma, en particulier à Fama dans Les Soleils des indépendances. Mais on peut aller au-delà et citer certains auteurs que nous devrions lire ou relire : Williams Sassine et son Mémoire d’une peau ou le Togolais Sami Tchak, Places des Fêtes et La Fête des Masques… »

Dans son roman paru en 1979, Sony Labou Tansi recourt en effet à la démesure et à la caricature pour décrire le système dictatorial. Les personnages sont traités avec un goût prononcé pour l’énormité, le débordement, la frénésie… « Il suffit de regarder autour de soi, explique Alain Mabanckou. L’excentrique est présent dans les sociétés africaines, comme avec les partisans de la Sape [Société des ambianceurs et des personnes élégantes, NDLR] au Congo. »

Africains en kilt

Les sapeurs ou l’extravagance dans l’élégance. Un sujet qu’Alain Mabanckou évoque dans Bleu Blanc Rouge et qui a aussi fasciné le jeune photographe brazzavillois Baudouin Mouanda. « Je voulais porter un autre regard sur l’Afrique. Les sapeurs ne sont pas seulement des gens bien habillés. Ils sont apparus après les guerres civiles et sont porteurs d’un message : “Nous avons la chance d’être en vie, profitons-en !” Ils jouent avec les codes occidentaux, en portant des vêtements de l’ex-colonie, mais en apportant leur touche dans l’agencement des formes et des couleurs. Enfin, ils défilent pour se faire plaisir, mais aussi pour distraire le public. Leur originalité a un rôle social. Ils apportent de la gaieté, de la joie, de l’amusement quand ils passent dans les quartiers. Pour moi, c’est un art », explique le photographe, qui revient d’un voyage en Écosse pour enquêter sur le kilt, qu’aiment à porter les sapeurs africains…

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« Les sapeurs sont porteurs d’une philosophie de vie. Lorsqu’ils s’affrontent, c’est à coups de vêtements et de démarches, pas avec des armes… Ils inventent leur propre langage. » Les sapeurs font partie de la vie brazzavilloise : on les voit aux mariages, aux enterrements, et le 15 août, jour de fête nationale, la journée n’est pas pleine tant qu’on ne les a pas vus défiler…

S’habiller de couleurs flashy, se faire remarquer, c’est aussi le credo des Smarteez, ces jeunes Sud-Africains qui, à Jozi, bousculent les codes vestimentaires occidentaux et jouent avec leur « africanité ». La photographe Nontsikelelo Veleko, dite « Lolo », s’est intéressée à eux. Contrairement à Baudouin Mouanda, qui capte les sapeurs en mouvement, Lolo a choisi de faire poser ses modèles, en pleine rue. En ressort une série où la joyeuseté le dispute à une certaine fierté et confiance en soi. « J’ai voulu les photographier, car ils étaient perçus par la société comme “anormaux”, précise-t-elle. Les Smarteez sont des personnalités individuelles partageant un intérêt commun pour les vêtements qui se démarquent. Je me suis rendu compte que la façon dont je percevais la beauté était très différente de celle de mon voisin. C’est pour cela que j’ai appelé mon travail “Beauty is in the Eye of the Beholder” [“La beauté est dans l’œil du spectateur”, NDLR]. »

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Caméléon

Le travail de cette jeune artiste, née en 1977, questionne la construction de l’identité. Son projet « Not Black Enough » (« Pas assez noire »), lancé en 2002, est d’ailleurs la réponse directe à ceux qui la trouvent trop pâle pour être sud-africaine… Et elle se définit elle-même comme un « caméléon ». « Un artiste se regarde lui-même et il est un reflet de la société. »

Autre caméléon, qui se sert de son corps pour évoquer cette thématique identitaire : le photographe camerounais Samuel Fosso. Sa série « Tati », notamment, est un exemple marquant de travestissement, qui lui a valu d’être comparé à Cindy Sherman. Le voilà au cœur de ses mises en scène fantaisistes, lui qui, « né en pleine guerre », n’a « pendant longtemps pas pu fixer un objectif en face ». « Je n’avais pas d’amis, et la photo a aggravé ma solitude », avoue-t-il. Qui s’est donc inventé des amis et des visages. L’image la plus exubérante de la série est sans doute Le Chef (qui a vendu l’Afrique aux colons), mais son goût pour le déguisement va plus loin, lui faisant endosser costumes d’hommes comme de femmes (La Femme américaine libérée, La Bourgeoise).

Le travesti, voilà bien une figure dont les artistes africains ont encore du mal à s’emparer. Synonyme de bizarrerie pour les uns, de déviance pour les autres, il ne laisse pas indifférent. Si l’écrivain togolais Kossi Efoui l’évoque dans son dernier livre, L’Ombre des choses à venir, c’est par petites touches impressionnistes. Son narrateur découvre le monde souterrain des « girly boys », « maquillés jusqu’à la pointe du faux cil, grandis par des chaussures dont ils faisaient claquer les hauts talons sur la piste de danse ». Dans le roman, les girly boys sont des sortes de résistants (aux lois, à la dictature, à la guerre, au pessimisme et au qu’en-dira-t-on). « L’excentricité est le remède aux grands désespoirs », disait Nabokov, dont la phrase résonne jusqu’au travail de la photographe sud-africaine Zanele Muholi, qui a réalisé en 2007 la superbe série « Miss D’vine ». Cinq images construites autour d’un homme habillé en femme, perdu dans le bush sud-africain, à la frontière des deux sexes. Entre affirmation de soi et soif de reconnaissance.

Anticonformisme

Car c’est là tout l’enjeu des excentriques : trouver leur place dans des sociétés qui tolèrent mal la différence, l’écart à la normalité. Comment assumer son originalité, sa fantaisie ? Les artistes se posent forcément cette question. Car l’anticonformisme, c’est aussi ce que l’on attend d’eux. « Être excentrique, c’est se démarquer, émerger de la foule, pour réclamer une place. On peut le faire notamment dans sa façon de s’habiller, résume Lolo. C’est important, pour une société, de compter des excentriques. Car ce sont eux qui nous montrent des choses que nous prenons généralement pour acquises. Comme la liberté. » 

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